Gill n’avait jamais vraiment compris toutes ces traditions humaines. Pourquoi attendre Noël pour avoir des cadeaux ? Halloween pour distribuer des bonbons ? Les jours fériés pour arrêter de travailler ? Les humains aimaient bien trop se compliquer la vie. Durant sa vie de poisson, tout était bien plus simple. Certes, il avait vécu prisonnier entre quatre murs de verre pendant une bonne partie de celle-ci, mais au moins il pouvait y faire ce qu’il voulait. Mais les Hommes ont des règles absurdes qu’ils aiment respecter pour une raison qui lui échappe. Comme Pâques. Pourquoi est-ce que pendant ce jour précis on décidait de cacher du chocolat derrière des buissons ? Gilles jeta le flyer qu’il venait de trouver par terre dans une poubelle tout en levant les yeux au ciel de dépit. Une chasse aux œufs dans un parc de Paris. N’importe quoi.

Ses pas pourtant le dirigèrent vers cet endroit même que la brochure avait mentionné. La curiosité, sans doute. L’envie de comprendre tout cet engouement pour cette fête absurde. Et quel engouement ! Le Jardin des Tuileries était noir de monde. Ça grouillait de partout. Il y avait des enfants qui couraient dans tous les sens, et des parents qui couraient derrière eux en leur criant de ne pas trop s’éloigner d’eux. Gill sourit dans son coin. S’il n’avait pas beaucoup éprouvé d’affection pour ces êtres bipèdes ces dernières années, c’était ici quelque chose qui se retrouvait chez toutes les espèces ; l’amour familial qui poussaient les parents à protéger leurs progénitures. Ça lui rappelait Marin, le poisson clown qui avait traversé tout l’Océan pour retrouver son fils. Gill devait bien l’admettre. Il y avait certaines choses chez les humains qui n’étaient pas toujours méprisables.

C’est sur cette pensée qu’il décida de donner une petite chance à cette chasse aux œufs en chocolat. Si tous les enfants ici semblaient autant s’amuser, après tout, pourquoi pas ? Et puis, il n’y avait pas de mal. Ici, les seuls animaux que l’on mangeait étaient en chocolat ; et pour en avoir goûté récemment, il devait admettre que ça n’était pas si mauvais. Il y avait beaucoup de choses que les humains mangeaient qui répugnaient l’ancien poisson ; mais le chocolat, ça faisait partie de ses plaisirs coupables. Alors il pouvait bien se détendre un peu et profiter, pour une fois.

C’est ce qu’il commençait en tout cas à se dire, jusqu’à ce qu’il vît un enfant bouger les feuilles d’un buisson et se trouver nez à nez avec un lapin. Ah non ! Pauvre bête ! Gill connaissait la suite : le garçon allait sans doute faire fuir l’animal en lui disant qu’il n’était pas chez lui ici, qu’il l’embêtait, que c’était son chocolat, et le pauvre lapin serait contré de déguerpir alors qu’il venait d’y faire son terrier. C’était toujours comme ça. Les humains se croyaient les maîtres du monde et pensaient toujours que tout leur était dû. Il n’y avait jamais de place pour les autres animaux. Gill pestait de ne plus avoir la capacité de parler et de comprendre les animaux. Mais ce n’était qu’un mal pour un bien, puisque désormais il pouvait parler et comprendre les humains. Il allait pouvoir se servir de cet avantage-là, et venir en aide au lapin avant que l’enfant fasse quelque chose de méchant. Il s’approcha de lui et l’interpela immédiatement :

« Eh toi ! Laisse le lapin tranquille, d’accord ? Il a autant le droit d’être ici que toi. »

Se faisant, il lança un regard entendu au lapin, espérant que celui-ci comprendrait qu’il ne lui voulait pas du mal et qu’il pouvait vaquer à ses occupations comme il le voulait. Par curiosité, il décida quand même de jeter un œil derrière un arbre juste à côté du buisson où se trouvaient l’animal et l’enfant, se disant que c’était sans doute une bonne cachette pour un œuf. Après tout, lui aussi était un humain, maintenant. Pas de raison qu’il n’ait pas son chocolat comme les autres.

Le gamin n’était pas un sale gosse que d’apparence. À peine Gill avait-il terminé de le sermonner que déjà l’autre lui crachait au visage. Une vraie Darla au masculin. Ça avait le don de véritablement agacer l’ancien idole des maures. D’autant plus qu’il n’avait pas l’habitude qu’on s’adresse à lui de la sorte. Dans sa vie de poisson comme d’humain, il avait généralement su se faire respecter, et on évitait de lui chercher des noises. Mais l’adolescent semblait n’avoir que faire du respect. Tant pis. Il ne savait pas garder sa langue dans sa poche ; Gill non plus.

« Mon blème, c’est les gamins dans ton genre qui se croient tout permis. Je me contrefous de ta vie, mais tu laisses ce lapin tranquille. Hors de ma vue ! »

Heureusement, l’adolescent ne tarda pas à s’éloigner et avec lui les affreux souvenirs de cette peste de Darla. Au moins, le lapin était sain et sauf. Gill n’avait pas forcément beaucoup d’affection pour cette espèce, mais dans le règne animal, l’humain avait la place du dictateur – et l’ancien poisson voulait bien saisir n’importe quelle occasion pour jouer le révolutionnaire. Il pouvait bien s’allier avec un requin si cela pouvait lui permettre d’affronter ces bipèdes. L’être humain serait toujours l’ennemi commun.

Ceci étant, la chasse aux œufs continuait – même alors qu’elle semblait bien s’éterniser – et il n’avait encore rien trouvé à se mettre sous la dent. C’était un jeu puéril, mais c’était une façon de passer le temps. Quoi qu’en voyant tous ces groupes réunis, il regrettait un peu d’être lui-même seul. Son gang lui manquait. Némo aurait sans doute aimé ce genre d’activité enfantine.

Plongé dans ses souvenirs de nostalgie, Gill en oublia presque que cet endroit était rempli d’enfants qui jouaient et se prit les pieds dans un ballon, perdit l’équilibre et se rattrapa à la première chose qu’il put : un lapin en chocolat. Peu fiable, le lapin lâcha sous son poids et il se retrouva à terre au beau milieu d’un échange entre deux adolescents roux qui visiblement ne s’attendaient pas à voir un mec s’écraser juste devant eux. D’un bond, Gill se releva et, sans perdre la face, s’excusa :

« Oof, désolé pour votre chocolat. Si j’en trouve un autre, il est pour vous. »

Sauf s’ils décident de se comporter comme l’autre imbécile de tout à l’heure, ce qui ne serait pas impossible. En attendant, Gill se dirigea vers un buisson à quelques pas d’ici et fouilla à l’intérieur, bien décidé à ne pas repartir bredouille, cette fois-ci.