La Reine de Cœur n’était pas une grande fan des voyages. Plus elle restait à l’intérieur de son royaume et mieux elle se sentait. Au-delà des frontières de son luxueux casino, elle perdait de sa souveraineté, et ça ne lui plaisait pas vraiment. Certes, ceux qui la connaissaient en la croisant savaient lui donner le respect qu’elle méritait ; mais lorsque ses devoirs la menaient dans un autre pays, ces personnes-là étaient bien plus difficiles à trouver.

Aujourd’hui, elle était à Londres, pour une affaire d’argent. Ici, elle pouvait bien regarder de haut qui elle voulait, personne ne la connaissait. Personne ne savait qu’elle était une Reine. Personne ne savait qu’il fallait culbuter à ses pieds lorsqu’ils s’approchaient d’elle et se fondre en excuses quand ils n’avaient rien à lui apporter. Elle devait bien se faire une raison. Le temps où le monde la craignait, elle et son Jabberbabywocky, était révolu. Ici, personne ne l’adulait, personne ne la détestait, il n’y avait pour elle qu’une décevante indifférence. C’est pourquoi elle avait immédiatement détesté cette contrée, à l’instant même où elle avait posé le pied au sol.

Et le pire était encore à venir. Son contact, un petit chef de jeune entreprise anglaise qui souhaitait investir dans son casino, s’était permis d’arriver au lieu de rendez-vous après vingt minutes de retard ; et la somme qu’il proposait finalement ne valait même pas le voyage – du moins, c’était beaucoup moins intéressant que ce qui avait été promis au téléphone. Evidemment, il ne fallait pas plus que cela pour pousser Quinn à crier au scandale. Elle avait fini par l’envoyer voir ailleurs si elle y était et avait tourné les talons, furieuse et incapable de rester là une minute de plus.

Elle avait besoin de se détendre. Et quoi de mieux qu’une bonne tasse de thé pour cela ? Après tout, elle était en Angleterre, c’était le bon endroit pour ça. Au moins, elle ne se serait pas totalement déplacée pour rien. Les poings toujours serrés, elle arpentait les rues commerçantes, rêvant d’un bon thé. Pas n’importe quelle infusion classique, non – trop peu pour l’immense dame qu’elle était, et pour le sang royal qui coulait dans ses veines – elle voulait quelque chose d’unique, d’extravagant. Un mélange de saveurs, une expérience gustative, elle voulait qu’on la surprenne, qu’on lui fasse oublier cette journée qui avait si mal commencé.

C’est dans cette optique qu’elle s’arrêta devant une enseigne qui lui sembla convenir. Camellia’s Tea House. Pourquoi pas ? Elle pouvait toujours tenter. Elle poussa la porte d’un pas décidé et s’installa à une table en ordonnant immédiatement qu’on lui serve la carte ; ce qu’on s’empressa de faire. Elle parcourut le menu d’un regard jaugeur, tentant de trouver la perle rare, quelque chose qui serait assez bien pour elle. C’est au moment même où ses yeux finirent par se poser sur une infusion qui semblait être à son goût qu’elle sentit qu’on la bouscula brutalement. Alors là ! C’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Elle laissa échapper un cri de rage en relevant les yeux vers la sotte qui venait de la percuter. Une blonde infâme qui se confondit immédiatement en excuses. Furieuse, le visage fermé, Quinn se leva pour se mettre à sa hauteur et gronda :

« Et comment que vous allez m’offrir quelque chose, ce serait bien la moindre des choses ! Où est-ce que vous vous êtes crue, à oser me bousculer, moi ?! Si je pouvais, je… »

Si elle pouvait, elle aurait crié à ce qu’on lui coupe la tête. Elle avait envoyé des courtisans sous la hache de son bourreau pour bien moins que ça. Peut-être qu’enfin, ils apprendraient à lui donner le respect qu’elle méritait. Malheureusement, elle n’avait personne ici pour punir cette imprudente. L’ancienne Majesté dut donc laisser sa phrase en suspens et se contenter plutôt de simplement pointer du doigt le thé qu’elle voulait sur la carte en soufflant :

« Je veux ce thé. Avec un nuage de lait, et pas trop chaud, il faut que la température soit parfaite. Vous me prendrez un cupcake, avec ça, je vous laisse le choisir, mais il aura intérêt à être bon. »

Elle aurait bien demandé plus, si elle pouvait. À une époque, on se serait plié en quatre pour satisfaire tous ses désirs les plus fous. Mais il ne servait à rien d’être nostalgique ; aujourd’hui, il fallait qu’elle fasse ce qu’elle pouvait, avec ce qu’elle avait. Il fallait qu’elle aille cultiver de nouveau la crainte et le respect qu’on lui devait.

L’inconnue avait l’air de ravaler sa colère mais s’exécuta. Bien. Quinn esquissa un sourire satisfait. C’était toujours agréable de se faire servir. Pas besoin d’être Reine pour donner des ordres, après tout, son charisme faisait tout. Elle sortit son téléphone portable pour patienter. Même ici, elle pouvait continuer de régner sur son casino, à coups de mails énervés et de messages autoritaires. Et puis parfois, quand elle voulait déconnecter un peu du travail, elle allait sur des forums de discussions au hasard et se glissait dans un débat pour y mettre son grain de sel et s’amuser des réponses frustrées des internautes qui voulaient toujours avoir raison sur tout. C’était divertissant. Rien à voir avec ce qui l’amusait auparavant à Underland – rien ne valait le spectacle d’une décapitation au nom de Sa Majesté – mais ça restait un passe-temps comme un autre.

Elle termina d’envoyer un message puis verrouilla son téléphone qu’elle posa sur le côté. Du coin de l’œil, elle vit la maladroite revenir avec sa commande. Ce n’était pas trop tôt ! La Reine Rouge commençait à s’impatienter. Elle jaugea la tasse de thé qu’elle déposa devant elle, vérifiant à l’œil et au nez que c’était bien celui qu’elle attendait. Elle n’eut pas le temps d’en venir à une conclusion qu’un cupcake vint s’aplatir sur son visage. Choquée, elle dégagea par réflexe le glaçage qui avait bien failli atterrir dans ses yeux et se releva d’un mouvement, outrée. Qui osait la défier de la sorte ? Qui OSAIT ? Elle finit de se nettoyer le visage du mieux qu’elle put avec une serviette et se retourna vers l’autre blondasse qui venait de l’insulter. « Horrible grosse tête », ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas entendu ce genre d’injures détestables à son sujet. Elle haïssait tous ceux qui lui manquaient de respect de la sorte, elle les haïssait tellement qu’elle voulait les tuer, qu’elle voulait voir leurs têtes rouler à ses pieds.

Dans un élan de rage, elle cria en direction de la folle qui déjà était partie se cacher derrière une autre table. Lâche ! Elle pensait se débarrasser de la Reine de Cœur de cette manière ? Certainement pas ! Elle n’était pas du genre à laisser faire un affront pareil. Quand la blonde mentionna le désert, Quinn répliqua :

« Oui, dommage pour toi, hein ? Maintenant tu mourras avant moi, petite insolente ! Et c’est moi qui te couperai la tête ! »

Ses derniers mots prononcés, elle attrapa sa tasse de thé et l’envoya virevolter par-dessus la table qui lui servait de défense. Les poings serrés, elle s’approcha de l’imprudente et allait la confronter lorsqu’elle sentit une main lui agripper le bras. Elle se retourna d’un geste pour se retrouver face à la gérante du café qui, avec une fausse assurance, lui ordonna :

« Vous êtes complètement folles, sortez d’ici ou j’appelle la police ! Toutes les deux ! »

Se servant de sa colère comme d’une force, Quinn se dégagea de son emprise et lui cracha au visage. La gérante s’exclama d’indignation en retour et composa un numéro sur son téléphone, sans doute celui de la police. Indifférente, ayant mieux à faire que de s’occuper de l’arrivée de quelques poulets, l’ancienne Reine Rouge marcha d’un pas rapide vers la blondasse et lui attrapa sa tignasse, la forçant à se relever devant elle.

« Toi, je vais te saigner, tu m’entends, petite peste ? Qui es-tu pour oser me défier ainsi ? »

Sans lâcher ses cheveux, elle lui secoua la tête violemment, histoire de lui faire comprendre où était sa place ici. Ce devait être quelqu’un de son monde, puisqu’elle la connaissait, mais qui ? Quinn était persuadée de n’avoir jamais vu sa tête – ceci étant dit, elle n’avait pas retenu le visage de tous ses opposants, alors c’était difficile à dire.

Une vive douleur à la main lui fit lâcher son emprise, et l’ancienne Reine Rouge baissa sa garde le temps de regarder l’entaille qu’on lui avait faite. Cette connasse ne l’avait pas loupée, un long filet rouge coulait déjà de sa paume. Quinn n’avait rien contre la vue du sang, mais elle préférait largement lorsque c’était celui de ses ennemis. Si elle était déjà en colère, désormais elle était dans une fureur noire. La garce ne perdait rien pour attendre. C’était une vraie plaie de ne pas avoir ses bourreaux avec elle pour trainer la nuque de cette imprudente sous leur hache. Tant pis, elle ferait sans.

La blonde lui rappela ce qui était arrivé à son cher Bandersnatch, et Quinn put enfin la replacer. C’était elle ! L’espèce de rat avec son cure-dent ! Elle aurait dû y faire le lien plus tôt, maintenant qu’elle y pensait, elle avait une bonne tête de rongeur. Et regardez comme ça veut jouer les héros, à parler de son épée qu’elle n’avait pas sur elle. Quinn ne put empêcher un sourire mauvais quand elle parla de ses exécutions. Encore aujourd’hui, c’était le meilleur moyen d’instaurer la terreur. Et tout le monde était toujours plus faible, face à la peur.

« Oh, quelques centaines, peut-être plus ? Moi-même, j’ai arrêté de compter. Tu ne seras sans doute pas la dernière sur la liste. »

Bien sûr, dans ce monde régi par la démocratie où le crime était puni, couper des têtes était bien moins aisé, d’autant plus que Quinn était plutôt du genre à regarder le spectacle qu’à se salir elle-même les mains. Mais pour un tel affront, peut-être qu’elle pourrait faire une exception, si elle parvenait à l’isoler dans un endroit sans témoins et à trouver une arme décente. Au moins, elle pouvait toujours l’imaginer, cette simple pensée avait quelque chose de satisfaisant. Et puis, qui regretterait la vie d’un rat ? Prise dans l’élaboration mentale de son plan machiavélique, Quinn ne vit le poing de la blonde se fermer et s’approcher d’elle qu’au dernier moment, ne lui laissant tout juste le temps que de fermer les yeux par réflexe tandis qu’il s’abattait violemment contre son visage. Déséquilibrée, elle recula de quelques pas, manquant de tomber à la renverse, mais parvint à rester debout par miracle. Elle porta ses mains à ses joues et son nez, les massant pour faire passer la douleur, et hurla :

« Espèce de sale rat ! Je vais te… je vais te… te massacrer ! Coupez-lui la tête ! COUPEZ-LUI LA TÊTE !! »

Mais personne ne vint pour lui couper la tête. En vérité, il n’y avait même plus grand monde dans le salon de thé. Les familles avaient fui pour protéger les plus jeunes des deux folles, quelques clients ne voulaient rien à voir avec ce grabuge et la plupart étaient sortis pour filmer la scène derrière la vitrine. Quant à la gérante, elle criait au téléphone, suppliant la police de faire vite pour les arrêter une bonne fois pour toutes. Pour Quinn, faire de la garde à vue n’était pas l’idée la plus plaisante, elle qui avait une réputation à tenir si elle voulait continuer à agrandir son empire qu’était le casino, mais à ce moment précis, ça n’avait plus vraiment d’importance. Tout ce qu’elle voulait, c’était d’attraper cette tarée et lui faire mordre la poussière.

Mais l’autre en face semblait avoir eu la même idée de son côté et, plus rapide, elle se jeta sur elle. Cette fois-ci, Quinn tomba véritablement à la renverse et son dos frappa violemment le sol. La douleur envahit tout le haut de son corps, mais elle était bien trop en colère pour s’en rendre compte. Profitant du fait que la blondasse était assez proche d’elle pour la garder au sol, elle releva sa tête et mordit son nez à pleines dents, serrant sa mâchoire du plus fort qu’elle put, comme si elle voulait le lui arracher. Elle lâcha prise finalement, mais n’en ayant pas terminé avec elle, lui envoya un coup de pied un peu au hasard, pour se libérer et se remettre debout.

« Mais qu’est-ce que tu as cru ? Qu’une espèce de microbe comme toi pouvait te battre contre moi, tout ça parce qu’on fait maintenant presque la même taille ? Tu parles du désert, mais tu oublies une chose. J’ai été ta souveraine. Je n’ai peut-être plus de royaume, maintenant, mais j’ai encore le pouvoir de te réduire en cendres. »

Si elle avait encore eu son Jabberwocky, sa dernière phrase aurait sans doute eu plus de puissance, mais il allait falloir qu’elle fasse sans. Et vite, car elle entendait déjà les sirènes des voitures de police, au loin. Malheureusement, il n’y avait rien autour d’elle qui puisse réellement blesser son ennemie. Saleté de salon de thé, ce n’était pas son ancien palais qui aurait manqué d’armes ! Faute de mieux, elle s’empara d’une chaise vide et l’envoya valser sur son adversaire, les pieds devant. Si seulement elle avait de quoi y mettre le feu, elle aurait pu mettre sa menace à exécution, mais il n’y avait même pas une seule allumette autour d’elle, et encore moins des bouteilles d’alcool pour fabriquer un cocktail molotov – elle n’en avait jamais fait, mais elle en avait déjà vu dans des films et trouvait cette invention absolument excellente. Décidemment, cet endroit était parfaitement inutile. Elle devrait se contenter de lui envoyer de simples objets à la tête, en espérant que l’un d’eux finisse par l’assommer.

Cette folle ne perdait rien pour attendre. Elle devait se prendre pour son égale, dans ce monde si banal dans lequel la Reine Rouge n’avait plus de couronne, comme si elle oubliait qu’il n’y avait encore pas si longtemps elle n’était qu’un rat du peuple qui pliait sous sa souveraineté. Elle lui manquait de respect, à présent - personne n’aurait osé faire ça du temps où elle avait encore son trône.

« Tu feras moins la maline lorsque tu me verras reconquérir ce nouveau monde. Ici l’argent fait le pouvoir, et crois-moi, j’en ai déjà bien assez pour te réduire en poussière, saleté de rat ! »

Elle regretta que la chaise ne l’ait pas plus touchée, la blonde semblait s’en être sortie avec une simple douleur à l’épaule. La police arrivait, à en croire les sirènes des voitures qui se rapprochaient, menaçantes. Quinn n’avait pas vraiment envie d’avoir des problèmes avec la justice. Elle pourrait certainement s’en sortir rapidement, avec quelques pots-de-vin par-ci par-là, ce n’était pas l’argent qui lui manquait ; mais pour sa réputation et celle de son casino, elle préférait éviter. Elle voulait les forces de l’ordre dans sa poche, pas aller faire un tour dans leurs cellules.

D’un autre côté, elle ne voulait pas abandonner le combat en premier. La folle en face d’elle l’avait bien trop énervée pour qu’elle la laisse s’en sortir aussi bien. Cherchant près d’elle un nouvel objet à lui envoyer dans la tête, Quinn ne vit le plateau de cupcakes foncer vers elle au dernier moment, ce qui ne lui suffit pas pour l’éviter, et le regarda s’écraser contre son visage sans qu’elle ne puisse rien y faire. Déséquilibrée et à moitié sonnée, elle tomba sur les fesses et n’entendit qu’à demi-mot les paroles de la souris. Quand elle s’aperçut qu’elle était en train de partir par les cuisines, l’ancienne Reine siffla entre ses dents :

« C’est ça, fuis donc. Je te retrouverais, espèce de folle, et tu me le paieras. »

Elle se releva difficilement, au moment même où les voitures de police se garaient dans la rue du salon de thé. Par chance, elle avait encore un peu de temps pour fuir, la foule étant si dense qu’elle bouchait l’étroite allée devant. La patrouille était encore à une vingtaine de mètres, c’était très peu, mais si elle se dépêchait, elle pouvait encore s’en sortir. Sans attendre, elle saisit une chaise et l’envoya de toutes ses forces contre la vitrine en verre qui explosa en milliers de morceaux, puis courut et s’échappa de la rue le plus vite qu’elle le put. Elle détestait faire ça, être une fugitive, c’était pour elle comme une humiliation. Elle préférait largement être celle que l’on craignait, celle devant laquelle on fuyait ; pas l’inverse. Ce fut donc folle de rage qu’elle rejoignit l’aéroport, plus qu’impatiente de retourner chez elle, dans son casino. Au moins, là-bas, lui donnait le respect qu’elle méritait. On la traitait comme une Reine, et c’était tout ce qu’elle demandait.