Juste… cinq minutes. Jack s’est endormi, emporté par une fatigue soudaine, ses longues phalanges décharnées enroulées autour de la tige d’un chardon fané. Ses rêves se sont tournés vers elle ; sa chevelure rousse, sa peau blême, les points de suture qui forment un motif harmonieux sur son corps et son visage… Sally. Sally, qui a disparu du jour au lendemain. Sally, qui n’est plus jamais revenue. Sally, dont il aurait presque pu oublier le visage tant cela fait si longtemps...

Jack rêve de retrouvailles, de bonheur, d’une longue vie remplie de surprises, régnant tous deux sur Halloween Town pour l’éternité. Il se perd et désespère, avant de brusquement se redresser.

Réveillé par une désagréable sensation de chute, Jack grimace en ouvrant les yeux. La lumière autour de lui est bien trop agressive, rien à voir avec les rayons de soleil orangé qu’il a connus toute sa vie. Le sol est mou, sous son corps. L’herbe verte chatouille le creux de son cou, tandis qu’il porte sa main droite au niveau de ses yeux, obstruant sa vision le temps de quelques secondes afin d’habituer sa pauvre rétine à la luminosité ambiante. Après quelques longues minutes, ses sens s’éveillent, et il comprend qu’il n’est pas seul ici. Le silence éternel du cimetière de Halloween Town n’a rien à voir avec tous ces bruits étrangers, toutes ces personnes qui parlent, passent à côté de lui, ce n’est pas normal.

Enfin, il se redresse, retirant enfin sa main de son visage pour regarder les environs en plissant les yeux. De la couleur. Beaucoup trop de couleurs. Beaucoup trop de lumières. Le ciel est bleu, l’herbe est verte, les gens sont… humains ? Confus, Jack prend un certain temps avant de comprendre qu’il se trouve dans le monde des humains. Loin, très loin de son chez lui. Il n’est pas non plus complètement étranger à leur monde à eux, mais il n’empêche… Serait-il tombé dans un gouffre sans fin à nouveau ?

Immédiatement, des tas de questions commencent à lui monter à la tête. Où suis-je ? Pourquoi fait-il si clair ici ? Et encore tant d’autres… Sans réellement s’en rendre compte, Jack resserre sa main autour du chardon en se levant complètement, debout sur ses deux longues jambes. C’est en regardant sa main qu’il pousse un hoquet de surprise, les yeux écarquillés, avant de presque machinalement palper son corps, découvrant avec stupéfaction qu’il est dorénavant fait de chair et de sang. ...De plus en plus étrange ! Bien évidemment, il aurait pu paniquer, hurler, céder à cette pression soudaine, mais ce n’est pas le genre de Jack. Loin de là. A cet instant, il n’éprouve qu’une profonde curiosité, cherchant immédiatement à comprendre quelle était la cause de tout ceci. Oh, tout est forcément lié !

Il réalise alors qu’il s’estime bien chanceux de ne pas avoir gardé son apparence de squelette une fois arrivé dans un tel endroit. Les souvenirs de la fois où il a osé se montrer le soir de Noël lui reviennent en tête et une légère grimace s’invite sur son visage, tandis qu’il commence à marcher en regardant partout autour de lui, observant attentivement les inconnus qui passent devant lui. Certains sont à vélo, d’autres à pied… Dans un élan d’optimisme soudain, il range le chardon dans la poche de son costume rayé, avant de se hâter pour interpeller le premier inconnu sur son passage.

« Excusez-moi ! Pouvez-vous me dire où je me trouve ? »

Pas de réponse. L’inconnu, un homme en costard, l’ignore et passe son chemin en lui lançant un drôle de regard. Jack se sent alors un peu stupide, comme s’il venait de faire une terrible erreur. Pourtant, ça ne l’empêche pas de garder espoir et de retenter sa chance avec divers profils différents, y compris les groupes d’étudiants installés dans l’herbe, ce à quoi ils répondirent en ignorant sa question :

« Hé ! C’est pas Halloween aujourd'hui ! »

Offusqué, Jack fronça les sourcils en posant les poings sur les hanches, bombant un peu le torse au passage.

« Bien évidemment, enfin ! Halloween n’est que dans cinquante-trois jours pour être exact ! Ce n’est certainement pas vous qui allez me l’apprendre ! »

Profondément vexé, il peste légèrement avant de reprendre son chemin, marmonnant dans sa barbe en tentant de chercher la sortie de cet immense parc bien trop bondé de monde.

« Il n’y a donc personne pour me dire où je me trouve, ici ?! Mais quel est cet endroit, enfin ?! » grommelle-t-il une énième fois, sentant la colère monter de plus en plus en lui.

Personne. Personne pour l’aider, personne pour répondre à ses questions, Jack se rend alors compte qu’il passe pour un fou furieux au milieu de la foule. Ainsi, il se tait, cesse d’interpeller le monde autour de lui, et jette un œil aux alentours, dans l’espoir, peut-être, de trouver une issue. De fuir les humains, tout simplement. Il ne remarque pas tout de suite la jeune femme qui s’approche de lui, l’esprit bien trop embrouillé par la drôle de situation dans laquelle il s’est fourrée. C’est pourquoi il prend un air surpris à la seconde même où il entend sa voix, avant de se tourner vers elle en penchant la tête. Central Park ? New York ? C’est que ces noms ne sont pas totalement inconnus pour lui. C’est donc ça, New York ? Pour l’instant, il n’apprécie guère cette ville et encore moins ses habitants. Cependant, il éprouve une certaine forme de soulagement en réalisant que la jeune femme s’est approchée pour l’aider. Eh bien, il y a au moins une personne capable de répondre à mes questions…

« Oh, enfin quelqu’un de sensé, ici… Bonjour à toi aussi. Merci pour l’information, je commençais à très sérieusement désespérer… »

De son air légèrement intrigué, Jack regarde l’inconnue un peu plus en détail, penchant légèrement la tête sur le côté en grattant machinalement l’arrière de son crâne, réalisant au passage qu’il n’est plus aussi dur qu’avant. Par ailleurs, il se rend compte qu’il possède dorénavant des cheveux ; il ressemble donc réellement à un être humain lambda… L’inconnue prend la parole une nouvelle fois, ce à quoi Jack fronce légèrement les sourcils, ayant l’air de ne pas vraiment comprendre ce qu’elle lui raconte. “Courir nue dans un parc…?” C’est bien la première fois que quelqu’un lui parle d’une telle chose… Ceci dit, il ne pose pas réellement de question - pour une fois -, car il n’a tout simplement pas envie de se frotter aux humains. Si la jeune femme lui raconte ses mésaventures, c’est bien pour lui faire comprendre qu’il risque de finir enfermé, ce qui serait affreusement injuste puisqu’il n’a rien fait de bien méchant. Il se souvient encore de la longue chute qu’il avait faite en tombant de son traîneau lors du jour de Noël 1993. Il n’a clairement pas envie de revivre la même chose, surtout pas maintenant que Sally ne sera probablement pas là pour lui faire reprendre ses esprits. Ce qu’elle peut lui manquer…

Ainsi, après avoir jeté un coup d'œil par-dessus son épaule, Jack se met à suivre la brune sans un mot, croisant les bras sur son ventre dans une tentative un peu désespérée de se faire discret. Pas évident lorsqu’on frôle les deux mètres et qu’on porte un costume en queue de pie et un nœud papillon en forme de chauve-souris. Peu importe, il est prêt à tout pour éviter d’être confronté aux forces de l’ordre, et beaucoup trop confus par la situation actuelle pour avoir la force de surmonter tout ceci. Il s’installe silencieusement sur le banc, le regard un peu perdu, fixé vers le sol, tandis que, une fois de plus, ses pensées se tournent vers Sally. Serait-elle tombée ici, elle aussi…? Bien évidemment, l’idée gonfle sa poitrine d’espoir, mais en regardant un peu autour de lui, il réalise que cette ville est cent fois plus grande que Halloween Town et que chercher Sally à New York équivaudrait à chercher une aiguille dans une botte de foin.

La jeune femme à côté de lui attire de nouveau son attention, l’arrachant à ses rêveries mélancoliques, et Jack hoche simplement de la tête, les bras toujours croisés sur son ventre comme s’il avait déjà le mal du pays.

« Je m’appelle Jack, enchanté. En effet, je viens à peine de me réveiller… »

Un léger temps de pause. Il se redresse un peu, relâchant enfin sa légère emprise sur son bassin pour se laisser tomber en arrière, son dos heurtant le dossier du banc tandis qu’il pose ses deux mains sur son visage. Finalement, il les laisse retomber sur ses cuisses, poussant un profond soupir.

« Je me suis juste endormi aux abords du cimetière où j’aimais passer du temps avec… quelqu’un de cher à mon cœur. Cela faisait des années entières que je n’avais pas aussi bien rêvé, par ailleurs. Et d’un coup, je me suis retrouvé ici ! Je dois te l’avouer, je n’y comprends rien. Je ne sais même pas ce que je fais ici. »

...Et pour être honnête, Jack aimerait énormément rentrer chez lui au plus vite. Ceci dit, quelque-chose lui dit qu’il ne devrait pas vraiment compter là-dessus. Et soudainement, une pensée le frappe et il se redresse pour mieux regarder Kevin, les sourcils froncés.

« Mais… Attends… Toi aussi, tu t’es réveillée ici ? D’un coup ? Sans explication ? Est-ce que cela signifie que je ne suis pas le seul à avoir vécu pareille chose ? »

Cette soudaine réalisation lui confirmerait donc que, peut-être, quelque part, Sally se trouve dans le coin et qu’il est à deux doigts d’enfin la retrouver. Et même s’il aimerait rentrer à Halloween Town, Jack se dit que les choses seraient tout de même un peu plus douces si sa dulcinée se trouvait ici également…

Comme si la réponse de Kevin venait soudainement de réchauffer son coeur, Jack se met à sourire un peu, la fixant droit dans les yeux en écoutant attentivement ce qu’elle a à lui dire. La connexion entre la disparition de Sally & compagnie et son arrivée soudaine dans le monde des mortels se fait immédiatement, et Jack ne peut s’empêcher de penser à elle. Peut-être… Peut-être qu’elle est ici, elle aussi… Certains sont ici depuis des années entières, Sally aurait donc réellement passé plus d’une vingtaine d’années dans ce monde, à moins que la conception du temps soit complètement altérée… Oh, il finira bien par le savoir un jour ou l’autre, très certainement. Pour l’instant, il se contente des quelques informations qu’elle lui donne, reprenant soudainement un air sérieux, portant sa main à son menton pour le frotter, pensif. Il tente de comprendre, de trouver une explication logique à tout ça, très peu convaincu par l’excuse particulièrement simpliste de la magie.

« Un livre et une méchante sorcière…? Je vois… Et donc… Qui est Timon, par curiosité ? Enfin… Je ne veux pas paraître indiscret, mais il semble beaucoup en savoir sur ce drôle de phénomène… »

Immédiatement, il se perd un peu dans ses pensées, repensant à son passé à Halloween Town, à son ancien corps de squelette, et pousse un soupir. Ce que ça lui manque déjà… Il n’ose même pas imaginer ce que ça a dû faire à cette jeune femme - ou plutôt, cet oiseau. Lui, il a l’avantage d’être humanoïde, à la base. Ce n’est apparemment pas le cas de Kevin, qui s’est probablement accoutumée à un corps dont elle ne connaissait absolument rien.

« Cela peut paraître un peu curieux, je suppose… Mais je ne suis pas vivant. Enfin… Pour résumer, je suis un squelette. Je vivais dans une petite ville appelée Halloween Town, en as-tu déjà entendu parler ? Beaucoup de mes proches ont disparu au fil des années, et… »

Il marque une pause, fronçant les sourcils, l’air à la fois contrarié et terriblement triste. Il se penche un peu en avant, puis prend sa tête entre ses deux mains. La solitude ? Elle l’a lentement dévoré, sans pitié, l’entraînant dans une lente torpeur qu’il croyait infinie.

« Je me suis retrouvé… seul. Je sais que c’est un peu naïf et stupide… mais… », commence-t-il, se redressant lentement pour la regarder avec une toute petite lueur d’espoir dans son regard. « Connais-tu quelqu’un du nom de Sally ? Ou… Ou bien Am, Stram, ou Gram… Peut-être le Maire de Halloween Town ? Honnêtement, dans ce monde, je serais très content même si tu m’avouais connaître cet affreux Oogie Boogie… »

Jack ferme les yeux un instant, s’abandonnant pendant quelques secondes à une lamentation silencieuse, muette, à peine visible sur son visage pâle. Il secoue la tête, avant de reprendre la parole.

« Pardonne moi, je te pose tout un tas de questions alors que tu n’as peut-être pas toutes les réponses à celles-ci… Ce n’est pas grave si tu ne les connais pas, je finirais bien par les retrouver un jour… Et si je retrouve cette sorcière un jour… Je peux t’assurer que je lui ferai payer très cher…! M’arracher les quelques personnes auxquelles je tiens tant… Jamais je ne pourrais lui pardonner ! »

Après la tristesse vient la colère, bien évidemment. Et Jack est ce qu’on peut appeler quelqu’un de particulièrement colérique. C’est pourquoi il se contient devant la jeune femme, préférant rester courtois et poli pour ne pas la terrifier comme il le faisait tant lorsqu’il n’était encore fait que d’os.

« Je suis désolé pour toi. Et je comprends. Ils me manquent. Même ces idiots d’Am, Stram et Gram… Argh… Je crois que je ferais tout pour retrouver mes amis… »

Il semble réfléchir un instant, avant de papillonner des yeux comme s’il venait d’avoir une Epiphanie.

« Dis-moi… Ce Timon… Penses-tu qu’il puisse m’aider ? Si je ne peux pas rentrer chez moi, où vais-je dormir ? Je ne connais personne à part toi, ici. Est-ce que tu peux faire quelque-chose pour me donner un coup de main ou quelconque conseil…? »

Oh, si seulement Jack avait su… Si seulement il avait pu se préparer à cette fatalité, si seulement il pouvait tout comprendre d’un coup, comme ça, en un simple claquement de doigts ! Ce monde lui semble si vaste, si angoissant… Il sait, pourtant, qu’il s’est déjà aventuré dans le monde des humains, mais ce n’était pas la même chose. La dernière fois, il savait très bien comment rentrer, plus que cela, il n’y était pas condamné à y passer l’éternité… Ou… La fin de sa vie…? Comment est-ce que cela fonctionnait, très exactement ? Venait-il de devenir mortel ? Cette simple pensée suffit à faire grossir ce pic d’anxiété en lui, et ce, malgré les tapotements que lui offre Kevin pour tenter de le réconforter.

« Je vois… Eh bien, je m’estime déjà bien assez heureux de pouvoir rencontrer quelqu’un comme lui qui puisse m’aider à comprendre… Sans oublier que je ne suis pas seul, par conséquent… Merci beaucoup, Kevin. »

Sans l’apparition de la jeune femme, Jack aurait pu errer pendant des heures et des heures dans les rues de New York, sans but, sans savoir quoi faire, ni vers qui se diriger, perdu. Il aurait même été capable d’en oublier de se nourrir ou de dormir, pour peu que son esprit soit trop préoccupé par l’absence - ou présence ? - de Sally. Il déteste cette sensation du plus profond de son âme, ce n’est pas une nouveauté. Il a pourtant déjà connu l’échec à plusieurs reprises, mais cette fois-ci, elle résonne dans son crâne. Jamais il ne s’est senti aussi perdu, pas même lorsqu’il s’est retrouvé dans cet étrange endroit, ce fameux jour où il a découvert Christmas Town…

« Tu veux dire que vous ne vous connaissez pas tous…? C’est si grand que cela…? Bon sang, ce que c’est… terriblement angoissant… »

Le regard fixe, il serre un peu ses bras autour de sa taille, alors que son grand corps fin se recourbe légèrement, comme torturé par un poids invisible sur son dos. Pourtant, et même s’il n’en a pas l’air, il prête une oreille plus qu’attentive à Kevin, bien content de pouvoir récolter le plus d’informations possibles sur l’avenir qui l’attend. C’est que l’angoisse ne lui a jamais autant paralysé l’esprit, et d’habitude, il s’en serait très certainement réjoui, mais là, il ne trouve cela ni amusant, ni drôle. Il sait dorénavant qu’il ne fera que redoubler d’efforts pour retrouver Sally, pour peu qu’elle se trouve dans les parages… Va savoir où son adorable poupée de chiffon a pu se retrouver… Peut-être même qu’elle se trouve à l’autre bout du monde… Et cette pensée, bien qu’intrusive, Jack ne la chasse pas pour autant. Il ne veut pas se bercer d’illusions, ni de faux espoirs. Et même si elle se trouve à l’endroit le plus perdu de l’univers, il sait qu’il la retrouvera un jour ou l’autre. Même s’il faut qu’il y passe absolument toute sa vie. Même s’il faut qu’il en meure pour cela. L’air résigné, il tourne les yeux vers Kevin, hochant alors doucement la tête.

« C’est compris. Mais ne t’inquiète pas, je ne suis pas du genre à me battre… Du moins, je n’aime pas commencer les bagarres. En revanche, je n’hésite jamais à y mettre un terme si c’est nécessaire. Ce vieux Oogie Boogie doit très certainement encore s’en mordre les doigts à l’heure qu’il est… »

Oogie Boogie. Jack y repense, les sourcils froncés, et se surprend, en songeant à l’éventualité qu’il soit dans les parages. D’un côté, ce serait rassurant. De l’autre… Oh, non… Jack n’ose pas imaginer les conséquences qui pourraient en découler. Vaut mieux ne pas s’attarder sur le pire, tant qu’il peut encore en profiter. De toute manière, Boogie est censé être mort à l’heure qu’il est, n’est-ce pas ?

Un poil distrait, il écoute les conseils de Kevin un peu naïvement, haussant un sourcil avec étonnement. La neige peut donc prendre une autre couleur que le blanc…?

« Je ne savais même pas que la neige pouvait changer de couleur… Tu aimes la neige, toi aussi ? J’en ai goûté quelques bouchées lorsque j’ai visité Christmas Town, la neige est toujours blanche là bas. Peu importe l’heure et l’endroit. Je trouve cela fascinant. Pas toi ? »

Enfin, elle mentionne des chewing-gum, et ça, Jack connaît, aussi. Que serait Halloween sans ses fameuses friandises, après tout ? Ce qu’il ne savait pas, en revanche, que les gens jetaient leurs chewing-gums par terre… Il fronce alors les sourcils, soudainement un poil contrarié. C’est qu’il y a une paire d’enfants qui mériteraient une bonne correction…

« Les gens ne devraient pas jeter leurs chewing-gums par terre. Mais merci pour le conseil, c’est bien aimable de ta part. »

Un petit sourire, pour appuyer ses mots. Jack est rassuré par la présence de la jeune femme, bien qu’il aurait pu tomber sur quelqu’un de malveillant. Sa propre naïveté lui a déjà joué de bien mauvais tours, pourtant, il n’a jamais cessé de donner sa confiance à autrui, même au plus pur des inconnus. Kevin a l’air gentille, sans la moindre mauvaise intention. Et ça avait quelque chose de réconfortant aux yeux de Jack. Elle semblait posséder la même naïveté que les enfants qu’il s’amusait à terrifier dans une autre vie.

« Oh, ne t’en fais pas. J’en connais beaucoup, des grincheux. Ils ne sont pas forcément méchants, juste un peu tristes, mais ça ne me fait pas peur pour autant. »

Alors, Jack suit aveuglément Kevin, à mille lieues de se douter de la durée de la marche qui les attend. Mais ça ne le dérange pas tant que cela de marcher longtemps, après tout, il s’est déjà endormi en marchant, et bien que cela puisse paraître saugrenu, cela demeure une de ses vieilles habitudes… Si seulement il peut encore s’adonner à ce genre d’activités aujourd’hui…

« Je vais y réfléchir, si jamais quelque chose me vient… Et pour ce qui est de ce que je ressemble, à la base, je suis un squelette, comme je te l’ai dit tout à l’heure. J’étais le Roi des Citrouilles, il ne me suffisait que d’un petit “bouh”, une petite grimace, et même les adultes me fuyaient. Je ne pense pas avoir plus de détails à te donner à propos de mon apparence d’origine, ceci dit… J’avais les mêmes vêtements. Exactement les mêmes. Oh, et j’avais un chien, aussi… Zéro… Je me demande ce qu’il va devenir… »

Il marque une petite pause, l’air de réfléchir un peu.

« Chez moi, tout était beaucoup plus… Petit… Ma ville natale s’appelle Halloween Town, et tout le monde se connaissait, là-bas. Si je devais te décrire ça simplement, je dirais que c’est… moins coloré. Les arbres n’ont pas autant de feuilles, les fleurs n’ont pas autant de pétales, et les bâtiments sont moins… carrés. L’architecture est un peu plus vieille, en somme. »

Un petit sourire nostalgique s’invite sur son visage pâle.

« Il y avait ce cimetière… C’était le plus bel endroit du village. C’est un lieu dans lequel je retrouvais Sally très souvent… On y a passé des heures et des heures… Hm… Je pourrais t’en parler encore pendant des heures et des heures, mais je suppose que ce serait te donner beaucoup trop de détails, non ? »

Un monde aux étendues si grandes que même les habitués en oublient l’ampleur, où la neige noircit et fond, dont les habitants ne prennent pas la peine de ne serait-ce que se regarder en se croisant. Jack s’enfonce dans un affreux cauchemar interminable, il se perd dans le torrent de ses pensées alors que ses jambes suivent sagement la direction que Kévin leur indique au fur et à mesure. Il aimerait pouvoir ne plus y penser, s’enfoncer dans la désillusion, se convaincre que tout va bien, que retrouver Sally sera facile, mais rien de tout ceci n’arrive. C’est là que son vieil ami de toujours finit par débarquer : le spleen. Que les choses aillent de mal en pis ou qu’elles se déroulent à la perfection, il est toujours là, dans un coin, aux aguets, prêt à s’abattre à la moindre contrariété, au moindre obstacle un peu trop menaçant. Comment ne pas perdre la face alors que le monde qui l’entoure n’est plus que tours de béton et furies obnubilées par leur travail ? Comment Sally s’en est-elle sortie, toute seule, dans son coin ? Qu’aurait-elle fait à sa place…?

« Sally… Sally est mon éternité, ma plus grande tourmente. Elle a disparu il y a longtemps, si longtemps… J’espère qu’elle se trouve dans ce monde, oui… Si elle ne s’est pas égarée entre les deux… »

Jack ne connaît rien de cette magie ; cela ne l’empêche pas de penser à toutes les possibilités, d’imaginer le pire, se dire que, peut-être qu’il ne reverra jamais plus Sally. Qu’elle pourrait être perdue entre le monde des humains et des… gens comme lui. Il ne saurait même pas dire comment se définir, à vrai dire. Est-il toujours un monstre ? Il n’en a plus vraiment l’air, en tout cas, avec toute cette chair, et ces globes oculaires, et tous ces cheveux dont il n’a pas encore véritablement pris conscience…  

« Ne t’en fais pas. Je ne dis jamais non à une balade revigorante. J’en faisais durant des nuits entières, auparavant… »

Cependant, là, tout de suite, Jack sent ses jambes le lancer un peu, sa peau se recouvrir d’une fine pellicule de sueur… et il n’aime pas trop cette sensation, à vrai dire. Son corps de squelette lui manque déjà tant…

« …Même si c’est un peu moins agréable dans ce maudit corps…! Comment font les humains, au juste ? »

Comme si le destin avait entendu sa complainte, il n’a pas le temps de finir sa phrase que Kévin s’arrête devant un bar, et il se heurte un peu à elle, papillonnant des yeux en fixant la devanture… Puis, Jack se met à sourire un peu.

« Ça a l’air si accueillant ! » il s’agite un peu, tentant de regarder par les fenêtres par pure curiosité, alors que Kévin lui parle d’un certain Laurence. Ainsi, Jack s’interrompt et se retourne vers l’ancien oiseau, étonné. « …Oh. Je comprends. Je n’en parlerai pas, dans ce cas. »

Au fond, il se demande si un jour, il sera comme Timon ; seul, toujours endeuillé par la disparition de sa dulcinée. Rien que cette pensée lui provoque un mauvais frisson : tiens, encore un charmant cadeau de son corps. Décidément, il commence à se dire qu’il n’arrivera pas à s’y faire de sitôt.

Ainsi, Jack se retrouve face à un homme, installé à une table, son journal ouvert, et bêtement, il se dit que celui-ci a l’air… étrangement normal, pour quelqu’un comme eux. Jack se demande alors s’il a également l’air si banal, et son cœur se pince un peu à l’idée qu’il ne puisse plus autant faire peur aux enfants. C’était, après tout, sa raison d’être, son plus grand talent, même les adultes le craignaient. Et ça le frappe un peu, alors qu’il pense à ses interactions récentes avec les humains : Jack ne fait plus peur. Il n’est rien de plus qu’un être humain comme les autres, à présent. Le Roi des Citrouilles vient de perdre sa couronne.

« Pardon ? »

Distrait par ses pensées, Jack n’a qu’à peine écouté Timon. Alors, il fixe cette main tendue vers lui, et, d’un mouvement presque pas naturel, lui tend cette main d’inconnu, trop charnue, trop colorée, main qu’il ne reconnaît pas, pour la serrer, avant de se laisser tomber sur la chaise la plus proche, le regard vitreux.

« Je ne sais pas. Ce sont des concepts que je ne connais pas encore, je crois…? Enfin… Je suppose que ça ne devrait pas trop tarder…? »

Il hoche alors un peu la tête.

« Oui. Elle m’a déjà expliqué certaines choses, mais je… Je crois qu’il me faudra un peu de temps… Votre hospitalité est des plus charmantes, en revanche, j’en suis profondément reconnaissant… »

Qu’aurait-il fait sans Kévin et Timon ? Oh, Jack n’aurait peut-être pas survécu, tout compte fait. Dire qu’il leur en est reconnaissant n’est qu’un doux euphémisme.

« J’ai quelques milliards de questions qui se bousculent dans ma tête, mais j’aimerais vous poser la plus importante avant tout. »

Ses deux mains posées à plat sur la table, Jack prend une grande inspiration, des plus sérieux, avant de se pencher vers Timon, son regard plongé dans celui de l’ancien suricate.

« Auriez-vous croisé une certaine Sally, à tout hasard ? »