Il lui parvient depuis l'extérieur, des éclats de bonne humeur. Halloween bat son plein dehors. Fête humaine dont la naïade se fiche éperdument. Un peu comme tout le reste en ce moment. Les jours trop bruyants et trop vivants se sont effacés pour céder leur place à une étrange léthargie, un sentiment de vide qui, au fond, ne l'a jamais vraiment quitté. Cycle sans fin de ses humeurs capricieuses. Tous les bruits fou qui ont animé corps et esprits pendant plus d'une semaine n'ont laissé qu'un néant, une coquille vidée de son énergie.

Il y a Balais, au moins, qui semble vivre et sourire pour deux. Balais bien trop énergique à son goût. Balais qu'elle est censée surveiller le temps d'une soirée. Pour elle, Thäleia endosse le rôle de l'adulte responsable. L'idée même l'écœure. Le regret laisse un goût amer sur ses lèvres, mais qu'importe, elle n'y songera plus une fois l'argent en main. Un service pour un salaire. La fin du mois a été difficile, rythmée par des dépenses aussi impulsives qu'inconscientes, la faute à son épisode euphorique. Elle s'était sentie si vivante et énergique en sortant des magasins les bras chargés de sacs, comme si ces soudaines envies de consommations lui avaient rappelé qu'elle existait.

Alors, cet argent, elle en a besoin.

En attendant, la tête qui se rêve ailleurs, peu importe l'endroit, tant que ce n'est pas sur ce canapé. Il y a sur ses genoux, un livre qu'elle n'a pas encore osée ouvrir. C'est sur Balais que l'attention se porte. Les yeux guettent des dangers que la sirène serait pourtant incapable de voir arriver.

Quelle drôle d'idée que d'avoir fait appel à elle. Comme si elle était la mieux qualifiée. Thäleia n'a pourtant rien dit, elle s'est contentée d'accepter, un sourcil haussé en apprenant la raison de sa présence : c'est pour passer la soirée avec Moonbin que Dayhun s'est absentée. Une histoire d'Halloween en famille.

Visiblement, le concept de famille exclut Balais du tableau. Elle se demande, Thäleia, si la jeune femme en est attristée, si elle en a seulement conscience. Sûrement pas. Plus que sa joie de vivre, c'est son insouciance et son innocence que l'adolescente lui envie.

Un miaulement la tire de ses pensées. Quelque chose vient de bondir sur le canapé. « Ça fait longtemps que tu as un chat ? » qu'elle lâche enfin, plus pour meubler que par véritable curiosité, un oeil posé sur l'animal à ses côtés. Une main se tend, les doigts osent se perdre dans la fourrure du félin. Ça pourrait la faire sourire, si seulement elle en avait envie. Ce n'est pas le cas. La main libère le chaton et revient finalement se poser sur la couverture de son livre. « Si tu veux faire quelque chose en particulier, n'hésite pas à te manifester. » ajoute-t-elle, détachée, de cette manière si peu naturelle qu'elle a de parler. Parce que Thäleia, elle se sent un peu maladroite à ses côtés, incapables de savoir quelle attitude adopter ou comment l'occuper. Si Thäleia n'a pas le coeur à la blesser ou l'ignorer, elle n'a cependant ni le courage, ni l'envie, de se lancer dans des démonstrations d'amitiés. Balais évoque des sentiments similaires à ceux qu'elle ressentait en présence des garçons perdus : un mélange d'indifférence et de tolérance.

Que peut-il bien se passer dans cette petite tête brune ? Thäleia s'interroge, se surprend à vouloir percer à jour les rouages de cet esprit ensoleillé. Apprendre le secret de sa bonne humeur. De son amour pour la vie et les gens qui la composent. « Je suis contente de te voir, Balais s'est ennuyé de Tathal. » Oh. Les traits se durcissent sous l'incompréhension. Pourquoi ? L'idée qu'elle ait pu manquer à la jeune femme lui est étrange, elle qui n'est souvent qu'indifférence et morosité à ses côtés.

Des bras qui soudain se referment autour de son corps, ébranlent sa droiture. Le geste la prend au dépourvu. Elle ne peut ni le rendre, ni le rejeter, adolescente paralysée par cet élan d'affection auquel elle n'a pas pu se préparer. Auquel elle n'est pas habituée. Et, la gorge serrée, elle prie pour que ça s'arrête et pour que ça continue un peu. Pas trop. Parce qu'il lui semble qu'elle pourrait s'effondrer dans cette étreinte et ne plus jamais pouvoir se relever. « T'es mignonne. » souffle-t-elle enfin, la bouche sèche alors que Balais s'écarte.

Silence. Un temps pour qu'elle se recompose. C'est difficile. La chaleur que le câlin a laissée sur son corps lui rappelle à quel point la solitude est froide.

Et puis, un bruit. Des poings contre le bois de la porte.
Les premiers chasseurs de sucreries.

Il y a un soupir et des larmes qu’elle se force à retenir. Le cœur se décourage déjà face à cette soirée qui vient à peine de commencer. Les pas sont lourds. La main qui s’écrase sur la poignée aussi. Pourtant, la porte n’est pas ouverte. Pas aussitôt. À la place, Thäleia se tourne vers Balais : « Tu veux distribuer les bonbons ? » qu’elle demande, d’un ton si plat que la phrase se veut aussi bien affirmation que question.

Si ça peut au moins faire plaisir à quelqu’un. Alors, Thäleia laisse Balais s’emparer d’un saladier de bonbons préparé pour l’occasion avant d’ouvrir la porte. Un fantôme et une sorcière sont dévoilés sur le palier, apparition immédiatement accompagnée d’un trick or treat un brin strident. Le spectacle pourrait presque être attendrissant. Mais c’est à peine si la douceur de cet instant effleure son cœur lassé de tout.

Distribution terminé, porte refermé, retour au salon.
Plutôt que de s’asseoir, Thäleia saisit son sac à main. La vision de toutes ses friandises lui a rappelé la présence d’un autre désert sucré. « Tu aimes les cupcakes ? » Et sans attendre la réponse qu’elle pense déjà deviner, Thäleia sort un sachet qu’elle lui glisse entre les mains. « Tiens. » À l’intérieur, le gâteau aux couleurs d’Halloween récupéré cet après-midi dans le café où travaille Wendy. Elle ne l’a pas mangé, finalement. L’appétit lui a manqué.

Elle observe Balais avec le sachet, s’attarde malgré elle sur les oreilles en plastiques, les fausses moustaches que des traits noirs sont censé représenter sur ses joues et son nez. « T’avais prévu de sortir avec Dayhun ce soir, ou tu t’es déguisé juste pour rester à la maison ? » Cela ne l’étonnerait pas. L’envie de se déguiser, de prétendre être un autre ne serait-ce qu’une journée, c’est quelque chose que la sirène peut comprendre. Être une autre. Elle aussi, est souvent traversée par cette envie.

Parfois, Balais lui fait le même effet que certaines mélodies. Comme une chanson aux paroles dégoulinante de soleil sur fond d'accords majeurs, d'une simplicité à faire rouler les yeux dans leurs orbites, mais dont la sincérité ne peut pourtant que toucher. Et comme Balais, ces chansons semblent exister dans une autre réalité, plus lumineuse, moins compliqué.

Silencieuse, elle l'observe sacrifier une partie de sa surprise, non sans hausser un sourcil d'incompréhension. Une seconde, et elle comprend. Pour elle. C'est pour elle.

« Merci. » elle murmure. Le geste a été simple, naturel, sans arrières-pensées. La générosité dans son état le plus brut. Ça lui sert le cœur, à Thäleia. Parce qu'aussi aveuglante soit-elle, la lumière de cette bonté innocente révèle au grand jour les ombres de sa propre personnalité, toutes ces failles qu'elle déteste. Pourquoi a-t-elle offert ce cupcake ? Par pure gentillesse, ou dans l'attente d'un retour quelconque, d'une Balais plus docile, de son affection ? Impossible à dire.

Ces pensées s'attachent à son esprit, rapidement rejoint pas d'autres tandis que la naïade saisit doucement sa part de cupcake dans une main. « Non, fallait déguiser pour donner les bonbons ! » Oh. Les yeux n'ont pas quitté le gâteau. « D'accord... Heureusement que tu as un costume alors, sinon personne n'aurait pu donner les bonbons. » qu'elle répond, détachée. Parler pour ne pas manger. Faire parler pour faire oublier qu'elle n'a pas mangé. Des parades qu'elle commence à maîtriser. Si elle le voulait, sûrement pourrait-elle convaincre Balais de récupérer sa moitié au moyen d'elle ne sait quel mensonge habile. Pourtant, Thäleia abandonne cette idée. Parce que le cupcake lui fait envie, bien qu'elle refuse de se l'avouer.

Le bout de l’ongle tressaute sur la pâtisserie. Sirène que l’apparence obsède, plus encore depuis qu’elle . Elle ne devrait pas manger ça. Combien de calories dans ce petit bout de gâteau ? Assez pour marquer sa silhouette ? Non. Oui. Peut-être. Elle ne sait pas. Qu’a-t-elle déjà mangé aujourd’hui ? Mentalement, elle remonte un de ces historiques qu’elle songe de plus en plus sérieusement à noter sur papier : deux cafés ce matin. Un troisième en début d’après-midi. Une salade. Beaucoup d’eau.
D’accord. Elle peut.

Le geste qui porte le gâteau jusqu’à sa bouche est hésitant. Celui qui lui fait mordre dedans, plus encore. Goût sucré sur ses lèvres. C’est bon. Tellement, que les bouchées s’enchaînent jusqu’à ce qu’il ne lui reste qu’une fine couche de sucre sur les doigts. Plaisir que ses pensées ne tarderont pas à noyer dans la culpabilité. Plus tard. Quand, seule face au miroir de sa chambre d’hôtel, elle y repensera.

En attendant, un reste de sucre sur les papilles, Thäleia s’empare de la télécommande : « Tu as envie de regarder un film en attendant la prochaine… Distribution ? » La soirée ne fait que commencer, ils seront certainement encore nombreux à venir réclamer leur dose de bonbons. Autant s’occuper.

Ce Halloween a quelque chose d’agréable, finalement. Une goulée d’air frais dans la morosité de son quotidien. Il a disparu, ce regret amer qu’elle traînait dans le fond de sa gorge en passant le seuil de la porte, remplacé par une autre saveur. L’amitié de Balais a un goût sucré.

FIN