Tout le monde sait quel rôle Philoctète a joué dans la libération des dieux de l’Olympe et dans la chute d’Hadès, mais pour ceux d’entre vous qui vivraient dans une grotte, on peut résumer la situation comme ceci : sans lui, on vivrait dans un monde merdique. Car autant des héros, on en trouve à la pelle, c’est pas ça qui manque, on pourrait même dire que c’étaient en quelque sorte les influenceurs des temps ancestraux, autant des entraîneurs de héros, vous aurez beau vous racler le carafon, vous n’en dégoterez aucun qui arrive à la cheville de Philoctète. Autant dire que sans lui, jamais Hercule n’aurait pu délivrer les Titans et accomplir sa destinée. Mais, heureusement pour lui, il a rencontré Phil et son existence en a été bouleversée à jamais. On connaît la suite : il a buté l’hydre de Lerne, conquit la donzelle, bla bla bla… Et Phil dans tout ça ? Le vrai héros de toute cette histoire, qu’a-t-il reçu en récompense de son courage et de son sens du devoir ? Un pauvre baiser, d’Aphrodite certes, mais sans la langue ? Que vous êtes naïfs vous alors…
Bien sûr qu’il n’avait pas reçu que ça, allons. Il avait sauvé le monde quand même. Non, le baiser c’était un acompte en quelque sorte, et la seule partie qu’on pouvait décemment montrer à un si jeune public. La réalité, c’est qu’aussitôt après ce baiser, il reçut de cette même Aphrodite une invitation à la rejoindre, pour qu’elle puisse lui exprimer pleinement sa gratitude d’avoir échappé à une damnation éternelle. Le rendez-vous avait été fixé pour le soir, et Phil avait profité des quelques heures qui lui étaient imparties pour se faire une beauté. Il s’était lustré les sabots, poussant le zèle jusqu’à se brosser les pattes pour l’occasion. Pour l’haleine, ça sentait le bouc, mais il savait qu’il n’aurait pas mieux, donc autant lâcher l’affaire tout de suite.
A l’heure dite, il se rendit à l’adresse qu’elle lui avait donnée et carillonna, tout fébrile. L’opportunité d’impressionner une déesse ça n’arrivait pas deux fois dans une existence, il n’avait pas intérêt à se rater. Une voix sucrée lui dit d’entrée, et c’est avec toute la vigueur nécessaire à l’entrevue qui s’annonçait qu’il franchit la porte. Peut-être un peu trop de vigueur d'ailleurs, car la porte ne s'ouvrit pas et il se la prit pleine poire, l'assommant pour le compte.
Quand il ouvrit les yeux, il se trouvait dans un endroit étrange. Un sol tout dur, gris, qui s’arrêtait net à trois pas devant lui. En contrebas, deux lignes métalliques qui disparaissent de chaque côté. Derrière lui, la porte avait disparu. Qu’est-ce que c’était que cette arnaque ? Légèrement décontenancé, il appela le nom d’Aphrodite. Pas de réponse, juste ce mal de crâne insupportable qui lui sciait la tête. Il était tellement perdu dans ses pensées qu’il ne réagit pas tout de suite tandis qu'on lui tapotait le gras du bide afin d'attirer son attention. Quand il sortit enfin de sa torpeur, il ne put réprimer un mouvement de recul, mais qu’est-ce que c’est que c'était que cette horreur,, c'était permis de faire des trucs pareils ? A côté de lui se trouvait une petite vieille, parfaitement dégueulasse, maquillée comme un quadrige volé, et qui lui demandait d’une voix pleine de sous-entendus s’il n’était pas perdu en l’appelant son chou.
On se cassait le cul à sauver l'Olympe et voilà ce qu'on obtenait. C'était un coup à virer chèvre...

Pip s’était retrouvé dans le cabinet du Dr Miller peu après l'épisode de son arrivée à New-York. À l’origine, il avait demandé à ce qu’on lui indique le chemin de la Pythie la plus proche, histoire d’essayer de comprendre quelque chose au Marshmallow sans nom qu’était devenu sa vie récemment. Au gré de ses explications, pour le moins confuses d’ailleurs, on avait fini par le diriger vers le cabinet du Dr Miller, psychologue de son état. Malheureusement il avait dû vite déchanter, car il s’était vite avéré qu’elle était parfaitement incapable de lui prédire quoi que ce soit. Légèrement résigné, il avait néanmoins accepté de s’allonger sur le divan (ça lui rappelait le pays) et il lui avait raconté son histoire, en commençant par le début, avait-elle cru bon d’ajouter.

« Je commence  par où ? Comme je veux ? Bon, bah voilà, je m’appelle Pip, et je suis un satyre. »

Ça commençait bien.

« - Intéressant, veuillez continuer je vous prie.
- Ouais, enfin, attention, quand je dis que je suis un satyre, je parle pas de ceux que vous avez chez vous, hein. Parce que je les ai vus les vôtres. C’est devenu un métier maintenant, c’est ça ? Vous salissez tout… Bref, je traînais sur ce truc que vous avez sur vos ordinateurs, comment ça s’appelle déjà, mais si vous savez, justement le musée des satyres là, hein ?, internet, ouais c’est ça internet, je traînais sur internet donc et je tombe sur une annonce de recrutement. Du coup j’me dis pourquoi pas et je m’y pointe.
- Attendez un instant, que je comprenne bien ce que vous êtes en train de me dire. Vous vous pointez ? A un casting d’acteurs pornographiques ?
- Un quoi ? Et puis dites, ça vous dérangerait de pas m’interrompre toutes les trente secondes, parce qu’on va pas s’en sortir sinon. Bon j’en étais où moi ? Ah oui, le recrutement. Du coup j’y vais, je parle au type, et vous savez ce qu’y me dit, le zozo ? Vous savez pas ? Y me dit promis, le jour où les cinquantenaires bedonnants deviennent bandants, on vous appelle. Et y me claque à moitié la porte dans le beignet, vous y croyez vous ? Hein ? Pourtant j’ai rien à leur envier moi aux autres, hein. Je les ai vus. Vous voulez que je vous montre, pour voir ? Vous me direz ce que vous en pensez. »

Le docteur Miller s’empressa de lui répondre que non merci ça allait, qu’il ne se dérange surtout pas pour elle, merci beaucoup, qu’il continue plutôt son histoire, mais en veillant surtout à bien garder ses mains en évidence, qu’elle puisse les avoir à l’œil à tout instant. Sa main à elle, en revanche, se mit à s’agiter avec frénésie sur son calepin. Elle commença par biffer le point d’interrogation qu’elle avait placé, par simple précaution, juste derrière le mot dément qui suivait immédiatement le nom de l’énergumène, un nom à coucher sous un pont d’ailleurs, au fond de la rivière même, s’était-elle fait la remarque (à sa grande honte, car ce n’était vraiment pas professionnel). Ensuite elle ajouta ses premières observations : irritabilité, délire mégalomaniaque trouvant probablement son origine dans une insécurité d’ordre sexuel. Œdipe non résolu, peut-être ? Pour en avoir le cœur net, elle lui posa une question anodine sur sa mère, tout à fait banale, histoire de sonder le terrain. Ma mère ? une déesse !, qu’il lui répondit avec son air faraud. Ça se confirmait, Œdipe non résolu.

Évidemment ils en étaient rapidement venus à aborder d’autres sujets que ce problème freudien désespérément courant. Elle avait notamment appris qu’il était un de ces coachs en développement personnel qui pullulaient actuellement, signe selon elle que l’on vivait décidément dans une époque de tarés congénitaux, mais passons. Là encore il donnait dans le foklo, l’animal. Si on l’écoutait, il aurait entraîné Tom Brady, le Tom Brady, et c’est à peine s’il ne s’attribuait pas tout le mérite dans la victoire des Patriots en 2005. Comportement caractéristique du mythomane en quête d’attention. Et il avait rapidement quitté son poste, le job était fait disait-il, et puis coacher un type qui lance un ballon sur des poulets sans tête, ça allait bien cinq minutes, hein. Depuis il s’était mis à son compte, et le moins que l’on pouvait dire, c’était qu’il entretenait une relation particulière avec ses clients.

« - Mardi dernier, j’ai retrouvé Doug, je vous ai parlé de Doug, le gros, aussi large que haut, qui sue dès qu’il lève le bras pour vous dire bonjour, bref Doug voulait faire du cardio. Je lui dis de s’installer sur le tapis, je règle le Marshmallow et il commencer à marcher. Ouais ouais, marcher, on en est là. Si je l’écoutais il installerait sa mobylette sur le machin, ouais il circule en mobylette, je vous raconte pas la dégaine, enfin vous imaginez la scène quoi. Bref, il commence à marcher, et au bout de quoi, cinq minutes max, il me dit je comprends pas pourquoi j’arrive pas à perdre. J’ai pété un câble. Je sais pas ce qui m’a pris, mais j’ai attrapé son paquet de maltesers et je l’ai balancé par la fenêtre. Comme ça. Ah merde, j’ai oublié de vous dire qu’il boulottait des maltesers en marchant… Vous voulez que je recommence l’histoire ?
- Ça ira, merci. Dites-moi plutôt pourquoi vous pensez avoir réagi comme ça.
- Qu’est-ce que vous voulez dire ? Le type veut perdre du gras et il s’empiffre à longueur de journée. Comment vouliez-vous que je réagisse ? Si vous voulez mon avis, Darwin a pas prévu qu’il survive… c’est comme cette autre cliente à moi, Cindy (ouais, y a pas de secret), elle me demande comment améliorer ses photos de profil instagram. Déjà vous parlez d’un projet de vie, alerte à la dinde, encore une qui doit trembler à Thanksgiving, bon moi bonne pomme je reste pragmatique : rentre le ventre, que je lui dis. Figurez-vous qu’elle l’a mal pris et que je l’ai plus jamais revue. J’en peux plus de ces gens, doc. J’étais né pour entraîner Achille moi, et regardez où j’en suis…
- Achille ? Achille qui ?
- Comment ça, Achille qui ? Vous n’avez jamais entendu parler d’Achille ? »

Mais bien sûr. Elle se raidit dans son fauteuil. Fais gaffe ma petite Stacy, qu’elle se dit, il est sûrement dangereux. Un mot de trop et tu finis dans la page faits divers du Times. Un psy pour quinze habitants et il a fallu que ce soit pour ta pomme. Reste calme et souris, il ne doit surtout pas sentir que tu as peur.
Professionnelle malgré tout, elle soupçonne un trouble de la personnalité, elle va tenter de le piéger. Oui, ça peut marcher.

« - M. Purrey, avez-vous déjà été suivi pour schizophrénie ?
- Non, pourquoi ?
- Comme ça. Et vous ?
- Non plus. »

Eh merde. C’est bien ce qu’elle craignait. Elle décide d’embrayer sur sa vie sentimentale, pour faire diversion. Elle ne sait pas vraiment pourquoi elle fait ça, c’est sûrement une grosse connerie d’ailleurs, mais le temps qu’il parle elle peut au moins réfléchir à un moyen de se sortir de là. Merde alors, il a été marié ce con ? Et elle qui galère à se trouver un mec… la vie est vraiment injuste parfois. Ah ouf, il est divorcé, bien fait pour sa gueule. Bah tiens, une petite jeune, comme par hasard (elle griffonne rageusement sur son calepin), quoi ?, plus Aphrodite qu’Athéna, il manque pas de toupet ce mufle. Putain elle va le faire raquer ce connard.

« - Tenez, je vais vous raconter le moment où j’ai su que ça sentait le gaz, cette histoire. Je rentre après le boulot, et je tombe sur Emily en train de se tartiner la gueule avec un truc gluant, vraiment dégueu, jamais elle avait voulu faire ça avant. Bref je lui demande ce qu’elle fout, et elle me répond que c’est de la bave d’escargots de Californie. Comme ça répondait pas vraiment à ma question, j’insiste et elle m’explique que c’est Kim Kardashian qui aurait dit que c’était bon pour la peau. Elle a fait traversé tout le pays à de la bave d’escargot. Et le pire, c’est que quand je lui ai dit qu’on avait des escargots chez nous, elle m’a regardé comme si c’était moi qui était taré. Qu’est-ce que vous aurez fait à ma place ?
- Difficile à dire. Ce qui m’intéresse, c’est ce que vous avez fait, vous.
- Je l’ai quittée. Direct. Pourtant je suis conciliant, mais il y a des limites. Et depuis j’attends.
- Vous attendez ? Vous attendez quoi exactement ?
- Que Kim Kardashian se mette à la plongée avec enclume. J’ai bon espoir. Le temps joue pour nous. »

Il s’interrompt, se passe la main sur le visage. Visiblement quelque chose le chiffonne, mais il n’arrive pas à le formuler. Elle se demande si elle doit l’encourager, elle se doute que non. Finalement, elle le relance, et le regrette presque aussitôt.

« - A quoi pensez-vous ?
- A tous ces tordus. D’où je viens on en avait aussi, faut pas croire, mais on s’en occupait. Prenez Sysiphe par exemple : il faisait chier son monde, on lui a filé une montagne et un rocher et c’était réglé. Pourquoi on ne fait pas pareil ? Vous allez me dire, parce qu’on serait vite à court de montagnes. Ce qui n’est pas faux…
- Remarquez, le bagne fonctionnait à peu près sur ce principe.
- Comment ça ?
- Eh bien, chaque prisonnier recevait son tas de cailloux qu’il devait réduire en sable dans la journée.
- Et le lendemain matin, le tas de cailloux était à nouveau intact, c’est ça ?
- Quoi ? Non, bien sûr que non, qu’est-ce que vous me racontez ? Le lendemain, on leur apportait un autre tas de cailloux.
- Un autre tas de cailloux ? Je comprends pas.
- Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?
- Le sable.
- Quoi le sable ?
- Vous en faites quoi du sable ?
- Qui ça ? Moi ?
- Bah oui vous, pas moi. C’est pas mon sable.
- Mais c’est pas mon sable non plus ! Qu’est-ce que vous voudriez que j’en fasse ?
- Justement, je vous pose la question. Qu’est-ce que vous faites de tout ce sable ?
- Qu’est-ce que j’en sais moi. On consolide une plage... »

Elle sent qu’il va objecter quelque chose, mais elle sait tout aussi clairement qu’elle ne va pas pouvoir le supporter. Deux fois déjà dans les vingt dernières secondes elle s’est vue l’assommer avec son serre-livre en bronze, un coup sur l’arrière de la tête, sec, un autre sur la nuque, et encore un autre, jusqu’à ce que ça pète, comme de la biscotte. Mais non, il s’arrête, en suspens, comme mué par un réflexe atavique de survie. Il a la bouche ouverte, l’index levé, il ressemble à un mérou alcoolique, un mérou alcoolique avec un bras, c'est original, mais il ne va pas au bout de sa pensée. Il considère sa dernière hypothèse un instant encore, puis il finit par hausser les épaules et refermer la bouche. Son regard se pose sur la pendule murale, la séance est terminée.
Il se lève, extirpe son portefeuille de la poche intérieure de son manteau et en tire quatre billets de $50 qu’il dépose sur la table basse avant de se diriger vers la porte. Arrivé sur le seuil, il marque une pause et se retourne.

« - Je maintiens. Ça serait mieux si c’était le même tas de cailloux. À la semaine prochaine, doc. »

Il sort. Elle inspire profondément, en fermant les yeux. Elle visualise la fontaine, l’eau qui coule, les galets, le râteau, les petits oiseaux, tout. Et les piñatas. Partout des piñatas. De toutes tailles, de toutes formes. Et elle les défonce toutes méthodiquement jusqu’à la dernière. Avec rage et jubilation. Ça va déjà mieux, elle regagne un peu de sa sérénité perdue. Elle revient à elle, empoche les Ulysse sur la table et ajoute une dernière entrée dans son carnet, presque à contrecœur : générosité certaine. Pour finir elle appelle son psy à elle. Il peut la voir demain. Ouf.