Confortablement assis dans son fauteuil Napoléon III, Charles contemplait le fond de son verre de bourbon. Il devait être dix-sept ou dix-huit heures et la chaleur était étouffante. L’été avait été caniculaire ici à Londres, et bien que la fin août approche à grands pas le mercure ne faisait pas mine de redescendre.

Intérieurement, Charles pestait : qu’est-ce qu’il pouvait détester cette impuissance ! Il était contraint à supporter cette chaleur du diable, coincé dans ce corps si facilement victime des éléments ! Voilà maintenant près d’un an qu’il se traînait sous cette apparence dans ce monde étrange mais il ne s’y habituait toujours pas. Comme un malade qui regarde derrière lui en regrettant de ne pas avoir assez profité de sa santé, Charles regrettait amèrement sa vie de génie. Je serais prêt à retourner dans cette putain de lampe pour retrouver Agrabah, B*RDEL !.  Furieux, il finit son verre d’une traite avant de le lancer à l’autre bout de la pièce. Le récipient en cristal s’explosa dans un tintement musical contre le mur, nouvelle victime de l’impulsivité du génie qui, depuis qu’il était arrivé sur terre était prône aux crises de colère, souvent démonstratives. Ces dernières ne duraient néanmoins jamais longtemps ; l’avantage d’un tempérament explosif c’est qu’il ne se manifeste que par éclats. Si l’homme regrettait donc souvent ses réactions inconsidérées, il n’essayait pourtant jamais de les mesurer.

Une sonnerie stridente ramena Charles à la réalité. Il se leva promptement pour accueillir ses clients du jour, essuyant prestement les pans de sa veste neuve : la première impression était primordiale et l’homme coquet.
Un léger scintillement au coin de l’œil lui rappela le verre cassé jonchant son sol. D’un geste mécanique, il s’apprêta à claquer des doigts et merde ! encore une fois, la réalité de sa nouvelle condition le rattrapait. Excédé, il poussa alors du pied les débris translucides derrières les lourdes tentures de velours sinople. Quelques secondes plus tard, Madame Miller et son mari arrivaient dans son cabinet. Lorsqu’il était arrivé sur terre, le génie s’était retrouvé assez désemparé : sans pouvoirs dans un monde où tout a un prix il ne devait sa survie qu’à sa créativité et à son intelligence hors du commun. Il s’était alors retourné vers un business qu’il connaissait bien : exaucer les vœux de chacun, à la différence près qu’il le faisait ici contre des honoraires exorbitants. Face à tant de richesses, Charles était rapidement retombé dans ses vieux travers et n’hésitait jamais à plier la morale lorsque cela l’arrangeait. Cela tombait bien ; les désirs les plus profonds de hommes frôlaient souvent l’illégalité. De son temps de génie, seul un principe lui restait : il ne provoquait la mort de personne. Pour le reste, il estimait que sa destitution -car c’est comme cela qu’il vivait son arrivée sur terre- pouvait bien justifier tous ses actes, pourquoi être vertueux en effet, si la seule conséquence en était de se retrouver coincé dans ce trou à rats ?

- Madame Miller ! Ravi de vous revoir ! Que puis-je faire pour vous aujourd’hui ?

Et alliant le geste à la parole, il déposa un cérémonieux baise-main sur les doigts graciles de la jeune femme. Mielleux ? Certes. Hypocrite ? Peut-être. Mais bon sang qu’est-ce qu’il aimait jouer la comédie ! Le monde était sa scène et ses clients ses spectateurs. Chaque rendez-vous flattait son égo et il savait que, même s’il détestait la vie des hommes, il se délectait de son nouveau métier. C'était alors que toute l'excentricité de sa personnalité trouvait à s'exprimer : blagues loufoques suivies de sourires charmeurs, gestes théâtraux et clins d’œils farceurs, il gérait ses affaires humaines avec le même bagou et le même enthousiasme que ses affaires magiques, les pouvoirs en moins.

[J'espère avoir assez mis en exergue certains traits ? Si jamais, c'est sur ceux-ci que je voulais insister :) : irritable - colérique - impulsif - intelligent - créatif - coquet - charismatique - passionné - à la morale variable - vénal - arrogant. ]

Noir. Il faisait noir dans cette foutue lampe. Un noir d’encre, rendant presque l’air irrespirable tant il paraissait lourd. L’obscurité était là depuis longtemps. Tellement longtemps qu’il n’aurait pas réellement su dire combien de temps. Il fouillait ses souvenirs pour s’occuper, mais même plusieurs siècles de vie ne suffisaient plus à remplir le vide de son existence. Alors il errait, dans le noir.

- AAAAH

Charles se réveilla en sursaut, trempé de sueur. La respiration haletante, il lui fallut encore quelques secondes pour reprendre pied avec la réalité. Les mains encore tremblantes, il attrapa le verre d’eau posé sur sa table de nuit. Depuis qu’il était arrivé dans ce satané monde il ne cessait de faire des cauchemars : l’un des inconvénients d’être contraint de dormir. Aussitôt qu’il fermait les yeux, il ne cessait de se retrouver dans cette maudite lampe, prisonnier à nouveau. Il était vrai qu’il avait en réalité passé l’essentiel de sa vie coincé dans ce vieux bibelot, n’en sortant sporadiquement que pour combler les désirs superficiels d’humains mal embouchés, souvent désagréables et toujours trop directifs. Un seul de ces êtres insignifiants l’avait marqué, et pour cause : Aladdin l’avait libéré. Les douceurs d’une vie sans chaînes n’avaient pourtant pas duré longtemps puisque à peine quelques mois plus tard le génie se retrouvait à nouveau enfermé, dans une prison de chair et de sang cette fois. Il avait alors été contraint de devenir ce qu’il méprisait le plus : un homme.
Si déjà au milieu du désert brûlant de son pays natal il avait du mal à respecter cette espèce ne réagissant qu'à ses plus bas instinct, c'était encore pire sur terre. Son dégoût de l'homme n'avait pourtant pas toujours été si radical : à Agrabah, en compagnie d'Aladdin et parfois de Jasmine, il avait pu apercevoir de la bonté dans leur âmes et l'apprécier à sa juste valeur. Il était vrai qu'après la défaite de Jafar la vie avait pris des accents bucoliques au palais et, enfin libéré, le génie s'était doucement défait de l'amertume et de la rancœur de ses années de réclusion Il était heureux.
Quelques heures après le mariage de Jasmine et Aladdin, tout avait basculé. Les festivités des noces battaient encore leur plein quand le génie décida de s'esquiver quelques instants. L'ivresse de la soirée l'avait contaminé et il avait besoin de prendre quelque peu l'air, à moins que l'alcool n'aie maintenant prise sur les créatures surnaturelles. Du balcon qu'il avait choisi pour respirer il avait une vue parfaite sur la fête. Les longues tentes de soie brodée s'étendaient de part et d'autre de la fontaine du jardin royal dans des reflets irisés. Les lampions et les lampions et les lampes à huile, tous de tailles et de couleurs distinctes brillaient doucement dans la crépuscule, soulignant d'une lumière orangée les visages heureux des convives. Au delà du brouhaha des conversations animées, l'on pouvait entendre les musiciens jouer l'une des valses orientales d'Amina Srarfi. Dans un soupir de contentement, le génie se permit de fermer les yeux un instant ; l'instant de profiter du bonheur qui lui était offert.

Lorsqu'il les ré-ouvert, tout avait disparu. Devant lui s'étendait une avenue sans fin sur laquelle se tenait une foule extraordinaire. Il se sentait différent, plus.. tangible. Il baissa les yeux pour constater qu'il avait désormais forme humaine. Paniqué, le génie leva les yeux au ciel : les constellations n'étaient pas les mêmes, il avait donc changé de monde. Entre panique, humeur et désespoir l'homme attrapa une jeune femme à la volée dans la foule.

- Où suis-je ?! Aidez moi s'il vous plaît !
- Lâchez moi, malotru ! répondit-elle, avant de se retourner vers son compagnon "Quel malade celui-là !"

Alors il couru. Il ne savait pas où il allait ni même si il sortirait de ce labyrinthe un jour, mais il courait avec l'énergie du désespoir espérant à chaque coin de rue apercevoir la réconfortante architecture des bâtiments en pierre ocre d'Agrabah. Il couru longtemps, appelant à l'aide tant qu'il le pouvait, mais à chaque fois les regards méprisés ou apeurés des passants lui faisait reprendre sa course. Exténué, il fini par s'endormir dans un coin de rue à même le sol dans un quartier aussi sombre que ses pensées ce soir là.
Les jours et les semaines suivantes avaient été misérables. Le génie avait dû se résoudre à la mendicité et au bon vouloir des gens. Malheureusement, dans la capitale parisienne il était là un paris risqué. Il comprit rapidement qu'il ne trouverait aucune aide ici bas que ce soit pour survivre ou pour rentrer chez lui. L'homme était ici tel qu'il s'en souvenait de ses innombrables années d'esclavage ; égoïste, individualiste, grossier et cruel, et il était dans la rue à leur merci. Furieux, le génie s'était alors fait la promesse de ne plus jamais baisser sa garde.

Installé derrière son bureau inondé de dossiers, Charles sortit de ses pensées le temps de se servir un verre de bourbon avant de jeter un coup d’œil à sa montre, six heures… ma foi ! d’un geste désinvolte, il alluma une cigarette et inspira longtemps la fumée âcre. Derrière les lourds rideaux de velours qui occultaient parfaitement la pièce, le soleil se levait déjà sur la capitale anglaise. Au départ arrivé à Paris, Charles avait rapidement déménagé à Londres, préférant de loin la classe britannique à l’impolitesse parisienne. De son séjour en France il ne garda que l’alias qu’il s’était choisi : Charles de Valois.
En arrivant en Angleterre, Charles s’était fait passer pour un dignitaire Français, ce qui lui avait valu quelques ennuis par la suite. Qu’importait, lorsqu’il fût découvert, il avait déjà mis sur pieds un business florissant. Grâce à un charisme impressionnant et une curieuse capacité à toujours savoir ce que chacun désirait, il était devenu ce que ces chers anglais appellent un fixer, et l’un des plus doués de Londres. Il lui peinait de l’admettre, mais ce métier lui avait permis de s’accoutumer à sa vie d’humain, voire de l’apprécier par moments.

Curieusement, le seul problème qu’il n’arrivait pas à régler était le sien : il était incapable de trouver, ne serait-ce que le début d’une solution pour retourner à Agrabah. Sans vraiment l’avouer, il commençait d’ailleurs à se faire à l’idée qu’il n’y retournerait pas. Il lui arrivait même parfois de croire qu’il sombrait dans la folie, de se dire qu’il avait toujours été humain et que ses souvenirs de génie n’étaient que désillusion, tant le monde autour de lui lui refusait son existence précédente. Parfois il doutait des semaines, parfois quelques secondes seulement. Il savait pourtant que s’il n’agissait pas rapidement il allait perdre toute notion de la vérité, de isa vérité. Mais seul ici, il ne savait que faire.
La sonnerie criarde de son téléphone sortit Charles de ses pensées. Qu’est-ce qu’il pouvait détester ces appareils modernes !

- Oui ?
- Je l’ai.
- Bien, j’arrive.

Sept heure trente, juste à temps. Sans plus de cérémonie, Charle se leva, enfila son pardessus, un chapeau melon, et disparu dans les rues londoniennes.