Elle campait au milieu de la réception, chancelante, le regard sautant d'un visage à l'autre, à la recherche de traits familiers. Cet examen silencieux des clients de l'hôtel n'avait pourtant rien de calme. Entre les soubresauts nerveux de son genou et l'infatigable tapotement de ses doigts sur son téléphone portable, c'était à peine si Honey tenait en place. Bientôt. C'était pour bientôt. Une question de minutes, tout au plus. Elle avait encore du mal à y croire. Gogo. Elle allait revoir Gogo. Et ce, d'un instant à l'autre. C'était irréel. Depuis que Mallymkun lui avait annoncé avoir retrouvé Gogo et organisé une rencontre, Honey bouillonnait, le cœur au bord du précipice. La nouvelle avait été aussi soudaine qu'éprouvante. Une bombe. Car bien qu'elle refusait de se l'avouer, par honte, Honey avait presque cessé de croire en de quelconques retrouvailles avec ses amis. En trois ans, la résignation avait eu le temps d'infiltrer ses pensées, elle y avait répandu son venin pessimiste et pourri ses derniers espoirs. Oh, elle ne s'était pas laissé aller au point de tout abandonner, Honey. Seulement, les nombreux échecs dont s'étaient soldé ses recherches l'avaient inconsciemment conforté dans l'idée que jamais elle ne reverrait ses proches. Désormais, elle riait au nez de ce découragement passé. Elle allait revoir Gogo. Peut-être la première retrouvaille d'une longue série.

Alors, elle guettait chaque allée et chaque retour. Alerte, Honey se donnait des airs de petit animal sauvage, prête à bondir aux moindres mouvements du côté de la porte principale. Enfin, une figure familière franchit le seuil. Honey se leva. C'était elle. Aiko aurait pu le reconnaître entre mille, comme si le temps n'avait pas altéré ses souvenirs, comme si son apparence était restée inchangée malgré son changement d'univers. « Gogo ! » Cria-t-elle en se précipitant vers elle. La seconde d'après, Honey avait atteint sa cible. « Ay dios mio! Je n'arrive pas à y croire, c'est toi, c'est vraiment toi ! » Qu'elle s'exclamait tout en prenant son amie dans ses bras. L'émotion lui faisait presque perdre son anglais. Honey n'y croyait toujours pas. Pourtant, Gogo était là, bien réel.

Et tandis qu'elle la serrait autant que ses forces le lui permettaient, Honey se perdait dans une marée verbale. « Tu vas bien ? Tu as un toit sur la tête rassures moi ? Tu es à Paris depuis longtemps ? Tu as des nouvelles des autres ? De San Fransokyo ? Tu as disparu en même temps que moi ? » Elle parlait trop, trop vite, assommant son amie de questions presque contradictoires, ces mêmes questions qui n'avaient cessé de la tourmenter depuis son arrivée dans ce monde. « Tu m'as tellement manqué, si tu savais. » La voir devant elle, la sentir dans ses bras, c'était une véritable bouffée d'oxygène. Comme si elle avait passé ces dernières années à retenir son souffle, à attendre un écho de son passé, un signe, une preuve que ses amis allaient bien. Enfin, elle respirait.

Après quelques secondes, Honey finit par reculer, consciente du caractère insistant de ses gestes ainsi que de ses paroles. C’était plus fort qu’elle. Aiko avait toujours eu un don pour s’immiscer dans la petite bulle personnelle des autres. Elle s’y faisait une place au chaud jusqu’à la percer à grand coup d’enthousiasme. Sa colocataire avait trop souvent été la victime de ses fameux élans d’affections. « Non, tu sais quoi, on sera mieux autour d’un café pour parler de tout ça. Je t’invite ? À moins que tu ne préfères qu’on aille chez moi ? J’ai tout ce qu’il faut. » Dit-elle, tout sourire. Du thé, elles allaient en avoir besoin. Après tout, c’était trois années entières qu’elles allaient devoir rattraper.

De l'enthousiasme à l'émotion, il n'y eut qu'un pas. Un sourire, une parole. Gogo n'avait pas changé : c'était elle, fidèle à l'image de ses souvenirs. Sa main malicieuse s'écrasa contre son épaule et les larmes lui entravèrent la gorge. Des larmes de joie, mais surtout de soulagement. Enfin, elle n'était plus seule. Enfin, elle savait. Quoi ? Que Gogo était vivante, saine et sauve. Cette simple vérité ouvrait la porte à tous les espoirs d'un futur meilleur.

Honey avait trop longtemps ressenti son existence comme scindée en deux parties distinctes : il y avait l'avant et l'après. Le passé et le présent, imperméable. Avoir Gogo face à elle, c'était renouer avec ce passé disparu, cette vie aux allures de mirage dont elle doutait parfois de la réalité. Elle ne voulait pas oublier d'où elle venait, encore moins ceux qu'elle avait laissé derrière elle.

Ses mains enroulées autour de son bras, Honey avait immédiatement entraîné son amie jusqu'à l'ascenseur pour continuer leur conversation. « Tu sais, Hiro était très perturbé par le tout, pauvre petit. Il serait content de savoir que tu vas bien. » Sur le bouton du dernier étage, son doigt trembla légèrement. Oh, Hiro… Que devenait-il ? Lui qui avait déjà tant perdu. C'est le cœur chargé d'une tristesse amère qu'Honey découvrait le deuxième tranchant de ces retrouvailles ; La présence de sa vieille amie ne faisait que mettre en évidence les trop nombreuses absences. Sa famille, Hiro, Wasabi, Fred… « Pauvre Hiro… Ce qui est arrivé est horrible. » Affreux.

Ils avaient été arrachés à leurs proches, projetés dans un monde où la reconnaissance de leur drame ne pouvait se faire que dans l'intimité des secrets, condamnés à s'adapter sans jamais obtenir justice, plongée dans le doute… Cette expérience s'apparentait aussi bien à un cauchemar éveillé qu'à une tragédie. Ding ! Les portes s'ouvrirent. « Je n'ai jamais arrêté de vous chercher aussi. » Confia-t-elle en guidant Gogo dans les couloirs de l'hôtel. « C'était… Étrange. Une part de moi espérait vous voir à chaque coin de rue… » Combien de fois ses espérances s'étaient-elle emballés inutilement, en croyant reconnaître une silhouette familière parmi la foule ? « Mais d'un autre côté, tout ce que je souhaitais, c'était que vous ne soyez pas là, mais en sécurité, à la maison. » Loin des tourments de cette vie, dans le confort de leur quotidien.

Plus que la difficulté de leur nouvelle condition, c'était l'ignorance, qui la tenait parfois éveillé jusqu'au cœur de la nuit. Ne pas savoir. Elle était là, la véritable torture.

Il lui fallait penser à autre chose. Se concentrer sur le moment présent. Elle ne pouvait pas passer son temps à vivre dans le passé où à se perdre dans le futur, à regretter ou à anticiper : « Tu avais des gens pour prendre soin de toi ? Une nouvelle coloc aussi ? » Un sourire au coin des lèvres, elle répondit : « Oh, si tu savais ! D'ailleurs, c'est là ! » Aiko ria en déverrouillant la porte, impatiente à l'idée de faire découvrir tout un nouveau chapitre de sa vie à son amie. « J'ai dû te remplacer en effet… » Avoua-t-elle, taquine. « Mais avant, je te sers quoi ? Un café ? Assis toi, fais comme chez-toi ! Attends, je vais prendre ton manteau ! »

Quelques minutes et deux boissons chaudes plus tard, Honey déposa un plateau chargé de tasses et de pâtisserie sur la table basse. Malgré les années, une nouvelle vie et une nouvelle ville, Honey n'avais rien perdu de ses qualités d'hôte et de cuisinière. Elle s'installa confortablement en tailleur aux côtés de son amie, tout sourire, le cœur battant comme celui d'une adolescente sur le point de raconter ses amourettes d'été à sa meilleure amie. « Par où commencer… » Retour en arrière. 2015. « Je me suis réveillée à Londres, et je suis immédiatement tombée sur quelqu'un dans la même situation que moi. La fée Clochette en personne, si, je te jure ! » Rire. L'énoncer à voix haute était toujours aussi irréel. « Comme elle était dans ce monde depuis un moment, elle a tout de suite su me guider et elle m'a aussi proposé de rester vivre avec elle et son colocataire, Peter Pan. » J'ai fait une colocation avec Peter Pan et La Fée Clochette. Ils étaient peu à pouvoir se vanter d'une telle chose. « J'y suis restée un moment. Je ne sais pas ce que j'aurai fait sans Clochette, je lui dois tellement de choses... » Une dette qu'elle ne pourrait jamais complètement rembourser. Sa tasse de thé au bord des lèvres, elle enchaîna : « Enfin. J'ai essayé de refaire ma vie, les études en moins. » Et qu'est-ce que les bancs de l'université lui manquaient. « Et puis... j'ai rencontré Clémence. C'est avec elle que je vis maintenant, ici. J'ai enchaîné les petits boulots, mais maintenant que je peux en vivre, je me consacre vraiment à ma boutique en ligne, comme à San Fransokyo. J'ai aussi un blog, un compte instagram et une chaîne youtube à gérer. La chimie me manque, mais j'adore ce que je fais. » Un jour, peut-être pourrait-elle vivre ses deux passions. La jeune femme ne perdait pas espoir en l'avenir, plus encore maintenant que Gogo était là. « C'est fou le nombre de choses qui peuvent changer en quelques années... » Honey reposa sa tasse. « J'espère que les autres vont bien... Qu'ils ne sont pas perdus quelque part ici... Ou entre les mains des chasseurs... » Évidemment. Il avait fallu qu'elle en parle. Encore. Elle finissait toujours par revenir, cette ombre menaçante, presque obsédante, celle qui ne manquait jamais de se rappeler à Honey.

Elle était observatrice, Honey. Ses prunelles n'arrêtaient jamais d'observer, de détailler, d'analyser, les livres aussi bien que les visages, fournissant ainsi à son cerveau de petit génie toutes les informations qu'il réclamait au quotidien. Alors, ce fut très vite qu'elle remarqua le malaise sur les traits de son amie, tandis que les mots chargés de tourmente passaient ses lèvres. Une étrange vision. Aiko devinait chez Gogo une inquiétude qu'elle ne lui connaissait pas. Un poids lui tomba sur la poitrine. Elle avait changé. Elles avaient changé, altérées par ce monde et des angoisses que jamais elles n'auraient dû subir. Ce qu'elles avaient traversé, les films terribles qui continuaient à s'imposer à leurs esprits chargés de peur, Honey ne le souhait à personne.

Déjà, de nouveaux scénarios tintaient dans un coin de sa tête, tous plus terrible les un que les autres. Elle aussi, espérait que leur groupe ait été épargné par les chasseurs, mais elle savait pertinemment que ni la raison, ni l'intelligence, n'avaient leur place dans l'illogisme de leur situation.

Leiko se leva pour reprendre un café et ce fut soucieuse, l'esprit occupé de sombres pensées, qu'Honey acquiesça : « Je t'en pris, fais comme chez-toi. » Elle-même se serait volontiers servi un thé, ne serait-ce que par mimétisme nerveux, mais sa tasse était encore à moitié pleine. Ou à moitié vide. Parfois, la jeune femme n'était plus sûre.

Néanmoins, elle sourit, parce qu’elle le pouvait encore. L’heure n’était pas aux sentiments anxieux, pas en ces instants de retrouvailles. Combien étaient-ils encore, malheureux expatriés, à attendre un tel jour, à espérer un retour de leurs proches ? Sa chance, Honey en avait conscience.  Et elle joignit son rire à celui de son amie, savourant cette complicité retrouvée.

Oui, elle parlait toujours autant. Une nature pipelette qu’elle n’était pas prête de perdre, pas tant que la joie de vivre peignerait dans son coeur et qu’ils y auraient d’infortunés oreilles pour accueillir la longueur de ses monologues. Mais si elle bavardait, la jeune femme savait aussi garder le silence pour offrir son écoute aux autres.

Était-ce réel ? Être ici, entendre les paroles de Leiko résonner dans ses pensées, sentir ses bras se refermer sur elle dans une éteinte protectrice. Honey avait encore du mal à le réaliser. Non, il ne s'agissait pas d'un rêve. L'émotion se rappela à elle, et ce fut sur une Gogo rendue trouble par les larmes qu'elle reposa ses iris humides. Vite, elle passa une main sur ses joues pour effacer les sillons salés. « Entre les pleurs et les câlins, regarde un peu l'état dans lequel ça nous met cette histoire. Qu'est-ce que ça va être quand on va retrouver les autres ? » Rire. Du bout des doigts, elle ôta ses lunettes pour mieux en essuyer les verres que les larmes n'avaient pas épargné, manquant au passage de les échapper sur le sol lorsque son corps s'ébranla sous le coup taquin de Leiko. « Tu es rendu plus pâle que moi! » Nouveau rire, plus éclatant cette fois. « Quoi ? » S'étonna-t-elle en jetant un coup d'œil sur ses mains, comme pour s'assurer qu'elle n'avait pas changé de couleur de peau. Elle finit par coller son avant-bras à celui de son amie, amusée. Le sien ressortait toujours, légèrement plus bronzé. « Quoi, tu trouves ? » Oh, Gogo n’avait pas tout à fait tord. « Bon, c’est vrai que je sors moins. Je passe mon temps derrière ma machine à coudre ou mon ordinateur en ce moment. » Elle secoua la tête. « Il y a quelques mois, j’étais persuadée de pouvoir trouver une explication aux portails. Je me disais qu’en perçant leur secret, on serait capable d’en créer de nouveaux pour pouvoir rentrer chez nous. » Elle y avait cru, Honey, vraiment. C’était corps et âme qu’elle s’était jetée dans ses recherches, animée par un espoir optimisme et des promesses de retour. « Autant te dire que je n’ai pas beaucoup vu le soleil pendant cette période. » Nul besoin d’en ajouter plus, Leiko la connaissait, elle et ses habitudes de bourreau de travail. Déjà à San Fransokyo, il n’était pas rare de la voir disparaître des jours durant, recluse dans sa chambre en vu des examens. « Ça n’a mené à rien au final. C’est… Ça relevait… Non, pardon, ça relève de la magie, pas de la science, et ça, ça me dépasse. » Une gorgée de son thé plus tard, elle reprit : « Enfin, tout ça pour dire : attends un peu de voir cet été, que je reprenne le soleil ! Et puis, maintenant que tu es là, on aura l’occasion de refaire des sorties, comme avant ! » Elle avait hâte, s’imaginait déjà les futures activités qu’elles allaient partager entre amies. « Mais je parle trop encore, faut m’arrêter ! » Aiko donna un léger coup de coude à Gogo, en écho à son geste. « Parle-moi de toi maintenant ! Il a dû t’arriver des choses en un an et demi, non ? Je veux tout savoir ! Où tu habites, avec qui, ce que tu fais, qui tu vois, TOUT ! » C’est que la jeune femme était curieuse autant qu’elle était bavarde.