Un jour après l’autre.
Rien ne change. Pas même la tourmente de ses émotions névrosées. À force de le rencontrer, l’imprévisible aussi, devient prévisible. Thäleia se laisse flotter sur les vagues de son quotidien. Eaux tumultueuses, faites de larmes et d’un trop plein de pensées qui pourtant compose sa normalité.
Rien ne change. Les mêmes métros, les mêmes stations. Parfois, il lui semble qu’elle ne s’est libéré que pour s’enfermer dans une autre prison. Celle de l’argent. Celle de la routine. Elle se lasse, la sirène, là est tout son drame.
Thäleia aime ce qu’elle fait, pourtant. Sur scène, la jeune femme se sent un peu mieux exister, parce qu’elle ne peut respirer que lorsqu’elle peut chanter. Que lorsqu’elle est une autre. Et quel dommage que cet autre soit Ruby, la fée rouge. Des mois qu’elle se glisse dans la peau de ce personnage médiocre, des paillettes pleins le corps, des ailes plastiques lourdes dans son dos.
Ça fonctionne. La magie opère. Le petit théâtre fait salle comble et sur scène, comme en coulisse, on se réjouit de ce petit succès. On s’en satisfait. Pas Thäleia. Elle attend, compte les jours jusque’à la fin de son contrat. Elle veut plus, déjà.
Thäleia veut
toujours plus. Son carnet débordant de mélodies et de paroles, la sirène convoite un rôle plus grand. Elle rêve de sa propre pièce, de Broadway, de chansons un peu moins fades. Elle se rêve différentes, dans un autre appartement, loin de ses colocataires et de leurs avances. Elle se rêve moins seule. Elle rêve de ses soeurs. Souvent. Mais rêver n’est pas sans danger, Thäleia le sait, alors, elle préfère tuer ses espoirs plutôt que de se laisser emporter trop haut par les ailes de l’espérance. Ses soeurs sont sûrement encore à Neverland. Thäleia le leur souhaite. Il n’y a rien ici, ni pour elles, ni pour personnes.
Rien ne change. Les mêmes affiches où elle trône au centre. Les mêmes coulisses. Le même costume. Le tissus est criard, Thäleia a cette couleur en horreur, tout comme ces stupides ailes censée allumer des étoiles dans les yeux du public.
Ce soir encore, c’est pour lui qu’elle chante. Et ce soir encore, son regard s’égare, survole les privilégiés des premiers rangs. Partout, des enfants et leurs parents. Que trouvent-ils donc à ces mélodies qui l’ennuie ? Personne ne l’écoute vraiment, assurément. Chanson à peine écouté, déjà oublié, parce que ce n’est pas pour la qualité des textes qu’ils ont acheté leurs billets. C’est pour cette fausse magie qu’on tente d’imiter à coup de paillettes et d’effets. C’est pour ces maudites ailes en plastique.
Et ses prunelles montent encore, se perdent cette fois dans les rangées les plus élevés, jusqu’à s’arrêter.
Là, dans l'ombre, un fantôme.
Comme un visage familier, un vigile écho oublié. Son estomac se tord sous la grippe soudaine de ce
déjà-vu. Elle se souvient de ce jour où, par hasard, ses yeux ont trouvé Moonbin et Noah dans l’assemblée. Depuis, Thäleia nourrit à la fois l’espoir et l’angoisse de (re)voir une mine connue quelque part dans ces sièges.
Mais ce visage là est différent.
Ce visage là, c’est un fantôme qu’elle a attendu pendant si longtemps.
Et dans un battement de coeur, Thäleia détourne le regard, comme elle le ferait face à quelque chose qui effraie. Le moment s'effrite, il faut qu'elle quitte la scène, l'intrigue ne peut pas s’arrêter, tout s’enchaine à un rythme effréné, à l’image de ses pensées.
Elle n’entend pas la fin de la chanson.
Elle n’entend pas les applaudissements.
Seule le son de sa propre respiration parvient encore à se frayer un chemin jusqu’à sa réalité. Ça, et les notes d’un prénom aimé : Amaryllis.
C’était elle.
Là haut.
Sa soeur.
La tête entre ses mains, accroupie en coulisse, Thäleia cherche à reprendre son souffle.
C’était elle.
Là haut.
Sa soeur.
Mais en est-elle certaine ? Déjà, le doute s’insinue, perfide. Car combien de fois a-t-elle rêvé ses soeurs ? Combien de conversation muettes son esprit solitaire a-t-il entretenu avec ces chimères ? Et si cette vision n’était qu’une anomalie de plus de son imagination ? Et si c’était vrai ? Et si quelque chose changeait ? Se pourrait il qu'aujourd'hui marque un renouveau dans sa vie ? Un second acte ? Elle a le coeur qui bat si fort, Thäleia. Oh non, voilà qu'elle espère. Elle n'a pas envie d'espérer, c'est un jeu dangereux auquel la sirène s’est déjà bien trop risquée.
Alors, de retour sur scène, elle se fait violence pour ne pas laisser ses yeux vagabonder vers les hauteurs. Pour ne pas se donner raison, pour ne pas vérifier si elle a tord. Pas encore. Non, elle plonge dans son rôle avec cet automatisme qu’on commence à lui connaître. Sa voix tremble pourtant plus qu’elle ne le voudrait et ce, jusqu’aux derniers saluts lancés à la foule.
C’est là, Que Thäleia brise son propre interdit.
C’est là, Thäleia relève ses iris.
C’est bien elle.
Sa soeur.
Amarillis. Thäleia la trouve, l’attrape et la garde dans un long regard chargé de larme qu’elle ne veut briser que pour aller la retrouver.
Vite. Que le rideau se ferme.
Et à peine le velours rouge a-t-il effleuré le sol de la scène, qu’elle court, joue des coudes dans les couloirs étroits jusqu’au vestiaire qu’elle partage avec les autres fées, se change à toute vitesse, costume abandonné sur son cintre, remplacé par une robe. Qu’importe le maquillage. Qu’importe les paillettes qui lui collent à la peau et qu’elle emporte toujours avec elle dans le métro.
Stage Door. Lieu de toutes les mascarades. Il n'y a jamais grand monde, quelques enfants, parfois, venu réclamer un autographe. Elle n'aime pas les enfants, Thäleia. Mais elle porte un masque, elle sourit, elle signe, c'est ce qu'on attend d'elle, un rôle parmi tant d’autre.
Mais aujourd’hui, lorsqu’elle ouvre la porte avec une vive urgence, le sourire est absent et ses yeux larmoyants. Ils voient au delà des quelques enfants pour la voir
elle.