C’était le début d’après-midi. Gill terminait de déjeuner seul dans une brasserie parisienne où il avait commandé une simple salade de crudités – pas folle, mais rien d’autre ne l’avait tenté sur la carte – et sortit se promener dans le champ de mars avant de rentrer chez lui. La matinée avait été plutôt fatigante, il s’était proposé pour aider un membre sur le forum de petites annonces où il était inscrit à monter une armoire et avait tapé sur des clous pendant plus d’une heure, malgré son bras blessé. Cet après-midi, il avait bien besoin de respirer un peu. L’air était bon, et même si rien ne valait l’atmosphère chaude et tranquille des fin fonds de l’Océan, ça restait plutôt agréable, du moins dès lors que l’on se rapprochait des espaces verts.

Tandis qu’il terminait sa balade jusqu’au pied de la Tour Eiffel, il fut surpris d’y voir un enfant seul, assis sur l’herbe, à contempler le vide d’un air triste. Soyons honnête, Gill n’était pas tellement du genre à aller sociabiliser pour si peu, encore moins depuis qu’il était humain. Pourtant, cette fois-ci, alors qu’il s’approchait, il ressentit comme un pincement au cœur à voir le petit ainsi installé, sans personne autour. Immédiatement, il pensa à Némo. Comment ne pas y penser ? L’enfant avait clairement une malformation au bras droit, comme le petit poisson qu’il avait rencontré dans l’aquarium du dentiste quelques années plus tôt. Et puis, sa chevelure rousse rappelait quelque peu la couleur des écailles du poisson clown. Se pourrait-il que son ami ait été transformé, lui aussi ? Ce ne serait pas le premier poisson humain qu’il rencontrait.

Gill évita cependant de se faire trop d’espoirs. Des enfants seuls, roux et handicapés, même si ça ne courait pas forcément les rues, ça ne restait pas complètement extraordinaire. Malgré tout, il s’approcha du petit et décida de s’accroupir à sa hauteur pour lui demander :

« Salut. Excuse-moi, tu es tout seul ? Tu as perdu tes parents ? »

Il avait hésité à poser cette dernière question – si c’était bien Nemo, c’était peut-être la dernière chose qu’il voulait entendre – mais il y avait plus de chances que ce soit simplement un enfant perdu qui attendait que ses parents reviennent, alors tout compte fait, Gill supposait que c’était la bonne question à poser. Au moins, il aiderait une famille à retrouver son fils, il aurait fait une bonne action et pourrait rentrer chez lui, soulagé d’avoir porté secours à un enfant, quoiqu’un peu déçu, il faut dire, que ça ne soit pas celui qu’il espérait. Car Nemo lui manquait, au moins autant que les autres poissons de son gang de l’aquarium, et même s’il était heureux pour lui d’avoir pu s’en échapper et d’avoir retrouvé sa famille, il n’oublierait jamais le temps qu’ils avaient passé ensemble, où il avait pu, pour la première fois, se sentir comme un père pour le petit poisson clown.

L’enfant n’était pas d’ici, à en juger son accent. Gill n’avait pas connu les langues humaines assez longtemps pour définir son dialecte, mais pour être honnête, ça ne l’importait guère. La voix, en revanche, voila qui l’intriguait bien plus. Se pourrait-il vraiment que ce soit lui ? Nemo ? Est-ce qu’il ne se faisait pas de faux espoirs ? En même temps, même s’il serait vraiment heureux de le retrouver, il savait qu’il valait mieux pour le petit poisson que ce ne soit pas lui. Qu’il soit resté dans l’océan, auprès de son père, de sa famille et de ses amis. La vie d’humain n’était pas pour eux, Gill le savait d’expérience. Mais cet enfant, il avait le regard tellement triste, quand il parlait des parents qu’il n’avait plus. Et malgré lui, Gill se revit dans l’aquarium, le jour où Nemo est arrivé parmi eux, seul et désespéré. De nouveau, il avait envie de le reprendre sous son aile, de l’aider, à s’enfuir de cette vie déprimante qui grisait ses yeux.

Il réfléchissait à ses paroles, pour tenter de trouver quelque chose de rassurant à lui répondre, quand le gamin rajouta quelque chose, et alors l’homme sentit comme un fracas dans sa poitrine. Il lui rappelait quelqu’un ? Mais lui aussi lui rappelait quelqu’un ! Est-ce que… Est-ce qu’il oserait espérer que ce soit bien possible ? Choqué, il le fixa un instant sans rien dire, tentant de trouver ses réponses dans son regard enfantin, mais il sembla que Nemo – si c’était lui ? – lâcha l’affaire en premier puisqu’il commença à partir. Non, non, Gill ne pouvait pas le laisser partir, pas sans savoir. Il ne pourrait pas se le pardonner d’avoir trouvé le poisson clown et de l’avoir laissé s’enfuir. Il fallait qu’il le retienne, qu’il lui demande, quitte à passer pour un fou.

« Attends ! »

Est-ce que c’est bien toi ? Est-ce que je suis fou ? Est-ce que tu as été un poisson, toi aussi ? Gill ne savait pas comment mettre fin à ses doutes sans le brusquer. Trop de questions se battaient dans son esprit et il n’en trouvait pas une qui soit satisfaisante. Soit c’était trop vague, soit trop précis. Heureusement, il vit l’enfant hésiter, puis se retourner et revenir vers lui. Comme s’il s’accrochait à un nouvel espoir, il lui annonça qu’il ne voulait pas rentrer à New York, qu’il n’avait personne là-bas. Gill décida de se servir de cette information pour en savoir plus.

« Tu n’as personne là-bas… Est-ce que c’est parce que tu ne vivais pas là-bas, avant ? Est-ce que… tu viens d’ailleurs ? Tu avais une autre vie ? »

Serait-ce suffisant pour lui faire comprendre ce qu’il voulait dire ? Sans doute pas, mais au moins, ses réponses pourraient l’aider à savoir si oui ou non il se faisait simplement des films. Histoire d’en rajouter une couche, il se présenta ensuite :

« Je m’appelle Gill. Et toi ? »

Il avait l’habitude de se présenter sous le nom de Gilles – c’était ainsi que tous les humains de son entourage l’appelait, et ainsi qu’il se nommait sur les papiers – mais ici, puisqu’il voulait que Nemo (si c’était bien lui) le reconnaisse, il avait préféré donner son nom de naissance. Désormais, il n’y avait plus qu’à attendre, le cœur battant, que le gamin confirme (ou infirme) ses suspicions.

Les paroles de l’enfant ne laissaient plus vraiment aucun doute possible. C’était lui, c’était Nemo. Comment ? Il y avait tellement de questions à se poser sur ces retrouvailles si improbables, mais Gill décida que ce n’était pas le moment de le faire. Il avait un enfant au bord des larmes à rassurer, et lui-même sentait déjà l’émotion l’envahir. Il avait retrouvé Nemo, c’était tout ce qui comptait. Quand le petit vint lui tomber dans les bras, il le serra contre lui et tenta d’apaiser ses sanglots en lui répondant :

« Nemo. C’est moi, c’est bien moi, c’est Gill. T’en fais pas, je ne vais pas t’abandonner. »

Pas question qu’on vienne le prendre et le forcer d’aller où il ne voulait pas aller. Les poissons étaient faits pour vivre libre, pas pour qu’on leur dicte où ils devaient se rendre et ce qu’ils devaient faire. Se libérant peu à peu de leur étreinte, Gill s’accroupit à la hauteur du garçon et lui affirma :

« Tu n’as pas besoin de partir si tu ne veux pas partir. Ce ne sont que des humains, ils ne peuvent pas te forcer à faire quoi que ce soit. Reste avec moi si tu veux, tu es toujours le bienvenu chez moi. Et je te promets qu’on finira par retrouver ton père. »

Cette pensée lui était venue au moment où il avait compris que l’enfant était le petit poisson clown qui avait échoué dans leur aquarium quelques années plus tôt : cela faisait désormais deux anciens poissons qu’il avait retrouvé dans cette nouvelle vie, ce qui voulait dire qu’il devait y en avoir encore beaucoup d’autres comme eux. Par déduction, le père de Nemo, Marin, était certainement lui aussi dans ce cas-là, n’attendant seulement que le destin les mette sur son chemin. Gill était prêt à beaucoup de choses pour aider Nemo à retrouver son père. Il pouvait faire passer des annonces sur les sites et les réseaux sociaux où il était inscrit, fouiller dans l’annuaire, regarder les noms sur les boites aux lettres… bref, il était déterminé à tout mettre en œuvre pour retrouver Marin, si son petit poisson protégé était d’accord. Le pauvre avait l’air tellement désemparé face à sa nouvelle vie, c’était le moins qu’il puisse faire pour l’aider.

Quand il vit que les larmes sur les joues de l’enfant commencèrent à sécher, Gill repensa à toutes ces questions sans réponse qui travaillaient son esprit. Il décida de commencer à mettre de la lumière sur quelques-unes d’entre elles en demandant à Nemo :

« Que s’est-il passé depuis que tu t’es enfuit de l’aquarium ? Tu te souviens comment tu es arrivé ici, en tant qu’humain ? Tu t’es retrouvé à New York, c’est bien ça ? »

Il voulait tout savoir, qu’il lui raconte tout, tout ce qu’il avait manqué depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus ; mais il ne voulait pas non plus le brusquer. Leurs retrouvailles avaient certainement été un choc autant pour Gill que pour Nemo, et il se doutait qu’il aurait peut-être besoin d’un peu de temps pour se remettre de ses émotions. Peu importe, ils avaient tout le temps qu’ils souhaitaient, désormais ; Gill en tout cas ne comptait pas le lâcher de sitôt.

Recroiser Némo ici, en plein milieu d’une capitale humaine grouillant de monde, relevait du miracle, mais Gill était bien trop heureux pour y penser plus que cela. Il avait retrouvé le petit poisson clown, certes bien loin de leur océan natal, mais peu importe. C’était lui, il n’y avait aucun doute, même s’il avait bien changé depuis leur dernière rencontre, et c’était le principal. Alors certes, ils étaient toujours coincés sur la terre ferme, dans des corps qui n’étaient pas les leurs, sur deux pattes et sans nageoires, mais à présent cette vie misérable lui paraissait plus supportable, car ils étaient deux. Gill pouvait l’accueillir chez lui, ils n’auraient plus besoin d’être séparés et il pourrait veiller sur lui jusqu’à ce qu’ils retrouvent son père. Et lorsque ce serait fait, il pourrait toujours être dans les parages, comme un vieux copain. Bon, pour le moment, l’appartement dans lequel il vivait n’était pas très grand, mais il trouverait bien de quoi faire un peu de place pour que le petit poisson s’y sente comme chez lui. C’était un bon plan, et Gill, encore bien trop habitué à la simplicité de son ancienne vie de poisson, ne voyait rien qui pouvait se mettre en travers de leur chemin. Chacun était libre de pouvoir habiter où il voulait, non ?

Némo était en train de lui raconter ce qu’il avait vécu et comment il était arrivé ici, et Gill allait lui répondre que les humains étaient vraiment idiots pour l’avoir forcé à prendre un nom différent du sien, lorsqu’une voix fluette et particulièrement désagréable les interpela. Elle devait apparemment être responsable de Némo (enfin, Neil) durant leur voyage scolaire car elle le sermonna en clamant qu’il ne devait pas parler aux inconnus. Elle s’excusa auprès de Gill, le disant perturbé, ce qui de toute évidence ne plut pas beaucoup à l’enfant. S’ensuivit une dispute entre les deux durant laquelle Némo lui cria qu’il ne voulait pas rentrer, et que Gill était son oncle. La femme ne le crut pas, mais ce qu’elle ne savait pas c’était que cette remarque avait fait sourire l’ancien idole des maures, charmé par cette idée. Son oncle ? Il n’y avait jamais pensé, mais oui, être un oncle, ça lui irait bien. Ainsi il pouvait être là pour l’enfant sans avoir à remplacer son père. Oncle Gill, ça sonnait plutôt bien, non ?

Il n’eut pas beaucoup de temps pour se faire à cette nouvelle idée, car quelque chose d’inattendu se déroula sous ses yeux. Némo venait de foncer sur la dame pour lui mettre un grand coup dans le ventre avec son moignon. À voir la tête que faisait la femme, cela ne devait pas se produire souvent, et elle en resta bouche bée. Quant à Gill, il était carrément impressionné. Il savait que Némo n’était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds, mais de là à se battre littéralement contre une personne, c’était nouveau pour lui aussi. Néanmoins, il devait bien dire qu’elle l’avait cherché, à le prendre pour un demeuré et pour un menteur par-dessus tout. Elle n’avait finalement récolté que ce qu’elle avait semé, et Gill espérait qu’elle y réfléchirait à deux fois, désormais, avant de se payer la tête d’un pauvre enfant.

Avant qu’il ne puisse réagir, il sentit la main de Némo se refermer sur la sienne et l’entraîner plus loin, s’échappant le plus vite possible de la femme qu’il venait de frapper au bide. Gill sentit la panique dans sa voix lorsqu’il lui demanda où est-ce qu’ils devaient aller maintenant. Il ne voulait définitivement pas repartir avec son groupe, ce qui était compréhensible, vu comment il y était traité. Gill posa une main sur son épaule, de son bras valide, d’un geste qui se voulait rassurant, et répondit :

« Eh, eh, calme-toi, tout va bien, ils ne te rattraperont pas. Et même si c’est le cas, tu as vu comme tu t’es défendu tout à l’heure ? Digne d’un vrai combattant. Ils ne feront pas le poids face à nous deux, personnellement c’est eux que je plaindrais si jamais ils venaient à recroiser notre chemin. »

Il sourit, comme un oncle fier de son neveu, espérant que ses paroles avaient réussi un peu à le calmer. Puis il releva la tête, observant les rues alentour, tentant de se souvenir du chemin à prendre pour rentrer chez lui. Il pointa le doigt vers une direction et affirma :

« J’ai un appartement par là-bas, à quelques rues d’ici, ce n’est pas bien loin. Bon, tu verras, c’est un peu petit, et je n’ai pas grand chose, et je ne suis pas très doué pour faire la cuisine, mais promis, je ferai de mon mieux pour être un bon tonton. »

Il termina par un clin d'œil entendu, sous-entendant par là qu’il approuvait cette idée d’oncle, d’adopter Némo comme un vrai membre de sa famille. C’est ce qu’il dirait aux autres, si on lui posait la question de qui était ce nouveau gamin qu’il avait recueilli chez lui, et à la femme stupide qui avait refusé de croire l’enfant un peu plus tôt. D’un pas décidé, il guida son nouveau neveu dans les rues de Paris, un large sourire aux lèvres, bien plus heureux qu’il ne l’avait jamais été depuis qu’il s’était réveillé dans ce fichu corps d’humain. Sur le chemin, il ajouta en plaisantant :

« Les humains, toujours aussi bornés, hein ? Même entre eux, ils arrivent à se faire la guerre. Vivement qu’on retourne vivre dans l’Océan. »

Il n’avait aucune idée encore de comment s’y prendre, ni même si c’était véritablement possible, mais qui sait ? Ils avaient bien réussi à trouver un moyen de fuir de l’aquarium, à l’époque, alors quelle différence cela faisait aujourd’hui ? Quoi qu’il en soit, il n’avait jamais été du genre à abandonner, alors il passerait sa vie à trouver un moyen de rentrer chez lui, s’il le fallait.

Ses paroles n’avaient pas l’air d’avoir rassuré Nemo. D’une voix tremblante et paniquée, il insista sur le fait que la police les rechercheraient et qu’ils finiraient par les retrouver pour renvoyer l’enfant aux Etats-Unis. Gill fronça les sourcils : l’idée qu’ils puissent lui retirer Nemo, alors qu’il venait juste de le retrouver, ne lui plaisait pas du tout. Certes, il n’était pas son père, et ne pourra jamais le remplacer, mais il prendrait soin de lui comme d’un vrai fils, il n’avait aucun doute là-dessus. Alors pourquoi ne pouvait-on pas les laisser tranquille ? Le pauvre petit poisson clown ne s’était jamais plu dans le foyer où on l’avait placé, cela s’entendait clairement dans ses paroles. Il ne voulait pas y retourner, et Gill ne laisserait certainement pas un groupe d’humains idiots l’y obliger.

Malgré tout, l’ancien poisson blanc et noir fut touché par l’inquiétude de Nemo à son égard. Il ne voulait pas que son nouvel “oncle” ait des soucis à cause de lui. Gill sourit, puis plaça sa main valide sur l’épaule de l’enfant et s’abaissa à sa hauteur pour qu’il puisse le regarder en face. D’un ton ferme, mais rassurant, il répondit :

« Nemo, tu n’as pas à t’en faire. Ils ne nous trouveront pas, et même si c’était le cas, je ne les laisserais pas t’emporter, d’accord ? Et puis, tu me connais, non ? J’ai l’habitude d’avoir des problèmes avec les humains, ce ne serait pas la première fois ! Souviens-toi, quand on était encore dans l’aquarium du dentiste : quoi qu’il arrive, j’ai toujours un plan. Tu ne retourneras pas là-bas si tu ne le veux pas, je te le promets. »

Il était hors de question qu’il les laisse faire. Et alors, s’il avait des problèmes avec la justice, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Il n’était pas humain, lui, alors s’il ne convenait pas à leurs normes, ça lui était bien égal. Il ne jugeait que par les lois sous-marines, et dans l’Océan, il n’y avait pas de foyers, pas de services sociaux, il n’y avait que des poissons heureux. Plus ou moins. En tout cas, c’était ce dont il voulait se rappeler. Il avait quitté le Pacifique il y avait bien longtemps maintenant, et n’en avait en mémoire que le souvenir d’un endroit merveilleux, un paradis sous mer, le seul endroit qui méritait que l’on y vive. Alors forcément, lorsque Nemo déclara, sur un ton défaitiste, qu’ils n’y reviendraient peut-être jamais, Gill se sentit forcé de répliquer, optimiste :

« Eh, depuis quand est-ce qu’on baisse les bras comme ça ? Je compte bien tout faire pour retrouver mes écailles de poisson, moi. Pas question que je reste sur ces deux jambes jusqu’à la fin de ma vie ! »

Il cherchait à retourner chez lui, dans l’Océan, depuis qu’il avait été capturé par ces sacripants de pêcheurs, et il ne comptait pas abandonner maintenant. En plus, il avait Nemo avec lui désormais, ce qui lui donnait une nouvelle raison de se battre. Le pauvre avait l’air perdu, désemparé, dans cette ville d’humains, et Gill s’était immédiatement donné pour mission de l’aider à retourner d’où il venait, auprès de son père.

Il se rendit compte qu’ils étaient au beau milieu d’une rue plutôt bien passante et qu’ils devaient bien attirer quelques regards curieux à parler d’écailles de poissons et à vouloir revenir vivre dans l’Océan. Sans compter que plus ils restaient là à papoter, plus les chances de recroiser l’affreuse institutrice de Nemo augmentaient. Gill encouragea donc l’enfant à le suivre et ils reprirent leur marche vers son petit appartement. Puis, décidant qu’il n’aimait vraiment pas le voir si triste, il lui proposa, espérant le voir un peu sourire :

« Allez, aujourd’hui, c’est ton jour. Qu’est-ce que tu aimerais faire, cet après-midi ? Demande n’importe quoi, on peut faire tout ce que tu veux, c’est bon d’être enfin libre, pas vrai ? »

Si Gill croyait dur comme fer qu’il pouvait protéger Nemo et le tirer de la situation terrible dans laquelle il se trouvait actuellement, il n’avait en revanche aucune connaissance du système légal français et encore moins des démarches à suivre pour adopter un enfant. Il s’était simplement mis en tête qu’il pouvait accueillir le petit poisson chez lui le temps qu’ils retrouvent son père. Pour lui, il n’y avait aucun doute que c’était la meilleure chose à faire pour aider Nemo et qu’il n’avait rien à faire de l’autre côté de l’Atlantique dans un foyer avec des adultes qui n’en avaient rien à faire de lui. Mais c’était sans compter toute la complexité de la société humaine, et il fallait croire que venir au secours d’un enfant était bien plus difficile que ce que l’on pourrait penser. À croire que les humains aimaient réellement se mettre des bâtons dans les roues entre eux ; ce qui en vérité ne le surprendrait pas tant que ça. Gill réfléchit un instant aux paroles de Nemo puis répondit sérieusement :

« Je vois, et bien, tu sais quoi ? Je vais me renseigner sur tout ça dès que l’on arrive à mon appartement, et je vais faire en sorte de pouvoir être légalement responsable de toi. Comme ça, ils ne pourront plus nous embêter. »

L’idée de se plier aux lois humaines ne l’enchantait pas du tout, au contraire, mais dans ce cas précis le bien-être de Nemo était plus important que sa fierté de poisson. Il préférait ça plutôt que de voir une armée de bipèdes en costume sonner à sa porte pour lui reprendre le gamin, le pauvre avait déjà vécu assez de malheurs et de séparations pour toute une vie. Désormais, il serait sa priorité numéro une.

Gill ne put s’empêcher de sourire lorsque Nemo parla d’habiter dans une maison près de la mer. Effectivement, ce serait idéal. Pouvoir admirer cette immensité d’eau bleue depuis sa fenêtre, voilà bien ce qui plairait à l'ancien idole des Maures, même si ça ne valait pas retourner directement à l’Océan. Malheureusement, ce rêve n’était pas encore pour tout de suite, mais si Nemo le désirait vraiment, Gill était bien prêt à travailler deux fois plus pour parvenir à l’atteindre. Il serait même partant pour aller bosser en tant qu’employé, alors qu’il détestait avoir un humain pour chef.

« Un jour, qui sait ? Mais pour le moment, on devra se contenter de Paris, le temps que j’économise un peu. »

Le concept d’argent aussi, c’était une belle connerie de l’espèce humaine. À quel point devaient-ils se détester eux-mêmes pour se rendre esclaves de quelques chiffres sur un compte en banque ? Enfin, s’il devait continuer à s’étendre sur tout ce qu’il haïssait chez les êtres humains, il allait y passer la nuit. L’ancien poisson préféra lâcher son amertume et rire plutôt avec Nemo lorsqu’il critiqua son nouveau corps de bipède.

« À qui le dis-tu. Les humains sont des êtres vraiment faibles. On retrouvera nos nageoires de poissons bien assez tôt, c’est moi qui te le dis. »

Il n’était pas bien certain de comment procéder pour ça, mais ça ne l’empêchait pas de garder espoir. Il valait mieux ça plutôt que de se lamenter sur son sort et croire qu’il resterait ainsi toute sa vie ; il n’était pas si pessimiste.

Quand il lui demanda ce qu’il voulait faire de sa journée avec lui, Nemo lui répondit simplement qu’il voulait voir son chez-soi, ce qui fit sourire Gill. Ce n’était pas si impressionnant, chez lui, mais il était content que le petit poisson s’intéresse à l’endroit où il vivait. D’une voix énergique, il lui répondit :

« Alors c’est parti ! Ça tombe bien, ce n’est pas trop loin. On n’a juste un peu de marche à faire. »

Il se remit donc à marcher, essayant tant bien que mal de ne pas aller trop vite pour que le petit garçon suive le pas, même s’il était plutôt impatient de lui faire visiter son appartement. L’idée que Nemo puisse désormais vivre avec lui lui réchauffait le cœur et il avait hâte de voir ce que le futur leur réservait. En tout cas, il était certain qu’il serait plus heureux à présent qu’ils s’étaient retrouvés.

Après une petite quinzaine de minutes, ils arrivèrent devant un grand immeuble parisien et Gill s’arrêta pour fouiller dans sa poche à la recherche de ses clés. Il les trouva sans mal et déverrouilla la porte d’entrée, invitant Nemo à entrer, puis ils empruntèrent à deux les escaliers jusqu’au troisième étage, où il habitait. Il ouvrit la porte, révélant à l’enfant un petit appartement qui ne payait pas vraiment de mine mais qui était le sien. Sur leur droite, un minuscule petit salon dans lequel se trouvait un canapé, une table et une kitchenette ; sur leur gauche, la chambre, qui ne contenait qu’un lit, une petite commode et une porte vers la salle de bains.

« Voila, ce n’est pas très grand, mais c’est chez moi. Tu n’auras qu’à prendre le lit, cette nuit, et je dormirais sur le canapé. Promis, une fois qu’on aura réglé tout ce qu’il faut pour que je devienne ton tuteur, je chercherais un endroit un peu plus grand pour tous les deux. Disons que c’est juste temporaire, pour l’instant. Tu as faim ? Je n’ai pas grand chose, mais je dois bien avoir au moins de quoi se faire un bon déjeuner. »

Cette nouvelle étincelle d’espoir dans les yeux brillants du petit poisson faisait réellement plaisir à voir. Gill sourit lorsqu’il lui demanda si c’était bien vrai, s’il allait vraiment tout faire pour pouvoir l’adopter légalement. L’ancien idole des maures ne pensait pas que ce serait forcément simple, comme démarche, il avait bien compris que les humains aimaient rendre tout compliqué simplement pour s’embêter les uns les autres, mais il s’en fichait. Peu importe ce que cela lui coûterait, il ne laisserait pas ces monstres à deux jambes enlever Nemo une seconde fois pour l’obliger à rester là où il ne voulait pas. Alors, sûr de lui, le vieux poisson affirma :

« Promis, juré. »

Déjà, ils commençaient à rêver d’une maison près de la mer. Ça ne risquait certainement pas d’arriver bientôt, mais pour y passer des vacances, c’était encore possible, si Gill parvenait à économiser assez d’argent avec ses divers services rendus. Au fond, ça n’avait pas d’importance. Tant qu’il était avec Nemo, c’était un peu comme s’il était revenu à la maison. L’Océan était à des milliers de kilomètres d’ici, mais il n’était plus seul. L’ancien poisson noir et blanc hocha la tête avec enthousiasme tandis que l’enfant s’exclamait qu’il était certain qu’il trouverait un plan rapidement. Là encore, il n’avait aucune idée de ce que ce serait, ni de quoi leur avenir serait fait, mais il avait bien l’intention de mettre tout en œuvre pour y parvenir. D’une manière ou d’une autre, ils avaient été transformés en humain et envoyés à la surface, sur la terre ferme, alors pourquoi ne pourraient-ils pas revenir en arrière et retourner à l’eau avec toutes leurs écailles ? Il suffisait simplement de trouver comment.

Ils arrivèrent finalement à l’appartement. Ce n’était pas bien grand, rien à voir avec la liberté qu’il avait lorsqu’ils vivaient encore dans l’Océan, mais c’était suffisant pour Gill. Néanmoins, il ne s’attendait pas à voir de l’émerveillement dans les yeux du petit poisson en lui montrant l’endroit où il vivait. Il fut surpris d’entendre que c’était le meilleur endroit qu’il n’ait jamais vu, car c’était somme toute très basique et rudimentaire. Il n’y avait même pas beaucoup de décoration, excepté un tableau sur l’un des murs qui représentait la mer. Cependant, l’enthousiasme de Nemo était très contagieux, et Gill ne put s’empêcher de sourire tandis qu’il s’approchait du petit frigo de sa kitchenette pour l’ouvrir et regarder à l’intérieur.

« Eh ben, tu ne dois pas avoir vu beaucoup d’endroits, alors. » plaisanta-t-il tout en fouillant sur les étagères.

Il n’y avait pas grand-chose à manger - Gill n’était pas un grand gourmand - mais il avait quelques tomates, un peu de carottes et de la laitue, il pouvait leur faire une petite salade toute simple, ce serait certainement suffisant pour les deux poissons. Il se mit donc à la tâche, coupant les crudités et faisant signe à Nemo de s’installer. Il était chez lui désormais, il pouvait rester là tant qu’il le souhaiterait. C’est en le regardant prendre place tranquillement dans son salon que Gill réalisa à quel point son ancienne vie lui manquait ; pas seulement son enfance dans l’Océan, mais même le temps passé dans l’aquarium. Il avait détesté cette cage de verre pendant si longtemps - et la détesterait toujours, bien entendu - mais mine de rien, ils avaient un bon groupe, et même si la bêtise de ses anciens compagnons l’avait souvent fait soupirer à l’époque, il donnerait beaucoup pour les retrouver à présent. Soupirant de nostalgie, tandis qu’il cherchait un saladier dans quoi mettre ses ingrédients, il finit par demander à son invité :

« Dis-moi, tu n’as revu personne, à part moi ? Personne d'autre de notre vie d’avant ? »

Gill ne cessera jamais de le penser, mais il était difficile de trouver plus cruelle créature que les humains. Envoyer un enfant de famille d’accueil en famille d’accueil, tout ça pour le rejeter ensuite, était quelque chose qui lui faisait serrer les poings de colère. Pauvre Némo, entre les pêcheurs, les nièces de dentistes et les services sociaux, il n’avait jamais eu beaucoup de chance avec les humains. Vivement qu’ils retournent à l’Océan, loin de ces bipèdes égoïstes qui n’en faisaient toujours qu’à leur tête.

« C’est fini, maintenant. Tu n’auras plus à retourner là-bas, je les en empêcherais s’ils essayaient. »

La conversation dériva ensuite sur leurs anciens amis de leur vie de poisson, que Gill aurait bien apprécié retrouver depuis son arrivée ici. Némo lui répondit qu’il n’avait rencontré personne de son côté, et Gill, qui n’avait en tête que ses colocataires de l’aquarium, allait répondre que lui non plus quand le petit poisson mentionna un nom qui lui revint en tête. Mais oui, Dory ! Il venait de se souvenir qu’elle aussi connaissait le poisson clown et notamment son père avec qui elle avait traversé tout l’Océan à sa recherche. Il l’avait trouvée assez spéciale, lorsqu’il l’avait rencontrée, mais l’avait malgré tout plutôt appréciée, malgré la situation un peu loufoque dans laquelle ils s’étaient retrouvés à deux. Alors qu’il posait le saladier ainsi que deux assiettes sur la table, Gill lui répondit en s’exclamant :

« Bien sûr ! Comment ai-je pu oublier ce détail ? Oui, j’ai rencontré Dory, elle m’a dit qu’elle vous connaissait, ton père et toi. C’était au Grand Aquarium de Paris, on a… enfin, on a tenté une mission de sauvetage d’un poisson clown, justement, mais qui n’a pas vraiment porté ses fruits, malheureusement. Il faut dire que le poisson en question avait nettement moins d’esprit que toi, il ne comprenait pas grand-chose à ce qu’on lui disait. »

Ce qui était le cas de tous les poissons qu’il avait croisés jusqu’ici, d’ailleurs. Contrairement à ceux qu’il avait connus dans l’Océan et par la suite dans l’aquarium du dentiste, les animaux marins qu’il observait de l’autre côté de la vitre depuis qu’il était devenu humain n’avaient plus l’air capables de comprendre quoi que ce soit, même quand il essayait de s’exprimer avec des gestes simples. Cela rendait ses tentatives de sauvetage tout de même bien plus difficiles. C’était dommage, il pensait en étant humain qu’il pourrait au moins profiter de sa nouvelle condition pour aider son ancienne espèce à se libérer des actes de cruauté des hommes, mais il n’avait pas eu tant de succès jusqu’ici, ce qui signifiait qu’il n’y avait vraiment aucun avantage à pouvoir se tenir debout sur la terre ferme. Mais Gill n’avait pas envie de penser à tout cela pour le moment. Némo était là et il avait envie de lui montrer de l’enthousiasme et de la détermination plutôt que son pessimisme. Il voulait lui prouver que le Gill prêt à tout et sûr de ses plans existait toujours, pour veiller sur lui comme il avait pris l’habitude de le faire dans l’aquarium.

« Je vais te dire mon plan. Tout d’abord, je vais regarder sur l’Internet des humains comment faire pour t’adopter légalement, pour que tu n’aies plus de problèmes avec les services sociaux et toutes ses bêtises inventées par les hommes. Ensuite, je contacte Dory pour qu’on puisse se retrouver, tous les trois. Ensemble, on devrait bien trouver une idée pour retourner à l’Océan. Dory n’a pas toujours l’air d’avoir toute sa tête, c’est vrai, mais je crois qu’elle a pas mal d’infos sur les raisons pour lesquelles on est devenus humains. Avec ce qu’elle sait, peut-être qu’on parviendra à monter ensemble un plan. Qu’est-ce que tu en dis ? »

Pauvre petit. Il s’inquiétait pour son père, alors que c’était lui-même qui avait été arraché à son ancienne vie et placé en orphelinat au milieu d’humains qui ne connaissaient rien de lui. À en juger par cette horrible femme qui voulait le ramener tout à l’heure, il ne devait pas avoir eu ces derniers mois faciles, et Gill était bien content qu’ils aient réussi à la semer. Pour son père, en revanche, il ne pouvait rien faire de plus que de tenter de rassurer l’enfant avec quelques paroles d’espoir.

« Nous le retrouverons, j’en suis certain. De la même manière que nous nous sommes retrouvés. »

Ou plus probablement, d’après ce qu’on lui avait raconté sur les aventures de Marin, ce serait lui qui le retrouverait. Gill n’avait jamais été très proche de sa famille ; il n’avait plus pensé à ses propres parents depuis bien longtemps et son souhait de retourner à l’océan tenait plus au désir d’en revoir la beauté sous-marine de son ancien chez-soi qu’à celui de revenir vers les siens. Pour autant, il ne pouvait que comprendre la détermination du poisson clown à remuer la planète entière pour retrouver son fils. Lui-même serait prêt à soulever des montagnes pour Nemo. Il ne pourrait jamais s’accorder la prétention de se considérer comme un deuxième père pour le petit poisson ; néanmoins, il aimait l’idée qu’ils puissent devenir comme une famille, tous les deux, lorsqu’il serait parvenu à l’adopter légalement. Être oncle, ça lui irait bien.

Gill sourit en entendant la remarque du petit lorsqu’il mentionna le poisson qui n’avait pas eu l’air de le comprendre, à l’aquarium. Il trouvait ceci très étonnant, puisque lui-même n’avait jamais eu aucun mal à suivre les conversations des humains quand il avait encore des écailles et qu’il était piégé dans la salle d’attente du dentiste, à Sydney. Mais à présent qu’il était de l’autre côté de la vitre, c’était comme si les animaux ne savaient même plus communiquer entre eux. Les poissons, en tout cas, ne lui semblaient pas aussi intelligents que ceux qu’il avait rencontrés dans son ancienne vie (et pourtant, il avait déjà croisé quelques imbéciles dans l’Océan). C’était bien dommage, car cela représentait un gros handicap quand il essayait de les aider. À croire que les animaux d’ici se fichent bien d’être emprisonnés en cage. Gill décida cependant de garder ce débat de côté, ce n’était pas le plus important pour le moment. Nemo était avec lui, et il y avait bien d’autres choses à faire, comme appeler Dory et tenter de partir à la recherche de Marin.

L’étreinte de Nemo le prit un peu au dépourvu. Il n’était pas un grand habitué du contact physique ni des marques d’affection. Il le serra cependant contre lui, de son bras valide, et sentit réellement qu’ils pourraient faire partie d’une même famille. Il souhaitait qu’avec cette étreinte, il parvienne à le rassurer, à lui donner de l’espoir, à le convaincre que tout irait bien. Cela semblait avoir fonctionné un peu, car l’enfant avait désormais un sourire aux lèvres et une lueur d’espoir dans les yeux. Il lui demanda s’ils pourraient vivre tous les trois, en attendant. Gill eut un petit rire mais acquiesça :

« Toi et moi, c’est certain. Tu peux rester ici tant que tu le souhaites, je promets d’être le meilleur oncle que tu puisses avoir ! Quant à Dory, tu n’auras qu’à lui demander quand on la verra. Vous étiez proches, je crois ? J’espère qu’elle se rappellera de moi, elle avait l’air sacrément ailleurs, par moment. Elle passait son temps à oublier ce qu’on était en train de faire. »

Peut-être que c’était simplement dans sa nature, il fallait dire que Gill ne la connaissait pas si bien que ça. Mais s’il lui mentionnait Nemo, ce ne devrait pas être un problème plus que cela. Les deux avaient l’air de s’être bien connus, même si elle déformait toujours son prénom. Ayant terminé son assiette rapidement, l’ancien poisson se leva et attrapa son téléphone pour fouiller parmi ses très maigres contacts, jusqu’à tomber sur le nom de Dory. Avant de cliquer dessus, il leva la tête vers son nouveau neveu et affirma :

« C’est une nouvelle vie qui commence, Nemo. Tous les trois, on fera de notre mieux pour changer les choses. Mais je dois avouer, avoir deux jambes à la place de mes nageoires est devenu un peu plus supportable maintenant que nous sommes deux. J’espère qu’on retrouvera les autres, également. »