Un peu plus de musique, un peu moins de chaos. Mise en sourdine du monde extérieur tandis que les pas se pressent dans les rayons. Sur son téléphone, la liste est courte : une boite de ravioli, du gruyère râpé, bisous Mally. Rien de bien compliqué, après tout, cette épicerie, Oliver l'a connaît.

Et pourtant. Les secondes s'égrainent. Dilemme face aux murs des conserves. Mally n'a pas précisé la marque. C'est instinctivement que sa main saisit d'une boite aux couleurs familières, mais l'intuition ne tarde pas à se faire dévorer par le doute. Et s'il se trompait ? Et s'il choisissait la mauvaise ? Que le goût était infecte ?—

Et puis, une gêne.

Il y a un malaise, la certitude soudaine d'une pression dans son dos, laissé par deux prunelles invisibles. Terrible impression que de se sentir observé. BOUM BOUM. À cette simple idée, c'est l'anxiété qui monte.

Première œillade en arrière. Regard fuyant sitôt qu'il en rencontre un autre. On le fixe. Oh non. Seconde œillade. Elle vient appuyer ses peurs. On le fixe vraiment. La réalisation donne le départ de plusieurs courses : il y a celle de son cœur, aux allures de marathon, et puis, celle de ses pensées, plus proche du sprint.

Pourquoi il le fixe ? Il y-a-t-il une raison ? Et l’esprit prend soudain bien trop conscience du corps. C’est sa manière de se tenir, trop courbé. C’est ses vêtements. C’est ses chaussures. Non, c’est ses cheveux. Ou son visage. Oui, c’est le bouton qui lui est apparu sur la joue avant-hier. Non, c’est lui, tout simplement, sa personne tout entière, le malaise palpable qui accompagne chacune de ses respirations.

Ce n’est pas grave. Ce n’est rien. C’est normal.

Pourtant Oliver retire son casque, parce que la scène est bien trop prévisible pour ne pas être devinée, parce que, déjà, l’autre s’approche et vient confirmer sa crainte. Oh non, il va lui parler. « Allo. HeumAm? C’est toi ? » Un battement de cils. À peine les prunelles ont-elles affronté leurs jumelles, que déjà elles glissent sur le côté, là où il n’y que le vide à confronter. Il a cette habitude de ne jamais vraiment regarder ses interlocuteurs, les yeux sont ailleurs. « Euh… » Bouche sèche. « Q-quoi ? » Oliver, il n’a pas compris. Ou mal.

Converser. Parler. Simplicité du quotidien qu’Oliver passe pourtant son temps à éviter. Les idées lui manquent et les mots sont retenus par la peur ; Peur du ridicule, peur d’être jugé, peur de trop bégayer. Si bien que ses lèvres ne se chargent que de longs silences. Plus encore avec les jeunes de son âge. Avec les garçons de son âge. En face, l’étranger est de ceux dont les iris bruns ne manquent jamais de faire éclore des nuances rosées sur son visage.

Peut-être que ce n’est pas lui. Peut-être la faute réside-t-elle dans l’objet qu’il tient entre ses mains. La boîte de ravioli. Oui, il n’était pas censé la prendre, il vient de déranger le travail du brun. Peut-être.

Pensée stupide qui pourtant le pousse à vouloir annuler son geste. La main tente de reposer la conserve derrière lui, trop près du bord. Et ça tombe, rebondi dans un bruit sourd sur le carrelage du super marché, roule jusqu’au pied du brun sous l’œil d’un Oliver catastrophé. Il lui vient tout d’un coup des envies de disparaître. Ramasse-la. Non, et si cela le rendait plus ridicule encore ? Et si la conserve lui échappait des mains pour s’évader plus loin ? Mais rester immobile ne serait-il pas tout aussi ridicule ? Voir impoli ? Ramasse-la. Il s’exécute dans un mouvement précipité. Le choc a marqué la conserve, Oliver la sent légèrement déformée entre ses doigts. « P-pardon… Euh… Je p-peux vous aider ? » Vous. Il vient de dire vous à un mec de son âge. « Je veux d-d-dire, t-tu, enfin… » qu’il tente de rattraper, mais voilà que la honte lui monte un peu plus au cœur et aux joues.

Il fait chaud, tout d'un coup, canicule surprise en plein mois de décembre. « Laisse tomber. T'es pas Am. Am aurait jamais eu peur de moi. » Oh. Alors, on l'a pris pour un autre. Situation éclairée, confusion levée, et pourtant le corps reste en alerte, secoué de craintes irrationnelles. Ce n'est rien. Ce n'est rien. Tout va bien. « Pourquoi tu trembles de partout? J't'ai rien fait mec ! Relax. » Relax. Respire. Oliver le sait, que l'autre n'a rien fait. Alors pourquoi frisonne t-il, lui qui pourtant meurt de chaud sous son manteau ?

L'adolescent n'avait pas remarqué, à quel point il tremblait. Détail désormais immanquable. Et plus il y pense, moins il se calme, et moins il se calme, plus il tremble. La nouvelle conserve qu'on lui glisse entre les mains frémit autant que celle qu'on vient de lui enlever. « Merci, d-d-désolé... » De ne pas être la connaissance espérée, de trembler, d'avoir laissé la conserve tomber, désolé, désolé, désolé.

La scène aurait dû se terminer : excuses vacillantes, sourire nerveux, œillade gênée et chacun serait reparti de son côté. Mais l'autre continue de le fixer. Regard qui lui fait l'effet d'une couverture trop lourde sous laquelle, tout empêtré, il étoufferait. Pourquoi continue-t-il le fixe autant ? Qu'à-t-il fait pour mériter autant d'attention sur sa personne ? Sur fond de tachycardie, les pensées continuent de s'agiter :

Le Brun s'amuse de son malaise, il insiste pour mieux se moquer. Non, non. S'il continue de lui parler, de le regarder, c'est qu'il veut faire sa connaissance, peut-être est-il même intéressé, le contact visuel, c'est important quand on veut draguer, Oliver l'a lu une fois sur reddit- (What the fuck, non, stop). Non, non, (oui peut-être ?), non. Nouvelle vague de panique.

Il faut qu'il parte. Non, ça se fait pas de laisser l'autre en pleine conversation. Quelle conversation ? Celle que tu serais en train d'avoir si t'étais pas une merde.

Mais il ne sait pas quoi ajouter, paralysé par ce regard scalpel qui semble le disséquer pour mieux révéler ses complexes au grand jour. Pour les juger. Sa timidité, son mal-être, son insignifiance, Oliver passe de l'autre côté, se représente ce que l'autre voit, haït l'image qu'il renvoie, un être rongé par sa propre anxiété, incapable d'exister comme il le faudrait. C'est idiot, le garçon en face ne fait que lui parler. Pourquoi est-il comme ça ? Sa question trouve un écho : « Pourquoi tu trembles autant mec ? T'as un prob' neurologique ou quoi ? » Les mots tissent des nœuds dans sa gorge ; Ils lui tendent un miroir dans lequel il n'a pas envie de se regarder, un miroir qui reflète toute son anormalité. Et moins il se sent normal, plus il se déteste.

Oliver retient de nouvelles excuses, qui, assurément, aurait-il trouvé l'oreille agacé de son interlocuteur. C'est usant, quelqu'un qui s'excuse tout le temps. « Non... » qu'il murmure à la place, réponse réduite à rien. Oser y greffer d'autres syllabes, ça serait prendre le risque de bégayer, de valider ce qu'il vient pourtant d'essayer de nier.

Des problèmes, il en a.
Et pas qu’un peu.

Les nœuds se resserrent. L'adolescent ne peut que se replier dans un silence hurlant ses désirs de fuite. L'urgence se fait sentir. Vite, avant de suffoquer ou pire, de pleurer. « Je d-dois y aller, p-p-pardon, au revoir, m-merci... » Excuses à peine soufflées du bout des lèvres, les pas, déjà, l'emportent. Loin du malaise, de ce regard inquisiteur qu'il continue pourtant à sentir dans son dos. Ils se multiplient. Bientôt, c'est par le magasin tout entier qu'Oliver a l'impression d'être observé. L'enfant assis dans le cadis, les gens qu'il dépasse dans les allées, la caissière, c'est sûr, son mal-être leur saute aux yeux, qu'est-ce qui va pas chez celui-là ? Doit-on se demander.

Alors il regarde ses pieds, ne relève le nez qu'après avoir passé les portes automatiques, pour s'abreuver à n'en plus pouvoir d'un air pollué. Laisser le vent refroidir ses pommettes en feu.

Dans sa poche, pression de ses doigts sur son téléphone. Le casque de retour sur ses oreilles, le monde disparaît de nouveau derrière les notes d'une musique bien trop forte. Ce n'est pas assez, jamais assez pour étouffer les battements de son cœur sous son crâne. La honte. La rumeur de ses pensées. Elles rejouent la scène, encore et encore et encore, la rappelleront toujours à lui ; À table le nez dans ses raviolis, cette nuit dans son lit, et puis les jours suivants, pour l'empêcher d'oublier qu'il n'arrive pas à exister en société.