En se levant ce matin-là, Kitty était bien loin de se douter de ce qui allait lui arriver. Elle avait décidé de profiter de son jour de congé pour aller visiter ce nouveau Londres. Elle qui aimait déjà l'animation qui caractérisait celui d'où elle venait, découvrir le nouveau visage de sa ville chérie l'enchantait. Après avoir longuement erré dans les rues, elle se sentit tout de même un peu perdue. Bien sûr, les choses avaient bien changé. Elle discernait des bâtiments familiers malgré leur nouvel aspect. Les grandes demeures de chaque côté de la route, les escaliers pour y accéder et surtout les grilles en fer forgé qui les séparaient, tout cela Kitty le reconnaissait. Mais tout semblait si différent. Les pavés avaient disparu pour laisser place à un goudron lisse qu'elle entrapercevait entre deux voitures. Les voitures justement, ça c'était une nouveauté. Enfin, elle en avait bien vu les prémices à son époque et s'attendait à ce que ce véhicule rencontre rapidement un succès, mais elle restait stupéfaite des progrès faits en la matière et de leur omniprésence dans la rue.
En passant dans Baker Street, l'ex-souricette eut un sourire en voyant la statue à l'effigie de Sherlock Holmes. Ainsi l'équivalent humain de son ami détective était célèbre ? Voilà qui ferait sûrement réagir Basil. Basil, à ce propos où était-il ? Elle n'avait encore rencontré aucun habitant du Semi-Londres mais cela ne voulait pas nécessairement dire qu'elle était la seule à avoir fait le voyage jusqu'à ce monde-ci. Etait-il arrivé la même chose à son rival ? S'était-il retrouvé lui aussi dans ce monde nouveau ? Si tel était le cas, il chercherait sûrement à rentrer et mieux vaudrait rester à distance. Non, Kitty n'avait aucune intention de reprendre sa vie de souris. Ce monde lui plaisait et elle espérait s'y installer définitivement.
Lasse de voir ces rues si familières et pourtant si différentes défiler, - et sans doute aussi un peu confuse – la jeune artiste se dirigea vers le centre historique de Londres qui, elle en était certaine, n'aurait que très peu changé. C'est d'ailleurs pour cette raison que son choix s'arrêta finalement sur Big Ben. Depuis leur construction à son époque, la cloche et son horloge avaient toujours été un monument important pour la ville, alors elle pouvait être certaine qu'elles n'auraient pas tellement changé. Et l'idée de voir une image de son Londres à elle la rassurait un peu. Elle se faufila parmi la foule et s'avança presque jusqu'à pouvoir la toucher. Elle était encore plus belle que dans ses souvenirs. Elle aperçut un petit groupe de personnes prêtes à monter au sommet et elle les aurait volontiers suivi, mais un panneau près d'eux indiquait que seuls les citoyens britanniques disposant d'une autorisation spéciale pouvaient s'y rendre. Et dans sa situation, elle ne pouvait pas devenir citoyenne et encore moins obtenir une dérogation. Un peu déçue, la souricette fit demi-tour et bouscula accidentellement un homme.



Kitty ▬ Excusez-moi Monsieur, je...

Elle s'arrêta net au milieu de sa phrase en apercevant l'homme. Il était grand, avec une carrure imposante – à se demander comment elle avait pu ne pas le voir – mais surtout sil lui semblait familier. Elle examina discrètement ses traits sans les reconnaître mais quelque chose en elle lui hurlait qu'elle connaissait cet homme... Et très bien, peut-être même trop.

Kitty ▬ Au risque de passer pour une folle... Est-ce que nous nous connaissons ?

Le moins que l'on puisse dire c'est que cet homme était un rustre. Qu'il ait râlé lorsqu'elle l'avait bousculé était compréhensible ; qu'il se montre agressif elle passait encore. Après tout il était peut-être lui aussi plongé dans ses réflexions et avait pu être surpris, mais qu'il réponde de façon aussi désagréable à une simple question était de trop. Kitty sentit la colère monter et une soudaine envie de montrer à cet homme sa façon de penser se manifesta. Elle envisagea de rétorquer par une réplique bien sentie comme elle savait si bien le faire avant de se raviser. Il n'en valait pas la peine.  Elle se contenta de jeter au rustre son regard le plus méprisant avant de tourner les talons. Elle n'allait pas laisser un homme d'une telle vulgarité gâcher sa journée. Et elle ne gaspillerait pas une minute de plus de son temps pour lui. Et tant pis si cela lui déplaisait, après tout elle n'avait aucune raison de se plier à ses volontés. Il n'était qu'un sombre inconnu qu'elle  ne reverrait jamais, du moins l'espérait-elle.

Et de toute façon elle avait dû se tromper. Elle ne pouvait pas connaître un rustre comme lui, pas ici. Dans son autre vie, quand elle travaillait encore dans les bas-fonds de Londres pour le Professeur Ratigan, c'était son quotidien. Mais ce temps était révolu. Elle était une femme respectable maintenant et elle comptait bien ne jamais renouer avec ce genre d'individus. Ignorant royalement l'homme qu'elle avait laissé un peu plus loin, elle se remémora avec satisfaction le chemin qu'elle avait parcouru. Rien d'avant sa rencontre avec Basil ne lui manquait. Ou plutôt presque rien. Bien qu'elle refuse catégoriquement de se l'avouer, la jeune chanteuse repensait encore parfois à son mystérieux employeur d'autrefois. C'était un personnage si complexe. Parfois violent et taciturne, cruel avec ses hommes de main qu'il sacrifiait sans le moindre remord. Parfois attentionné et délicat, comme lorsqu'il veillait à ce que l'artiste soit en sécurité dans son établissement, et ce malgré la présence de souris fières de leur condition de bandits et chez qui l'alcool provoquait parfois regards lubriques et mains avides. Si seulement les hommes de cette époque avaient encore cet égard et cette attitude de gentleman dont le Professeur avait su faire preuve avec elle par le passé. Mais le monde – et les gens – avaient bien changé, comme ce rustre de tout à l'heure le lui avait prouvé.

Kitty laissa ses pensées là où elles étaient et se consacra de nouveau à Big Ben. Ce serait tout de même dommage de ne pas y monter. N'y avait-il vraiment aucun moyen ? Après tout, la jeune souricette avait toujours fait preuve d'une certaine habileté et d'une grande discrétion lorsque la situation l'exigeait. Il serait bête de ne pas en tirer profit. Et puis un papier d'identité, peut disparaître à une telle vitesse.
La jeune artiste se décida et retourna près de la queue au pied de la tour, celle où les gens patientaient pour aller visiter l'horloge. Elle scruta les visages un moment jusqu'à trouver une cible lui ressemblant assez pour être crédible. Sans l'air de rien, la souricette se faufila près d'elle et glissa sa main dans son sac entrouvert pour en tirer un portefeuille. Elle allait s'éloigner nonchalamment pour récupérer les papiers d'identité - et l'autorisation qui logiquement devrait se trouver au même endroit – mais elle sentit un regard posé sur elle. Elle leva les yeux et son sang ne fit qu'un tour. Sur toutes les personnes présentes sur la place, il fallait que le seul témoin de son geste soit le rustre de tout à l'heure. Et vue la façon dont s'était déroulé l'échange tout à l'heure, il ne faisait aucun doute qu'il ne lui ferait pas de cadeau. Kitty allait devoir courir, et vite. Ou trouver un moyen de convaincre cet homme de se taire.

L'espoir de Kitty de convaincre le rustre d'oublier son geste s'envola avant même qu'elle n'y ait sérieusement songé. Le « diable » comme il se désignait lui-même avait visiblement bien l'intention de lui nuire, et de savourer chaque seconde le pouvoir qu'il venait d'acquérir sur elle. Tous les sens en alerte, elle l'observait, prête à fuir. Ou à l'accuser s'il venait à la dénoncer ? Pourquoi pas, entre une jeune femme au visage faussement apeuré et un grand homme à la mine patibulaire, les choses pourraient vite tourner en sa faveur. Sans compter le fait que Kathleen était une actrice, changer d'émotion en un instant a longtemps été son quotidien. C'était risqué si la dame à qui elle avait dérobé son bien se manifestait, mais cela restait une option envisageable.

Tandis qu'elle réfléchissait, l'homme avait réduit la distance qui les séparait et était maintenant tout près d'elle. Kitty déglutit, et voulut reculer d'un pas lorsqu'il fut trop près. Mais se ravisa. Son hésitation, pourtant presque imperceptible, n'avait pas échappé à son détracteur, elle en était persuadée. Pourtant, contre toute attente, il abandonna la carte des menaces pour une stratégie plutôt inattendue. En effet, sa voix se faisait maintenant mielleuse, caressante, comme s'il cherchait à la séduire. Attendait-il quelque chose d'elle ? Peut-être exigerait-il de sa part des « faveurs » contre son silence. La souricette frémit intérieurement. Elle avait déjà été confrontée à ce genre de situations, mais s'était toujours débrouillée pour en ressortir sans ternir son honneur. Et elle espérait bien continuer ainsi. L'homme était maintenant assez près d'elle pour la toucher, et la foule dans son dos coupait à Kitty toute échappatoire. Elle releva la tête, le défiant du regard et sentit sa colère monter à la vue de cet horripilant sourire narquois qu'il arborait. Doucement, il posa sa main sur le portefeuille que Kitty tenait toujours. Ou du moins, essaya-t-il. La jeune artiste avait vivement retiré sa main pour la laisser hors de portée. Il était hors de question qu'il parvienne ne serait-ce qu'à la frôler. Elle planta ses grands yeux dans ceux de son détracteur et lui rétorqua sèchement que ce qu'elle cherchait ne le concernait aucunement.

Bien entendu, ce genre de réactions épidermiques n'était absolument pas la réponse idéale à la situation. Et en temps normal, Kitty aurait sans aucun doute tiré parti de cette ouverture et serait rentrée dans le jeu, avant de retourner la situation à son avantage. Mais bien qu'elle refuse catégoriquement de se l'avouer, la souricette était terrifiée. Cet homme avait quelque chose de brutal, de dangereux et pire encore de malsain. Et elle aspirait qu'à remettre rapidement le plus de distance possible entre lui et elle. Il fallait couper court à la conversation, et vite.

Kitty ▬ Qu'attendez-vous de moi ? 

Jamais, ou presque elle n'avait été aussi directe. En temps normal, elle aurait monté un stratagème ingénieux pour le pousser dans ses retranchements. Le forcer à dévoiler ses intentions, mais peut-être à cause de la peur, peut-être parce qu'elle sentait cela inutile, peut-être encore pour une autre raison, Kitty perdait quelque peu ses moyens et que cela l'inquiétait d'autant plus.