En route vers la sonnette, le doigt s'arrête. Un moment en suspens, le temps de composer son visage adolescent. Demi-lune de son sourire, arc décontracté de ses sourcils. Parmi la palette de ses expressions, Thäleia choisit celle qu'elle espère être la plus appropriée.

C’est Noël. The most wonderful time of the year, à en croire les chansons, les films, le monde. À la télévision, on chante les louanges du partage et de la famille. Bouillis d'une beauté heureuse aromatisée à un romantisme mièvre que l'ennui lui a enfoncé de force jusqu'au fond de la gorge. Regarde comme les gens sont contents Thäleia. C'est vrai que c'est beau. Les décorations, les illuminations, cette atmosphère qui réchauffe les corps et les cœurs. Faute d'un manteau immaculé, Londres s'est couvert de paillettes. Ça brille, c'est joli, elle apprécie. Alors pourquoi te fabriques tu un sourire Thäleia ? Pourquoi le bonheur ne peut-il pas s'inscrire de lui-même sur tes lèvres ?

La voilà seule, libre de laisser tomber les masques. D’être elle-même. Il est peut-être là, le problème : la naïade n’a pas envie d’être elle. (personne n’en a envie.) Et elle est seule. Seule sur ce seuil, déposée là comme la marionnette qu’elle est. Elle est seule, alors que films et romans lui ont vendu le rêve d’un Noël en famille. Quelle blague. Désormais, toutes ces belles images encore imprimées sur sa rétine ternes ne lui rappellent plus qu’une chose : qu’elle n’a pas de famille. Qu’importe. Pourquoi cela devrait-il commencer à l’affecter aujourd’hui ? Sirène sans attache, sirène loin de tout et de tous. Solitude devenue habitude. Ce n’est pas grave. Ça fait moins mal que l’abandon et la déception.

DRING

Pression du doigt sur la sonnette. Adolescente aux traits charmants, Thäleia trahit ses émotions, sacrifie sa raison, pour faire vivre l'illusion. « Bonjour. » Les lèvres sourient, mais ni l'œil, ni la voix, ne rient. Résultat illisible sur sa figure. Dérangeant. Et d'une œillade morne, elle s'abandonne à l'une de ses mauvaises habitudes : fixer. Les prunelles claires qui s'attardent et jaugent. C'est que le visage de son hôte lui donne matière à observer. Elle est belle, cette étrangère. Celle qu'elle devine être Dayhun, dégage à la fois intelligence et bienveillance.

Elle lui demande s'il viendra et Thäleia se contente de hausser les épaules, le regard envolé sur un coin de ciel gris, ailleurs, là où elle peut s'oublier un peu. « Il a été retenu. » lâche-t-elle, atone. Y a son cœur qui soupire sous le poids des espoirs qui s'écrasent. Elle n'en laisse rien paraître, ajoute un « Désolé. » pour la forme, suivi d'un « Merci de me recevoir. », tout aussi robotique, quoi que plus sincère. Que faire de cette gentillesse, de cette générosité si peu familière ? Thäleia, elle n'est pas encore rentrée, que déjà, la gêne lui retourne l'estomac. Sur le palier, elle se sent de trop. Plus encore suite à une nouvelle apparition. La jeune femme retint de justesse un mouvement de sourcil critique face à cette arrivée remarquée. En miroir, elle imite le salut de la brune, non sans la dévisager à son tour. « Enchantée. Thäleia. » La vivacité de Dayhun est absente du regard de le Sun, remplacée par quelques lueurs naïves. Toutes deux évoquent une douceur aussi frappante que dépaysante, à mille lieux de la dureté stoïque de Moonbin.

Les présentations terminées, on l'invite à entrer. Le manteau est accroché et les chaussures retirées. Le sac, lui, reste un instant entre les mains hésitantes. À l'intérieur, presque rien, juste de quoi se parer face à l'ennui et l'inconnu : sa lecture du moment Nocturnes: Cinq nouvelles de musique au crépuscule, son smartphone qu'elle s'empresse de récupérer, et son carnet de notes, petite chose croulant sous des coups de stylos inspirés, parfois rageur, souvent mélancolique. Finalement, les précieuses possessions finissent à même le sol, au coin du canapé.

Et maintenant ? Elle attend, ère un peu. C'est la première fois, qu'elle découvre le foyer d'une autre. Curieux, comme ces murs là lui semblent à la fois chargé d'intimités et de personnalités. Les siens ne sont que froideur. Une fois, elle a lu au détour d'une page qu'une maison était le miroir de l'intériorité. La stérilité de sa chambre doit en dire long sur la sienne, d'intériorité. Le regard continue sa visite silencieuse, s'arrête finalement sur quelques photos. Des souvenirs figés sur papier. Ça aussi, ça manque à sa vie. Elle aimerait ça, pouvoir enfermer dans un cadre ses sourires et ceux de ses sœurs disparues.

Une photographie attire plus particulièrement son attention. Des minois jeunes, des sourires, un paysage d'un autre monde. Une famille. Les yeux sautent d'une frimousse à l'autre, en soupçonnent un sans le reconnaître, hésitent avec un autre, identique : « C'est Moonbin là ? Sur la photo ? » Elle n'est pas sûre. L'esprit immortel n'est pas habitué au passage du temps sur les visages. « C'était à Jeju-do ? »