Boum boum dans les oreilles.
Oliver n’aime pas ces soirées. Trop bruyante, trop grouillante. Mais Callum et les autres ont insisté. Allez, c’est peut-être la dernière soirée avant qu’on soit trop occupé à réviser ! Pression sociale qui l’a fait céder. Il n’a pas eu le courage de s’inventer une excuse de dernière minute. Pas cette fois.

Il n'est venu que pour regretter.
Cela fait un petit moment maintenant, que ses amis l'ont abandonné sur ce coin de canapé. À l'autre bout de la pièce, Oliver peut les voir rire autour d'un jeu d'alcool. Lui, à l'écart, fait semblant d'être occupé sur son téléphone. Seulement, il n'a aucun message à lire, aucun ami à contacter. Le gamin se contente de faire défiler tik-tok après tik-tok, pour oublier son malaise.

Jusqu'à ce qu'une voix le fasse sursauter. « Oliveeeer ! » Quelqu'un vient s'échouer à côté de lui et Oliver, il se sent un peu mourir en découvrant sa binôme de français alcoolisée : Millie, tout sourire. « Tu fais quoi ? » L'écran devient noir. « Rien. » Millie est proche. Beaucoup trop proche. Alors, Oliver se décale, tout doucement. En vain. Chaque centimètre gagné est aussitôt grignoté par l'adolescente. Le petit jeu continue, jusqu'à ce que son épaule ne rencontre un mur. Bloqué. Oh non. Son genou touche le sien. Ses pieds aussi. Et le reste de son corps. Qu'est-ce qu'elle fait ? « Pourquoi t'es tout seul ? Tu veux pas venir jouer ? » Non répond-il d'un mouvement de tête gêné. Paniqué.

Elle est gentille, Millie. Pourtant, ce soir, elle lui semble étrange, à le coller autant. À le fixer autant. Les oeillades nerveuses qu'il jette dans sa direction ne trouve que ses yeux bruns, là, tout près. Des yeux trop grands. Trop brillants. Combien de verre a-t-elle bu ? « T'es sûre q-q-que ça va ? » qu'il articule enfin. « Oh oui. Je vais trèèèès bien. » Pas lui. D'un regard angoissé, Oliver cherche ses amis.
Personne n'est là pour répondre aux SOS lancés par ses iris.

Silence.
Figé, Oliver attend, prie. Pitié, qu'on le laisse. Mais Millie prend ses aises. Il voudrait la repousser. Construire un mur entre lui, elle, et tous les invités. Est-ce qu'elle s'est encore approché ? Il a l'impression qu'elle s'est encore approchée. Quand sa tête brune vient trouver son épaule, c'est son corps tout entier qui se crispe. Qu'est-ce qu'elle fait ?? « Tu sais, c'est moi qui a demandé à Chloe d'inviter Callum, pour que tu viennes aussi. Je suis contente que tu sois là. » Oliver pourrait presque être touché, s'il n'était pas en train de paniquer. Millie est proche. Beaucoup, beaucoup trop proche. Promiscuité qui lui tord l'estomac. Du coin de l'oeil, il voit avec terreur sa main remonter jusqu'à son torse pour s'y poser. Qu'est-ce qu'elle fait ?! « Wow, mais ton coeur bat grave vite ! » Ça la fait sourire. Pas lui. Parce que son coeur est en train d'exploser. Qu'il sent qu'il pourrait vomir l'alcool qui l'a ingurgité, là, maintenant.

Il y a un blanc tétanisé à la place de ses pensées, à la place de toutes les choses qu’il devrait dire. Pardon, je me sens mal, je vais prendre l’air. Excuse moi, j’ai du mal à respirer, est-ce que tu peux te pousser un peu s’il-te-plaît ? Faut que je bouge, et si on allait voir le jeu ? Prisonnier de son esprit angoissé, il ne voit pas l’attaque arriver. Il ne fait que la sentir. Le rouge de ses lèvres contre sa joue. Terrible contact qui se déplace dangereusement vers sa bouche.
What
the
fuck.
Qu’est-ce qu’elle fait ?!?!
Oliver se lève. Brusquement. Coupe Millie dans son mouvement. Elle relève des prunelles confuses quand il bafouille : « Désolé, je d-dois aller au t-toilette. » Il déglutit. « Ça va ? » Non. « Oui. » « T’es sûr ? T’as pas l’air bien. » Oui. Non. Euh. « Je- » Rien.

Fuite.
Vite. Jusqu’au toilette.
Par chance, c’est libre.
La porte claque derrière lui.
Panique qui a explosé d'un coup.

Inspirer, bloquer, expirer, le tout en quatre temps. Il a du mal. Putain. Il va vomir. Il va pleurer. Il va mourir. Il va vomir ET pleurer PUIS mourir. Il faut qu’il sorte. Il faut qu’il rentre. Il ne peut pas avoir une crise de panique, pas ici, pas maintenant. L’angoisse a pris le dessus sur la raison, elle ne le laisse plus de place à la réflexion. Elle ne lui inspire plus qu’une seule idée en tête : partir. Les mains tremblent lorsqu’elles sortent son téléphone.

qpadon jee peuw tappelezr ?

Envoie-il a Mally. Il a un peu bu, Oliver, assez pour que ses doigts dérapent sur son écran. Trop tard, le message est parti. Merde. Panique. Vite, l’adolescent tente de se corriger, une, deux, trois fois, uniquement pour décliner la faute. Merde. Tant pis. Il va l’appeler.

« Allo… ? » Respire. « Est-ce q-q-que tu p-peux venir m-me chercher s’il te p-plaît ? » supplie-t-il entre deux inspirations. « Les gens sont trop b-b-bourrés et, euh… je c-crois que y a de la d-drogue. » À vrai dire, il n’en sait rien. « Je m-me sens pas b-bien, je p-peux- je peux pas rester, j’ai b-bu, je p-p-peux pas rentrer seul. » Panique qui marque sa voix au bord des larmes.

Toc, toc. De l’autre côté de la porte, une voix s’élève. « Oliver ? Ça va ? » Toc, toc. Millie. Elle aussi, ne peut pas le voir dans cet état. Personne. « Oui oui. » Non. À l’aide. « Tu p-p-peux venir s’il te p-plaît ? » répète-t-il dans son portable, plus paniqué que jamais.

Impression de fin du monde.
Flight or fight response.
L’alarme dans le vide.

Trop longues minutes où le corps atteint son pic de panique. Cinq, dix, quinze. Plusieurs fois on est venu frapper. Plusieurs fois on lui a parlé. Il n’a pas écouté, trop concentré sur sa respiration, à chercher un air impossible à trouver. Ça va aller, Mally arrive.

Et puis, l'épisode se dissipe un peu, assez pour que les voix de ses amis lui parviennent : « Oliver ! Mec t'es mort ? T'inquiètes si t'ouvres pas, je défonce la porte pour te sauver ! » Kevin. « Non. Arrête. » Et Callum. Depuis combien de temps est-il ici ?

Inspirer, expirer, tourner le verrou. À sa plus grande horreur, c'est un public miniature qui l'attend de l'autre côté. Un chaos de parole se mêle à la musique déjà trop fort et Oliver, il n'a plus qu'une idée, se retrancher là d'où il vient.

Mec j’ai cru t’étais en de train de mourir !
Ça va ?
Mec, meurs pas, je t’aime trop pour ça frérot !
(Bougez ça fait dix ans que j’attends pour pisser !)
Faut qu’on l’allonge ! (non) Position fœtale ! (Arrête) Y A QUELQU’UN QUI SAIT FAIRE LES TRUCS DE PREMIER SECOURS ICI ?
Kevin ta gueule putain !
Non mais stop, laissez le respirer là !
Il s’est passé quoi ?
Euh… Je crois que je vais béger les gars.
Je sais pas, on était sur le canapé et d’un coup il était mal. Non mais laisse je m’en occupe, tu ferais mieux de gérer l’autre-là.

Insupportable brouhaha. Les yeux rouges de larmes et de honte fuient, incapable de supporter les regards inquiets. « J’ai b-b-besoin d’air. » qu’il finit par couiner.


La nuit est fraîche. Son genou tressaute. La faute au froid ou à l'angoisse ? Un peu des deux. Près de lui, des pas. Clac clac des talons dans l'allée. Millie l'a suivie. Oliver n'a pas besoin de détourner son regard du bitume pour la deviner à ses côtés. « Je vais rentrer. » il lui souffle, comme pour la dissuader. « Oh. On vient te chercher ? » Hochement de tête. Oui. « Ok, je vais attendre avec toi alors. » Pas de réponse. Il ne sait pas quoi dire, désarmé par cette gentillesse tantôt étouffante, tantôt rassurante. « Tiens, je t'ai pris ça, ça va te faire du bien. » Bouteille d'eau glissée entre ses paumes. Oliver en bois quelques gorgées avant de lui rendre. Geste furtif durant lequel les mains s'effleurent. « Oh mais t'as les mains gelées, donne. » Sans attendre sa réponse, ses deux paumes viennent emprisonner la sienne, frictionner pour réchauffer. Oliver la laisse faire, malgré la nausée, malgré le cœur battant. Au fond, passé la tension initiale, le contact n'est pas si désagréable. C'est peut-être le seul qu'il puisse tolérer. En fermant les yeux, Oliver peut revoir une autre époque, un autre lieu, et Rox, sa main dans la sienne pour l'empêcher de trop s'oublier dans sa panique.Il lui manque.

Inspirer, bloquer, expirer, le tout en quatre temps.
Et les minutes passent.

Lentes. Muettes. Il fait bien morne sur ce bout de trottoir comparé à la bonne humeur qui, par éclat de voix, s'échappe de la maison. Silence pesant, gênant, que Millie s'oblige à briser de temps en temps : Il fait vraiment trop froid, je suis deg que l'été soit passé si vite. et C'est ouf comment tu m'as fait peur, ça m'a fait décuver direct, je suis même plus bourrée ! ou T'aurai dû voir Kevin tout à l'heure, il a fait des déclarations d'amour à tout le monde. De vaines invitations à la conversation jetées en sa direction.

Enfin, une voiture. Mally est là. Bientôt, tout ira mieux.
« Bonjour Madame ! » D’un même élan, ils se relèvent. Trop vite. Autour d’eux, le monde se met à tanguer. Curieuses secondes où leurs mains se séparent pour mieux s’écraser ailleurs, en quête d’attache. « Wow ! » Elle s’est accrochée à son avant-bras, tandis que ses doigts à lui, ont atterri sur son épaule. Ils sont retirés aussitôt que son équilibre le lui permet.

Malaise, épisode un.

Ça serait le moment pour lui de parler. D'expliquer. De rassurer. Mais rien ne sort de sa gorge trop serrée. (Mal)heureusement, Millie prend les devants : « Vous inquiétez pas Madame, tout va bien, je crois qu'il a été malade, alors je lui ai donné de l'eau. Ça va mieux maintenant, non ? » Oui. Mais les œillades lancées à Mally trahissent une toute autre réponse : elles lui hurlent des envies de fuite. La main de Millie est toujours là, posé sur son bras. Doucement, Oliver s'écarte.

Malaise, épisode deux.

Il la sent trop proche, craint de subir une nouvelle attaque d'affection. « Tu m'envoies un sms quand t'es rentré, hein ? » Oui. Depuis combien de temps n'a-t-il pas répondu autrement qu'avec sa tête ? Trop longtemps, sûrement. Alors, il force un « D'accord. » hors de ses lèvres suivies d'un « Merci. » tout aussi difficile.

Malaise, épisode trois.

Il ne sait pas comment lui dire au revoir. Faute d'idée, il lève une main hésitante, signe timide avant de s'engouffrer dans le taxi. On s'attache, on démarre. C'est fini.

De l'autre côté de la vitre, la maison s'éloigne, Millie aussi, silhouette abandonnée sous un lampadaire. Vision qui ne lui apporte pourtant aucune libération. La culpabilité pèse trop sur sa poitrine pour ça. « Pardon de t'avoir fait faire tout ce chemin. » souffle-t-il. « J'étais pas m-m-malade. Y avait trop de monde, j'ai p-paniqué, je me suis enfermé et tout le monde a c-commencé à s'inquiéter... » Il déglutit. « Je savais que j'aurai pas dû y aller. » Les signes étaient là, avant même qu'il ne quitte sa chambre. Appréhension, agitation, tension. Plus d'une fois dans la journée il s'était surpris à rédiger un message d'excuse sur son téléphone sans pouvoir se résoudre à l'envoyer. « Je t'ai p-pas réveillé j'espère ? » qu'il demande, inquiet. Oh, faites que non. Parce qu'il sait à quel point le sommeil de Mally est aussi capricieux que le sien. Il n'est pas rare que tout deux se croisent aux petites heures de la nuit, victimes d'un cauchemar ou d'une insomnie.

« C'est pas grave Oliver. Si je suis venu te chercher, c'est parce que je le voulais bien et que je tiens à toi. » Oliver acquiesce, la gorge nouée. Il s'en veut, parfois, d'avoir sans cesse besoin d'être rassuré. Mais les paroles et les gestes de l'adulte ont leurs effets : le coeur se tranquillise un peu.

Sa tête finie par s'écraser doucement contre la vitre. Les yeux se ferment : il lui semble qu'il pourrait s'endormir. C'est faux. La tête est trop pleine des mots de Mally au sujet de Millie. Se pourrait-il qu'elle l'aime bien ? ... Pourquoi ? Qu'est-ce qu'elle peut bien lui trouver ? Non, vraiment, c'est étrange. Il espère que Mally se trompe.

Une fois arrivée à destination, Oliver se contente de suivre Mally à l'intérieur du bâtiment, impatient de rentrer chez lui, de se laisser choir sur son lit. Seulement, ce n'est pas vers le portail qu'elle se dirige, mais vers une table. Il ne comprend pas immédiatement. « Viens ici, je voudrais te parler de quelque chose. » Un frisson dans les veines. Une alarme dans les prunelles. « Maintenant ? » il demande et quelques oeillades anxieusement jetées autour de lui ajoutent : Ici ? Ça doit être important. Urgent. Il s'assoit, la respiration troublée. « Oliver, je vais te poser une question et je veux la vérité. » Et déjà les yeux se dérobent.

C'est sa chambre.
Mally a eu le malheur d'y mettre les pieds, de constater le laisser-aller, le linge et les feuilles partout où l'oeil se pose.
Est-ce qu'il a bien lavé son bol de céréale ce matin ?

C'est ses notes.
Elle a trouvé ses copies d'Histoire de l'année dernière, les plus catastrophiques, celles qu'il a soigneusement glissées entre deux polycopiés dans son porte-vue.
Est-ce qu'il les a assez bien caché ?

C'est lui.
Il a fait tomber sa gourde hier, vers trois heures du matin, simple choc que le silence nocturne a élevé au rang d'explosion.
Est-ce qu'il a fait trop de bruit ?

C'est son historique internet.
Elle a vu les pages et les pages consultées au sujet des crises cardiaques et de la cardiophobie, et maintenant elle se pose de sérieuses questions.
Est-ce qu'il a coupé son ordinateur avant de partir ?

Ridicules hypothèses.
Sous la table, le genou n'en fini plus de sauter, mouvement nerveux qui fait grincer la chaise. Insupportable. Alors, l'adolescent finit par ramener ses jambes contre son torse. Un Oliver plus sobre se serait fait violence pour ne pas se recroqueviller autant sur lui-même, ne serait-ce que par crainte d'abimer le siège avec ses chaussures. Mais l'alcool l'empêche d'y songer. L'esprit est déjà bien assez occupé. « Ça fait plusieurs fois que je sens l'odeur de cigarette sur toi. » Oh non. « Tu fumes ? » tombe comme une sentence. Merde. Le coeur a chuté de plusieurs étages. Merde, merde, merde, merde.« Non. » qu'il ment aussitôt dans un réflexe, expédient de la panique. La bouche est plus téméraire que le reste de son corps qui, déjà, cède à la pression. Celle de la honte sur sa poitrine, de la morale sur sa conscience, du regard de Mally sur sa personne, de ses bras autour de ses genoux. C'est trop, Oliver plie, craque, regrette, le regard fuyard.

Il ne peut pas mentir. Pas à Mally. À quoi bon? C'est trop tard, elle sait. S'enfoncer dans un mensonge ne ferait qu'aggraver sa déception. Et il en a si peur, Oliver. Plus encore que de la colère et les remontrances. « Oui. P-pardon. Désolé. » finit-il par se reprendre, plus couinement que confession. « Le d-dit pas à Clawd. » il se presse d'ajouter, et l'aveux est complété. Ou presque. Parce qu'il continue, Oliver, la langue déliée par la boisson et l'angoisse qui l'oblige toujours à vouloir se justifier : « Mais juste après les c-cours... avec Stram... » C'est elle, qui lui a mis sa première cigarette entre les doigts. Il l'a imité, la tête pleine de fausses illusions, en quête d'un poison capable d'apaiser ses tensions. Les essais innocents se sont mués en habitudes. « Et en soirée parfois... Qu'une fois par jour. Ou deux. Mais pas le week-end, et jamais à la m-maison. » Trop risqué. « J'ai l'impression q-que ça m'aide avec... Tu sais... le stress et... » Une main se lève pour accompagner ses paroles, désigner dans l'air toutes ces choses invisibles sur lesquels il n'a pas le courage de mettre des mots. « Tout le reste. » Il y aurait beaucoup à lister. « Mais dis rien à Clawd s'il te p-plaît, surtout qu'il a arrêté et... » Une montée soudaine d'émotion le force à prendre une pause. Les prunelles se sont perdues sur les étagères à sa droite, font mine de contempler les livres, trop peureuses pour affronter Mally. Angoisse de découvrir une lueur déçue dans son regard. De se mettre à pleurer. « J'ai pas envie de le d-décevoir lui aussi. » Il n'a pas les mots, pour dire à quel point cette idée l'effraie. Une terreur à l'origine de tous ses mensonges. Oliver préfère vivre avec ses secrets, plutôt que de risquer ne pas être à la hauteur de leurs espérances. Espérance dont il ne sait rien, au fond, dont il invente tout. Mais lui qui passe son temps à se décevoir, comment imaginer ne pas désappointer les autres ? « Pardon. » Il les aime tellement, Clawd et Mally, Oliver aurait aimé être mieux pour eux.

« Merci de me dire la vérité, je suis contente de voir que nous pouvoir encore nous faire confiance. » Les mots enferment son cœur dans un étau. Soudain, Oliver veut tout lui révéler. Les résultats catastrophiques, la véritable raison de sa panique, cette histoire idiote de cardiophobie qui lui bouffe certaine de ses nuits, toutes les choses qu'il tait et qui le font pleurer. Il pourrait. Il devrait. Mais la gorge est si serrée, et l'envie de sanglot si grande, il exploserait s'il osait vomir tous ses secrets. Pas maintenant.
Et puis, est-ce mentir que de ne rien dire ?

« Je ne peux pas dire si je suis déçue ou seulement triste que tu en viennes à t'empoisonner pour avoir l'impression de te sentir mieux. » Lui aussi, ne sait pas. Déception ou tristesse ? Laquelle l'effraie le plus chez ses tuteurs ? Oliver ne sait pas. Déception ou tristesse ? Dégoût, peut-être.

Elle est si douloureuse, la boule qui l'étrangle, l'empêche de parler. Oliver ne peut qu'écouter et acquiescer, muet face à Mally et ses paroles chargées de toutes les vérités qu'il connaît. Les risques, l'illusion, la dépendance... Il aurait aimé pouvoir s'en sortir seul, ne pas avoir besoin d'aide extérieure pour s'extirper de sa prison mentale. Seulement, c'est dur, trop dur parfois, de vivre avec lui-même.

« Mais bon, à ton âge, je ne peux pas décider à ta place, seulement te conseiller. » Elle ne sait pas que lui ne demande que ça. Qu’on décide à sa place. Qu’on lui épargne cette spirale folle dans laquelle se jette ses pensées chaque fois qu’il s’agit de décider. C’est ça qui est bien, avec Stram : elle endosse ce rôle de décisionnaire qu’il craint tant. Sans choix, pas de mauvaise décision.
Il n’arrive jamais rien à ceux qui ne font rien.
Et c’est bien, rien.

Mally se lève et Oliver l’imite. « Je vais arrêter. » souffle-t-il sans promettre. « Mais… Je sais pas c-comment faire… Pour me sentir m-mieux sans m-m-m’empoisonner, comme tu dis. » Confession honteuse. Oliver n’a jamais su. Il y a eu d’abord les anxiolytiques et autres psychotropes, procuré par les soins du service de protection de l’enfance américain. La tête lui tournait à l’époque lorsqu’ils les prenaient, qu’importe, il regardait sa vie défiler sans lui et somnolait dans un monde de coton. Et puis on l’avait extirpé du système, changement de pays, changement de tuteurs, sevrage forcé lorsque les médicaments avaient fini par s’épuiser ; alors Oliver était allé jusqu’à se blesser pour purger ses pensées et tout oublier, remplaçant la science par la violence. Peut-être le ferait-il encore s’il n’avait pas été aussi bien entouré. À côté, la cigarette et ses effets invisibles ne lui avaient pas semblé si terribles.
Logique stupide.

Le retour à Paris est silencieux, peut-être trop. Son mutisme est traître, il laisse deviner l'encombrant flot de pensées que la conversation vient de soulever. Discussion qu'Oliver se répète encore. « Tu avais besoin de quelque chose avant de rentrer ? » Non. Enfin... « Quand tu parlais des trucs naturels, tu penses à quoi ? Parce qu'à part des trucs homéopathiques ou de la Weed je- » Une présence dans son dos. Un sursaut.

Oliver s'est retourné dans un bon pour découvrir une jeune femme, inconnue surgissant du néant, véritable apparition. C'est bien la première fois qu'il surprend un autre voyageur dans cette pièce. Il en aurait presque oublié que ce lieu est fréquenté par toute une petite communauté.

Oliver s'écarte un peu pour laisser la rousse passer, les doigts encore crispés sur le tissu de sa veste où ses mains sont venus s'accrocher dans un élan angoissé.

Mais l'autre ne bouge pas. Du haut de ses talons, elle les toise, d'un de ces regards appuyé face auquel Oliver ne peut que s'écraser. Le visage se détourne, chauffé par ses billes bleues qu'il sait posées sur eux. Le cœur s'emballe à l'idée d'être autant observé. Pire, jugé. Et il ne sait soudain plus quoi faire de lui-même, de ses bras, de ses jambes, quelle position adopter, que faire pour que sa nervosité ne se laisse pas deviner. Du coin de l'œil, il guette chez sa tutrice un mouvement, un regard, n'importe quel signe qui en silence lui dira : viens, on y va.

Les secondes s’étirent, plus longue qu’elles ne le sont vraiment, avant que l’inconnue ne les libère du silence : « Il me semble que j’ai quelque chose qui vous appartient. » Quoi ? Il ne comprend pas. Œillade chargée de confusion jetée en direction de Mally ; Est-ce qu’elle la connaît ? De toute évidence, oui. « Je suis désolée. C’était pathétique et stupide de ma part de vous voler ce bracelet. » C’est difficile d’empêcher les réactions de se frayer un chemin jusqu’à ses traits. Malgré lui, les sourcils se froncent, parlent à la place de ses lèvres : what the fuck ? disent-ils silencieusement. Ses phrases sont déclamées d’une voix si atone qu’Oliver en est troublé. Quelle émotion est-il censé deviner derrière ce ton-là ? Ne pas savoir l’angoisse. «  Le bracelet est dans ma chambre. Si vous voulez bien m’attendre une minute, je reviens. » Et sur ces mots, elle s’avance et les dépasse. Les yeux n’osent pas la suivre. Ils ne se relèvent que pour voir la porte se refermer derrière elle. « Tu l’as c-connais ? » qu’il demande aussitôt, tout bas, comme si les murs pouvaient le trahir. « C’est qui ? » Peut-être ne devrait-il pas se montrer aussi curieux. Il l’est, pourtant. L’esprit un brin alcoolisé a presque oublié la précédente conversation, il mouline à la recherche d’un lien entre sa tutrice et l’étrangère. Une idée, comme une lumière. Les yeux s’écarquillent soudain : « ...Attends, c’était avec elle l’histoire de l’embrouille à Hyde P-p-park l’année d-dernière ? » Mais non ! Cette fille tout apprêtée ? Contre Mally ? Il peine à se l’imaginer.

La scène se dessine et gagne en détail, les mots de Mally comme coup de pinceau toujours plus précis sur un tableau insolite. Vol de bracelet, dispute à quatre voix... Wow. Oliver ne trouve rien à commenter, les yeux écarquillés par le film que ce récit inspire à son imagination ensuquée. C'est étrange, de se dire que cette fille au visage vide d'émotion a pu monter deux autres personnes contre Mally pour mieux s'en tirer avec son vol. Est-ce le remord qui la poussait à se racheter ? Qui sait. Ça n'en restait pas moins bizarre. « Pour en revenir à ce que nous parlions avant d'être interrompu, je vais faire comme si tu n'avais pas mentionné la weed... » Oups. Note mentale : Mally est cool, mais peut-être pas si cool. Quel idiot, sa gaffe le gêne, si bien qu'il n'ose regarder que le vide tandis que sa tutrice continue de déballer des vérités.

Mally a (encore) raison, Oliver le sait. Seulement, il ne peut s'empêcher de rêver à d'autres solutions, moins naturelles, plus immédiates ; à un nouveau médicament avec des doses adaptés, simplement pour l'aider à mieux fonctionner. Le verrait-on comme un échec ou une faiblesse, s'il réclamait à nouveau ce genre d'aide ? Il faudrait retourner consulter pour cela, une décision effrayante.

L’esprit occupé par ces pensées, il voit la rousse revenir sans l’entendre. Son geste et bref, aussi froid que le merci qu’elle reçoit de la part de Mally. Quelques secondes et la voilà disparue. Ok.

Elles ont été rares, les fois où Oliver a pu voir la colère de Mally; l'adolescent lui connaît plutôt ses qualités protectrices et sa bienveillance de tutrice. Il en sait pourtant assez pour savoir qu'il ne vaut mieux pas la compter dans ses ennemies. Alors, que l'inconnue privilégie une fuite discrète, l'adolescent peut bien le comprendre. Lui aurait fait de même.
Quelle histoire. Et quelle soirée.

De retour à l'appartement, il respire, envahi par le bien-être de se savoir enfin chez soi après une longue soirée. « M-merci encore d'être venue me chercher. » Sur ses mots, une pause, Oliver ne s'éclipse pas de suite, hésitant. Le corps reste dans l'attente d'une étreinte que la raison refuse de lui offrir. Non, tu te fais trop vieux, laisses l'adolescent se persuade, lui qui pourtant s'endort encore une peluche entre les bras. Un « Bon je vais aller me coucher, b-bonne nuit. » est soufflé avant qu'il ne disparaisse dans sa chambre.

Quand il s'échoue sur son lit, c'est déjà épuisé par l'idée des efforts à venir : se changer, se brosser les dents... Répondre à ses sms. Plusieurs s'entassent dans sa messagerie, dont un de Molly. Grimace. Un message vocal. Il n'en a jamais été fan, Oliver. Lui leur préfère les textos, ceux qu'il peut discrètement lire depuis l'écran des notifications sans pour autant laisser d'indice vu à ses contacts. Le volume au minimum, il écoute :

Heey je voulais juste savoir si ça va et si t’étais bien rentré, bisouuus

Oui, je suis chez moi les pouces écrivent, se questionnent; que dire de plus, quel emoji approprié ? Il ne sait pas, se décide finalement à ajouter un merci d’avoir été là tout épuré. Soupir.

C'est dans le silence, avec son plafond comme seule vision, que les pensées se font le plus bruyant. Elles le forcent à remonter le fil de sa soirée, jusqu'au moment où des impressions de mourir se sont fait sentir.

Pourquoi cette réaction ? Pourquoi ne s'est-il pas laissé faire ? Juste pour voir, enfin comprendre ces choses qu'il retrouve si souvent dans la bouche de ses amis, plutôt que de passer son temps à faire semblant. Non, ça aurait été une erreur, et s'il embrassait mal ? Et s'il s'était étouffé dans sa panique ? Et si l'angoisse l'avait rendu malade ? Et si ça n'avait rien eu de merveilleux ?

Ou au contraire, et si ça l'avait été, merveilleux ? Et si ce simple geste avait suffi à vider son esprit pour le laisser goûter à l'instant présent ? Et s'il avait terminé la soirée la tête sur son épaule et la main dans la sienne ? En avait-il seulement envie ? Oliver n'en est pas certain. Pas avec Molly en tout cas. Ni avec aucune fille. Parce que si ses rêveries l'ont déjà projeté dans de tels scénarios, c'est en revanche la présence d'un garçon anonyme que son imagination invoque souvent à ses côtés. Réalité inavouée.

FIN