Alors c'était ça New York... Cette ville avait attiré la curiosité du renard dès qu'il en avait entendu les premiers échos. Immense, cosmopolite, vivante quelle que soit l'heure, une jungle urbaine, très différente de la froideur dans laquelle il avait commencé sa vie humaine à Paris. Chacun des nouveaux descriptifs qui s'ajoutaient aurait pu tout autant qualifier Zootopie, autant dire que l'envie montait en Nick d'aller voir "la grosse pomme" de ses propres yeux. Même les quartiers lui avaient semblé calqués sur ceux de sa ville ! Comment ne pas penser aux lemmings - de précieux clients - en entendant parler des sérieux hommes en costume de Wall Street ? Ou à Mr Big avec la mafia italienne de Little Italy ? Aussi, il n'avait pas hésité un seul instant à saisir la première occasion qu'il trouvait de s'y rendre, persuadé de rentrer chez lui. Et pourtant...

Certes, la ville ressemblait bien plus à ce qu'il avait connu que Paris. Mais... New York était si grise, si triste en comparaison de Zootopie. Où étaient les bâtiments aux formes extravagantes qui permettaient aux différentes espèces de cohabiter ? Où étaient les couleurs vives de sa cité ? Et surtout, c'était ça, hétéroclite pour les humaines ? Justes des humains de différentes origines ? Mais en quoi c'était cosmopolite ça ? Ils étaient tous de la même espèce ! C'était comme dire qu'un loup gris et un loup brun qui cohabitent, c'est de la mixité. Et encore, les loups entre eux avaient peut-être plus de différences que deux humains... Bon certes, ici les animaux ne parlaient et marchaient pas, donc difficile de faire cohabiter plusieurs espèces, mais "accepter" des gens de sa propre espèce e s'en vanter, il n'y avait vraiment pas lieu !

Bref c'est assez - bon, okay, très - déçu que Nick déambulait dans les rues de New York. La ville n'était pas si mal, et il s'y sentait bien plus chez lui qu'à Paris. Mais c'était tellement loin de ce qu'il avait espéré ! Et bien qu'il ait tenté de se le cacher tout ce temps, par fierté et par son esprit de contradiction légendaire, le constat était maintenant accablant : sa ville lui manquait. Son emploi lui manquait. Son monde lui manquait. Et peut-être plus encore, sa lapine lui manquait. Sans qu'il sache trop pourquoi ni comment, ses pas avaient menés notre renard dans un bar du Bronx, où il espérait noyer son désarroi dans l'alcool, comme disaient les humains.

Et peut-être que ça marche, après tout. Car quelques verres plus tard, son humeur s'était déjà améliorée. Et les couleurs de la voiture de police qu'il distinguait devant son refuge temporaire n'y étaient pas pour rien. NYPD. Ce sigle lui parlait tellement, et cette voiture ressemblait parfaitement à une version humaine de celles qu'il avait laissé Carotte conduire à Zootopie - ne jamais vexer un lapin flic. Non, vraiment. Quoi qu'il en soit, cette vision lui mit du baume au coeur. Et l’encourageait dans la perspective de venir s'installer à NY. Au moins ici, il reconnaissait certains aspects de sa ville, et ce serait plus facile de s'y intégrer que dans sa ville actuelle. Peut-être que malgré tout, un déménagement serait le bienvenu.

Intrigué par la voiture de police, le renard sortir de sa taverne et crut halluciner un instant. Une humaine, pas très grande, était penchée sur le pare-brise d'un véhicule civil pour y déposer un PV qu'elle venait de dresser... Avec un stylo carotte. Nick resta figé un moment qui lui parut une éternité tandis qu'il observait la jeune femme, avant de se frotter les yeux. Ces expressions, cette façon de se déplacer, et ce stylo. C'était impossible, pas vrai ? ça ne pouvait pas être...


"... Carotte ?"

Le mot avait fusé, sans qu'il parvienne vraiment à le retenir. Et il ne parvenait pas à détacher ses yeux de la mince silhouette. Bien que plutôt fermé à toute figure religieuse - humaine ou animale - Nick priait pour ne pas se tromper. Jamais il n'avait autant espéré que son instinct dise vrai, que la demoiselle en face de lui était sa lapine et que tout redeviendrait comme avant. C'était ça ou passer pour un alcoolique et gagner une nuit en cellule de dégrisement. Dans tous les cas, les dés étaient jetés.

Nick resta interdit, suspendu à la réaction de la jeune policière, visiblement très perplexe par l'interjection du renard. Elle se contentait de le détailler, cherchant probablement à savoir s'il était ivre, sous l'emprise de substances illicites, voire fou. Elle n'avait cependant pas fui, ni appelé de renfort, bonne nouvelle, au moins elle ne le pensait pas dangereux. Mais adopta toutefois une posture défensive. Nick crut à une mauvaise blague. Lui qui avait toute sa vie été traité avec méfiance, jusqu'à ce qu'une jeune lapine cherche à voir au-delà des apparences et l'encourage à prouver au monde que l'espèce à laquelle il appartenait ne nuisait en rien à sa valeur, voilà qu'il devait maintenant se heurter à la même méfiance d'une version humaine de son lapin gardien. Tu parles d'une ironie du sort !

Heureusement, la policière finit toutefois par se rasséréner en constatant que le mot  « carotte » lancé plutôt l'avait probablement été du fait son stylo, et que l'interlocuteur n'était pas dangereux. Une réaction tout à fait normale comme n'importe quel humain pourrait avoir, en somme. Alors cette silhouette fluette n'était réellement pas celle de Judy et Nick s'était fait des idées ? Après tout, si c'était bien elle, pourquoi n'aurait-elle pas réagi à ce surnom ? Et pourquoi lui l'aurait-il reconnu et pas elle ? Nick pouffa intérieurement à la réponse que Clawhauser aurait faite s'il avait pu entendre les pensées du renard « L'amour, quelle question ! » L'amour, bah voyons. Comme si Nick pouvait éprouver ce genre de sentiment pour Judy. Elle lui manquait, voilà tout. Et à bien réaliser, Zootopie et ses habitants lui manquaient cruellement eux aussi.

C'était peut-être ça l'explication. La raison pour laquelle son instinct lui hurlait de ne pas laisser tomber, que quelque chose en lui était catégorique, que c'était bien son lapin crétin qui se tenait devant lui. Ça ou l'alcool, la déception, la fatigue, ou beaucoup d'autres choses en fait. Dan tous les cas, le renard d'affaires voulait s'accrocher à cet espoir de toutes ses forces. C'était décidé, il ne laisserait pas tomber. Du moins, pas avant d'en avoir le coeur net, il traînait déjà bien assez de regrets pour rajouter celui-là. Mais comment se renseigner sans éveiller les soupçons si cette demoiselle n'était pas sa lapine ? Lui glisser subtilement des indices sur son identité, ou lui rappeler certains souvenirs peut-être ?


«  Je… Non, ce n'est pas ma voiture. » répondit-il sur un ton absent, l'esprit focalisé sur l'indice qu'il pourrait glisser sans éveiller de soupçon. « Depuis qu'une amatrice de carottes m'a mis une sucette dans l'oeil en freinant brusquement, je ne monte plus en voiture » eut-il envie de rajouter avant de réaliser que c'était bien trop louche pour ne pas risquer sinon l'internement, au moins la cellule de dégrisement pour la nuit.

« Je ne sais pas non plus à qui elle appartient, peut-être à un parrain de la mafia qui possède une entreprise de location de limousines, allez savoir » lança-t-il sur le ton de la plaisanterie.

Pas exactement l'épisode le plus représentatif de ce qu'il avait vécu avec Judy, mais au moins une boutade ne devrait pas lui attirer d'ennui. Et s'il se trouvait bien face à celle qu'il pensait, une réaction ne se ferait pas attendre. Ou du moins, le renard l'espérait.

Nick riait intérieurement. Pas de doute, c'était bien sa Judy. Même sous forme humaine, elle restait un vrai livre ouvert, toutes ses émotions transparaissaient sur son visage d'une façon presque ostentatoire. Et pour quelqu'un d'aussi observateur que le renard, l'avoir en face de soi était un véritable plaisir. Il s'amusait toujours autant de voir l'ascenseur émotionnel se dessiner sur le visage de sa lapine. L'émotivité était un trait courant chez les lapins – c'est d'ailleurs une des choses que Nick aimait le plus chez eux, ils sont tellement manipulables et innocents, c'en est presque… Touchant. Mais Judy avait toujours été spéciale. Bien plus sensible que la majorité de son espèce, et bien trop fidèle à elle-même pour parvenir à dissimuler ce qui se jouait dans sa tête. Et ça, le renard avait eu tout le temps de le découvrir et l'apprécier. Une véritable bouffée d'air frais pour quelqu'un comme lui, élevé dans l'idée que seuls le mensonge et la manipulation pouvaient le mener quelque part. Il ne le confesserait jamais à l'intéressée, mais cette franchise à toute épreuve de sa partenaire le faisait littéralement craquer.

Nick s'adossa à la voiture et examina le visage du lapin pour en décrypter chaque émotion : d'abord l'espoir qu'elle avait eu de retrouver son meilleur ami. Ensuite, le visage renfrogné et cette pensée que c'était ridicule et que tout ça n'était qu'une coïncidence. Puis à nouveau le doute, le « et si c'était lui ?» auquel elle avait désespéramment envie de croire sans trop oser. Et enfin le « attends, ne te précipite pas Judy, c'est peut-être un piège ». Le renard avait beau avoir traversé un cheminement de pensées similaire, son raisonnement n'avait pas été aussi visible, et il s'amusait beaucoup à regarder son ancienne partenaire, fidèle à elle-même. Et dans un sens, ça le rassurait, même s'il refusait de se l'avouer, elle n'avait pas changé d'un iota. Peut-être qu'il allait enfin pouvoir retrouver un repaire, et pas des moindres !

L'homme d'affaires se demandait comment faire durer la blague. En vérité, il mourait d'envie de se jeter sur son ex-coéquipière, de la serrer dans ses bras, et ne plus jamais la lâcher. Mais il était bien trop fier pour l'admettre et faire le premier pas. Et puis ça faisait partie de leur jeu, c'est comme ça qu'ils fonctionnaient : il la poussait gentiment à bout, elle réagissait au quart de tour, lui rendait la monnaie de sa pièce, ils riaient et restaient proches, c'était leur truc à eux. En plus, il ne serait pas difficile de faire bondir vers lui quelqu'un d'aussi émotif que Judy, il suffirait de pousser un poil plus loin la plaisanterie avant de révéler son identité, surtout après le manque, l'inquiétude, et l'incompréhension qu’elle avait dû ressentir, comme lui de nombreux mois auparavant.

« Un opossum ? Idée intéressante, mais je vote pour la musaraigne, qui vivrait dans la version miniature d'une gigantesque ville cosmopolite. »

Il laissa une pause – pour le drama – avant d'ajouter dans un grand sourire

« Une gigantesque ville cosmopolite où une jeune agent de police aurait débarqué d'une petite ville de campagne, disons spécialisée dans la plantation de carottes, pour réaliser son rêve de rendre le monde meilleur, et appris que la réalité est plus complexe qu'elle ne le pensait suite à une enquête mouvementée qu'elle a pu résoudre grâce à l'aide de votre serviteur »

Nick imita une révérence et se redressa, bras ouverts, prêt à recevoir le lapin qui se jetterait probablement bientôt dedans.

« T'as mis le temps avant de capter, quelle que soit ton apparence, t'es vraiment un lapin crétin. Tu le sais, pas vrai ? »

Bien qu'il ne l'admettrait probablement jamais, Nick était profondément heureux à cet instant. Sûrement plus qu'il ne l'avait jamais été dans sa vie d'humain. Enfin les choses avançaient, enfin sa vie reprenait un sens ! Enfin, il rentrait chez lui.

Le voilà le câlin qu'il attendait ! Enfin les choses repartaient dans la bonne direction ! Nick ne put retenir une petite pique pour taquiner sa lapine, ce qui la fit le serrer encore plus fort, si bien qu'il en eut momentanément le souffle coupé. Alors que le renard approchait l'asphyxie, Judy accepta finalement de desserrer son étreinte et lui asséna quelques remarques semi-acerbes - signe chez elle d'une fausse contrariété. A nouveau libre de ses mouvements, Nick détaillait son amie du regard, incrustant dans sa mémoire détail de sa nouvelle apparence. Cette petite taille, cette silhouette fine mais musclée, ces grands yeux expressifs, cet air à la fois fragile et déterminé, elle n'avait pas changé ! Et aussi étrange que ça puisse paraître, bien qu'ayant perdu grandes oreilles et fourrure, elle ressemblait toujours à la lapine qu'elle était autrefois.

Nick se demanda si lui aussi ressemblait à l'animal qu'il avait été. Depuis son arrivée dans son monde, il n'avait pas réellement réussi à s'adapter à sa nouvelle apparence. Pas qu'elle lui déplaise, bien au contraire. Mais... Ce n'était pas lui. Il ne se reconnaissait pas. Est-ce que lui aussi, à cet instant précis, il ressemblait à nouveau à qui il était à Zootopie ? S'il pouvait se regarder, est ce qu'il se reconnaîtrait enfin, et pour la première fois ? Il voulut se pencher pour observer son reflet dans le pare-brise de la voiture, mais la lapine se plaça devant lui et l'assomma de questions avant même qu'il n'en ait le temps.

"Euh je euh". Et une autre question. Puis une autre. Et encore une dernière. C'est qu'elle s'excitait la lapine !

Elle était vraiment aux anges. Son sourire était tellement grand qu'il en serait presque inquiétant. Presque. Puis le renard réalisa qu'il devait avoir une expression assez similaire. Il se demanda un instant lequel d'entre eux souriait le plus. Elle, probablement, mais il devait lui aussi avoir cet air de soulagement et de bonheur intenses qui exagéraient son sourire presque au point de déformer ses traits. En tout cas ses zygomatiques commençaient à devenir douloureux.

"Du calme, Carotte, une question à la fois s'il te plait" commença-t-il en souriant. "Je vais pas m'envoler tu sais" ajouta-t-il en lui donnant un petit coup de coude amical.

"Je vais tout te raconter, promis. Et écouter ton histoire aussi. Mais je pense que ça va prendre un moment. Tu ne veux pas qu'on se retrouve après ton service pour en discuter ? "

En réalité, Nick avait très peur de laisser Judy partir. Et si elle disparaissait à nouveau ? Mais il était aussi un peu sonné de ces retrouvailles impromptues - l'émotivité du lapin commencerait-elle à déteindre sur lui ? Il avait besoin de mettre de l'ordre ans son esprit. Par où commencer ? La disparition ? Est ce qu'elle aussi s'était volatilisée et retrouvée perdue au milieu de nulle part, et dans un corps humain ? Étaient-ils les seuls ? Que se passait-il exactement ? Trop de questions sans réponse, et ils ne seraient pas trop de deux pour y faire face. L'équipe de choc reprenait du service !