Quinn ne s’était jamais sentie aussi agacée que ce jour-là, assise les bras croisés à l’arrière de sa voiture de luxe, pestant contre son chauffeur incompétent qui avait dû arrêter sa course au beau milieu de nulle part pour un problème de moteur. D’accord, elle avait déjà eu des journées pires que celles-là ; comme le jour où sa sœur avait décidé de l’envoyer en exil dans le désert au-delà du Pays des Merveilles, par exemple. Mais à ce moment précis, elle avait tout de même l’impression d’être plus énervée que jamais. L’après-midi avait été longue, elle mourrait d’envie de rentrer chez soi, se faire couler un bon bain chaud et manger comme une reine, mais il avait fallu qu’elle soit coincée ici avec cet abruti de chauffeur qui, avec son air idiot derrière le capot de la voiture, n’avait pas l’air d’avoir fait beaucoup de progrès sur la réparation du véhicule. Finalement, au bout d’une dizaine de minutes - peut-être moins, mais le temps lui paraissait beaucoup trop long - Quinn se leva et, d’une voix acerbe, lui lança :

« J’en ai marre. Débrouille-toi avec ton tas de ferrailles, je vais me trouver un autre chauffeur. »
« Madame, j’ai appelé une dépanneuse, elle ne devrait pas tarder, si vous voulez bien attendre… »

Mais elle était déjà partie. Pas question qu’elle patiente, non merci, elle avait déjà assez perdu de temps comme cela. Il y avait un diner à quelques mètres de la route où ils se trouvaient et elle avait déjà décidé d’y faire un tour. Elle trouverait bien quelqu’un là pour l’aider. Arrivée près de l’entrée, elle poussa la porte d’un coup sec, faisant sonner violemment un carillon au-dessus d’elle et s’avança à grand pas vers le comptoir. Ignorant la serveuse qui la regardait avec des yeux ronds et qui commençait déjà à ouvrir la bouche pour lui demander ce qu’elle pouvait faire pour elle, Quinn parcourut la salle des yeux attentivement. Son regard se posa sur une personne assise à une table et elle décida d’en faire sa victime du jour. D’un pas déterminé, elle s’approcha et posa les deux mains sur sa table brutalement, de manière à lui faire lever les yeux vers elle.

« Toi. Tu vas m’aider. Dis-moi que tu as une voiture. »

Et pas un vieux tacot non plus, elle ne voulait pas rouler dans n’importe quoi, elle était tout de même de sang royal, même si ça ne voulait plus rien dire ici.

Quinn sentit qu’elle n’était pas tombée sur le couteau le plus affûté du tiroir lorsqu’elle vit l’air hébété du jeune homme après qu’elle lui ait posé sa question. C’était pourtant une phrase simple, que ne pouvait-il pas comprendre là-dedans ? Elle sut rapidement à quel point le garçon était perdu lorsqu’il finit par lui admettre qu’il n’avait pas de voiture dans ses poches. En même temps, qui trimballait des véhicules dans ses poches ? Au Pays des Merveilles, l’idée ne l’aurait pas étonnée, mais ce monde-ci était bien trop ennuyant pour que ce soit possible. Irritée par sa réponse, l’ancienne Reine de Cœur se laissa tomber mollement sur la chaise en face de lui et soupira :

« Evidemment, il a fallu que je tombe sur l’idiot du village. C’est bien ma veine, aujourd’hui. Une voiture, ça ne se transporte pas dans ses poches, crétin, c’est une espèce de caisse avec des roues comme celle que mon imbécile de chauffeur a eu la bonne idée de planter en plein milieu de la route. »

Même elle savait ce qu’était une voiture, alors qu’il n’y en avait jamais eu dans son royaume. Et puis, même s’il ne comprenait pas ce que cela signifiait, ne devrait-il pas se plier en quatre pour l’aider malgré tout ? Le respect se perdait, par ici, elle maudissait le monde pour cela. Ne voyait-il pas qu’elle était en pleine détresse ? Qu’elle avait besoin de serviteurs pour la conduire chez elle ? Elle avait bien d’autres choses plus importantes à faire que de rester coincée dans ce restaurant paumé. Visiblement, le gamin ne lui serait pas bien utile. Elle aurait peut-être dû s’en douter avant, il n’y avait qu’à voir ses vêtements pourris pour savoir qu’il ne valait pas grand-chose. Mais elle n’avait pas su résister à son air idiot qu’elle avait surpris en entrant dans le diner, il avait ce genre de tête qu’elle adorait victimiser et elle avait eu besoin d’en faire sa nouvelle proie. Elle aurait dû savoir que céder à cette tentation ne la mènerait nulle part.

Ce n’était même pas tout, il avait l’affront de l’ignorer pour reprendre sa lecture du menu. Alors là, c’était la goutte de trop, elle n’avait pas eu affaire à un tel manque de respect depuis que cette folle de blondasse lui avait écrasé un cupcake en pleine face la dernière fois qu’elle s’était posée dans un salon de thé à Londres. Quinn sentit la rage bouillonner en elle et elle s’apprêta à envoyer valser la carte que ce petit effronté tenait entre ses mains quand il releva la tête vers elle pour lui adresser la parole à nouveau. Sa question la prit de court et elle en oublia presque sa colère. Qu’est-ce qu’il racontait comme idiotie encore ? Du doigt, il pointait quelque chose sur le menu, un symbole qu’elle connaissait très bien depuis son arrivée dans ce monde car il représentait un dollar. Elle le regarda comme s’il était le dernier des imbéciles puis clama :

« Non, là, je sais que tu te paies ma tête. Tout le monde sait ce que c’est que ce symbole, dans ce monde, tout le monde est parfaitement bien au courant dès que ça parle d’argent. Ne va pas me faire croire que tu ne sais pas ce que c’est qu’un dollar. Tout tourne autour de ça, ici. »

Même s’il avait emprunté ses vêtements à quelqu’un d’autre, même s’il volait peut-être de la nourriture pour ne pas mourir de faim, il devait forcément savoir ce qu’était l’argent. Et pourquoi est-ce qu’il déviait ainsi le sujet, d’ailleurs ? Elle n’était pas venue ici pour lui faire une leçon d’économie, elle avait besoin qu’on la ramène chez elle ! Si elle avait voulu simplement passer le temps à écouter quelqu’un déballer des conneries, elle serait restée avec son chauffeur. L’air mauvais, elle tapa du poing sur la table pour regagner l’attention du garçon et ordonna sèchement :

« Eh, ne change pas de sujet avec moi. Je ne suis pas ici pour discuter, j’ai d’autres choses à faire. Et arrête donc de te foutre de moi, comment tu es arrivé ici, si tu n’as pas de voiture ? N’essaie pas de jouer au plus malin avec moi, tu perdras bien vite, petit effronté. »

Du troc, en voilà une drôle d’idée. Quinn se demandait bien dans quelle partie du monde les échanges étaient encore organisés de cette manière. Partout où elle était allée, jusqu’ici, on s’était plié en quatre pour quelques sous de sa poche. Au Pays des Merveilles, c’était encore différent : elle n’avait qu’à crier ce qu’elle voulait et on lui apportait dans la seconde sous peine de représailles. Si elle avait encore eu son Jabberwocky, elle ne se serait pas privée pour en faire de même dans ce pays-là. Mais elle n’était pas ici pour parler d’argent ni de pouvoir, même si c’était des sujets qu’elle adorait, elle avait d’autres soucis à régler pour le moment, en particulier celui de son véhicule en panne au milieu de la route. Elle n’était pas là pour papoter, elle avait besoin qu’on l’amène chez elle, peu importe le moyen.

Elle entreprit donc de faire parler le gamin, pour qu’il accepte enfin d’arrêter de se payer sa tête pour lui proposer de la conduire, mais celui-ci semblait avoir décidé de l’embêter jusqu’au bout. Il n’aurait sûrement pas fait long feu au Pays des Merveilles, elle l’aurait emmené sous la hache de son bourreau très vite pour son insolence. Elle avait bien envie de l’étrangler sur place, mais il y avait trop de témoins et même verser des pots-de-vin à la police avait ses limites, elle n’était pas sûre de réussir à couvrir ce crime-là. Peut-être plus tard, si elle parvenait à l’entraîner à l’abri des regards, elle lui ferait enfin payer cet affront. En attendant, elle rapprocha sa grosse tête de son visage et lui murmura à l’oreille :

« Non, pas ton père. J’ai des fidèles serviteurs, tu sais, des mercenaires, il leur suffit d’un mot de ma part pour qu’ils viennent te trancher la gorge. Je te ferai couper la tête. »

Autant qu’il soit rapidement au courant de qui elle était et à qui il venait d’oser s’adresser de la sorte, peu importe si les menaces étaient réelles ou non. Ceci étant fait, elle était tout de même bien agacée, parce que le gamin n’avait toujours pas l’air de vouloir admettre qu’il avait une voiture, ce qu’elle commençait à bien vouloir croire. Il avait l’air pauvre, d’ailleurs il ne connaissait même pas le concept d’argent, seulement de troc, or il y avait peu de chances qu’il soit parvenu à obtenir une voiture en échange de quelques chèvres. À voir l’état de ses vêtements, il était peut-être même sans abri. Il avait sans doute réellement marché jusqu’ici. Mais depuis où ? On ne faisait pas de troc à New York, pas dans les coins où elle avait l’habitude d’aller en tout cas. Pouvait-il vraiment venir de si loin sans n’avoir jamais été dans un véhicule ?

La réponse à ses questions muettes arriva finalement sous la forme d’une nouvelle question de l’adolescent. Il rebondit sur son utilisation du mot “monde” dans sa phrase de tout-à-l’heure et lui demanda si elle venait d’ailleurs et si elle s’était réveillée là par hasard, elle aussi. Cela expliquait pas mal de choses, il ne devait pas avoir besoin d’argent d’où il venait, c’est pourquoi il était pauvre dans ce monde. Sans doute qu’il n’était pas humain non plus, puisqu’il avait parlé d’eux comme d’une espèce différente. Il ne manquerait plus qu’elle apprenne qu’il vienne lui aussi du Pays des Merveilles et qu’il soit un allié de cette insupportable blondasse du nom d’Alice, ce serait le pompon. Elle n’était pas sûre de pouvoir se retenir de le tuer sur place si c’était le cas.

« Underland. Plus connu comme Wonderland ou le Pays des Merveilles. C’est de là d’où je viens. J’y étais Reine, à l’époque. Ça te parle ? »

Elle le regardait d’un air menaçant, le défiant d’avouer qu’il faisait partie de ses anciens ennemis. Comme ce jour où elle avait croisé cet horrible rat qui avait éborgné son Bandersnatch, mais cette fois-ci, elle ne laisserait pas sa victime s’en tirer aussi bien. Mais il n’avait pas l’air de venir du même monde. Il parla d’une autre Reine qui se nommait Elsa, et sa description lui fit grincer des dents. Grande, blonde, elle imaginait quelqu'un comme Alice, et elle la détestait d’avance. Si seulement elle avait pu la connaître, elle l’aurait fait tomber de son trône rapidement et se serait arrangée pour qu’elle ne garde pas longtemps sa tête sur les épaules. Le visage crispé dans une expression de mépris, elle finit par répondre :

« Non, je ne la connais pas, ta reine de pacotille. Qu’elle se considère chanceuse. Des pouffiasses grandes et blondes de son genre, je pourrais en manger tous les jours au petit-déjeuner. »

Et pourquoi l’aurait-elle aidé, ce gamin, de toute façon ? Il n’avait rien fait pour l’aider, elle. Elle avait besoin d’une voiture, ou de n’importe quoi pour la ramener chez elle, et il n’avait même pas fait l’effort d’essayer de lui en dénicher une. Le respect pour les nobles se perdait, c’était vraiment énervant.

« J’ai besoin de rentrer chez moi. Si t’es pas humain, t’es quoi, alors ? Tu peux te transformer en quelque chose qui pourra me porter jusqu’à mes appartements, ou tu as vraiment décidé d’être inutile jusqu’au bout ? »

Quinn perdait peu à peu de l’intérêt pour cet adolescent inutile en face d’elle, si bien qu’elle se disait qu’elle allait devoir se résoudre à trouver une autre victime pour lui servir de chauffeur, ce qu’elle détestait faire. Pas chercher une victime, non, ça elle adorait, mais en abandonner une et la laisser tranquille, c’était là quelque chose dont elle n’avait pas l’habitude. À l’époque où elle était Reine, la dispute se serait terminée par l'acceptation de la personne à faire ce qu’elle voulait ou par son envoi sous la hache de son bourreau. Mais à présent, le monde ne tournait plus autour d’elle et ça ne lui plaisait pas du tout. Si seulement elle avait pu le punir pour son insolence, tout à l’heure, à parler de cette idiote de Reine Elsa, peu importe qui elle pouvait être ! Du moins, c’était là toutes les pensées qu’elle avait, amères et frustrées, jusqu’à ce que le gamin prononce une phrase très intéressante.

L’esprit du feu. Tout à coup, le visage de la Reine Rouge prit une toute autre couleur, et elle regarda le jeune garçon avec un tout nouvel intérêt. Il parlait de priver de feu, d’accord, très bien, mais qu’en était-il de le provoquer ? Faire jaillir des flammes, embraser des bâtiments, brûler vif des êtres vivants, était-il réellement capable de tout cela, ou avait-il vraiment décidé d’être inutile jusqu’au bout ? Elle le regarda fermer les yeux et se concentrer, espérant voir apparaître des flammes autour de lui, mais rien ne se passa et même si elle ne s’était pas attendu à grand-chose, elle fut quand même un peu déçue. Cependant, elle remarqua le menu plastifié fondu qui collait à la peau de l’adolescent et ne put s’empêcher de soupirer. C’était déjà quelque chose, ça le démarquait tout de même un peu du reste du monde, tous aussi banal que des Alices sans aucune saveur, mais elle aurait bien aimé être un peu plus impressionnée. Ce n’était même pas un bon spectacle.

Elle décida quand même de lui laisser le bénéfice du doute. Ce n’était pas tous les jours qu’elle croisait quelqu'un qui se disait être l’esprit du feu et qui pouvait faire fondre du plastique avec sa main. Elle prit le menu qu’il lui tendait, observant les damages qu’il avait provoqué, tout en l’écoutant d’une oreille distraite. Elle eut un petit rire en l'entendant lui dire qu’il devait lui plaire. Quelle idée absurde, elle avait bien d’autres préoccupations que d’aller draguer un gamin, peu importe l’âge qu’il avait en vérité. Elle préférait les vrais hommes, pas les rejetons à peine terminés, mais elle devait bien avouer qu’il avait suscité son intérêt, même si ce n’était pas de la manière dont il pensait.

« J’admets, tu as soudainement piqué ma curiosité. »

Ça ne l’empêcha pas de le regarder d’un œil mauvais quand il lui demanda pourquoi elle ne téléphonait pas simplement à un ami pour lui apporter une voiture. Des amis ? Ça encore, c’était une idée ridicule. La Reine de Coeur, avoir des amis, c’était risible. Des alliés, d’accord, des sujets, des abrutis apeurés prêts à exaucer tous ses vœux, encore mieux, mais des amis ? Qu’irait-elle faire avec des amis ? La force de l’amitié, ou peu importe comment ces idiots de la bande d’Alice ou même de sa sœur l’appelait, elle n’y avait jamais cru. Avoir des amis, ça ne menait nulle part. C’était bien mieux d'inspirer la peur que d’être aimé. Elle balaya sa proposition ridicule d’un geste du bras.

« Je n’ai pas besoin d’amis, pourquoi aller prendre un téléphone quand je peux avoir tout ce que je veux en claquant des doigts ? Tu serais surpris de voir ce que les gens peuvent faire parce qu’ils ont peur. Dis-moi plutôt. »

Elle montra du doigt la face fondue du menu devant elle et demanda :

« Ton pouvoir se réduit juste à faire fondre du plastique ou tu as quand même quelque chose de mieux à proposer ? C’était déjà un peu plus impressionnant quand tu menaçais de me priver de feu, tout à l’heure. Ou c’était seulement des paroles en l’air ? »

Quinn crut qu’elle avait perdu son temps pour rien avec ce gamin quand il commença à hésiter avant de répondre à ses questions. Beaucoup de mots pour pas grand-chose, finalement, quelle déception ! Au temps où elle était encore reine, elle aurait pu l’envoyer se faire couper la tête pour lui avoir donné des faux espoirs de voir quelque chose de grandiose. Faire fondre un peu de plastique sur sa main, elle ne comptait pas ça comme du spectacle. Mais l’intérêt lui revint peu à peu alors que l’adolescent parlait de brûler des forêts entières. Est-ce que cela signifiait qu’il l’avait déjà fait, sous sa forme originelle ? Quinn repensa soudainement à son Jabberwocky, cette magnifique créature qu’elle avait adoptée au pays des merveilles et qui l’avait aidée à réduire des villages entiers en poussière. Oh, comme il lui manquait, à présent ! La prochaine fois qu’elle verrait cette peste d’Alice en personne, elle lui ferait payer pour avoir osé lui trancher la tête ! Mais l’heure n’était pas encore aux déclarations de vengeance. Il y avait quelque chose dans les menaces du garçon qu’elle aimait beaucoup. Même s’il était en train d’admettre qu’il n’avait plus autant de pouvoirs à présent qu’il était dans ce nouveau monde, il avait bien plus de potentiel que le reste des personnes qu’elle avait pu croiser jusqu’ici. Elle ne l’enverrait peut-être pas se faire couper la tête, finalement.

Le sourire de l’ancienne Reine Rouge s’élargit alors qu’il se rappela avoir craché une boule de feu à son arrivée. Les émotions déclenchaient ses pouvoirs, c’était intéressant à savoir. De plus en plus, l’adolescent lui faisait penser qu’il était mieux de l’avoir comme allié que comme ennemi, même si une petite boule de feu n’était rien comparé au souffle destructeur de son Jabberwocky, cela restait la chose la plus impressionnante qu’elle ait pu entendre en-dehors du pays des merveilles.

Le garçon lui demanda à présent si elle-même avait un quelconque pouvoir. En temps normal et si elle s’était adressée à n’importe qui d’autre, Quinn aurait certainement menti et se serait attribué tous les pouvoirs du monde pour lui faire comprendre sa grandeur, ou bien elle aurait piqué une crise et l’aurait menacé pour avoir osé la défier de la sorte, elle, la redoutable Reine de Coeur du Pays des Merveilles. Oui, n’importe qui d’autre aurait réfléchi à deux fois avant de lui retourner la question comme il l’avait fait. Mais après ce petit échange qu’elle venait d’avoir avec cet adolescent, elle avait un autre plan. Elle voyait désormais dans ses prunelles le souvenir douloureux mais tant chéri de son Jabberwocky et n’avait pas l’intention de le rabaisser encore une fois. Alors, pour une fois, elle se contenta plutôt d’être honnête et répondit :

« Fut un temps où j’étais la personne la plus puissante et la plus crainte du pays sur lequel je régnais. J’avais tout un royaume à mes pieds, il suffisait d’un mot de ma part et on m’apportait tout ce que je désirais. C’était ça, mon pouvoir. Aujourd’hui, j’en ai toujours un peu, bien sûr, grâce à ma richesse, mais ce n’est pas vraiment la même chose. L’argent, ça peut faire tourner beaucoup de tête, tu sais, assez pour en faire tout ce qu’on veut. Mais il me manque encore quelque chose… quelqu’un. »

Cela faisait bien des années qu’elle n’avait pas évoqué le souvenir de son ancien dragon. Cette créature sublime qu’elle avait aimé plus que tout au monde et qu’elle avait perdu sous l’épée de cette folle furieuse avec sa tignasse blonde. Elle n’avait jamais parlé de lui à personne, depuis qu’elle l’avait vu mourir sous ses yeux impuissants, pourtant face à cet inconnu qui se déclarait être l’esprit du feu, c’était comme s’il pouvait revivre à nouveau.

« À l’époque, j’avais une créature puissante, le Jabberwocky… Non, oublie ce que je viens de dire. Ce n’était pas qu’une créature, c’était… il était comme mon propre fils. Lui et moi, nous étions inséparables. C’était ça, mon pouvoir. C’était lui. »

Les émotions la rendait faible, alors elle s’efforça de cacher sa tristesse et son deuil derrière un visage impassible, mais son cœur se brisait encore tandis qu’elle parlait de lui.

« Il est… il n’est plus, désormais. Une horrible garce est arrivée dans mon monde et lui a tranché le cou. Cette folle, si je la recroise un jour, je lui ferais regretter le jour où elle est née, crois-moi sur parole. »

La tristesse avait fait place à la rage cette fois, et elle détestait de n’avoir personne sous la main pour passer sa colère. Quand elle reviendrait à sa voiture, elle hurlerait un bon coup sur son chauffeur, ça lui ferait du bien. En attendant, elle préféra changer de sujet.

« Ce monde est tellement banal, ordinaire, j’imagine que c’est pour cette raison que tes pouvoirs sont restreints, ici. Au pays des merveilles, tu aurais été comme chez toi, j’en suis certaine. Mais tout n’est peut-être pas complètement perdu, puisque tu dis avoir été capable de cracher une boule de feu. Avec un peu d’entrainement, tu pourras peut-être les contrôler. Je dois admettre, je ne serais pas contre l’idée de te voir brûler des forêts à nouveau. Même incendier ce café minable, ce serait déjà un bon début. »

Les souvenirs de son Jabberwocky déchu étaient devenus trop douloureux et Quinn ne supportait pas de paraître faible, à trop s’étendre sur ce qui lui manquait. Le plus important était ses forces, et ce qu’elle avait devant elle, or actuellement, ce qu’elle avait devant elle pouvait bien devenir un atout puissant, si elle parvenait à s’en faire un allié. Tout ce qui crachait du feu était le bienvenu chez elle et même si pour l’instant les démonstrations de pouvoirs du gamin étaient assez maigres, elle voulait croire qu’il y avait du potentiel pour faire bien plus impressionnant. Peu importe le temps que cela prendrait, après tout, ils avaient tout le temps qu’ils souhaitaient devant eux, non ? C’était ainsi au Pays des Merveilles, en tout cas. Le Temps ne s’écoulait pas vraiment, ou alors de manière non-linéaire, au rythme de ses envies. Le garçon avait d’ailleurs l’air de s’intéresser à son monde d’origine et lui posa quelques questions à ce sujet, notamment sur leurs divinités. Des dieux, au pays des merveilles, quel intérêt ?

Quinn haussa les épaules d’un air blasé et allait lui répondre lorsqu’à cet instant précis, une femme décida de les rejoindre pour interrompre leur discussion. Quinn faillit se mettre en colère en lui hurlant de ficher le camp d’ici avant de réaliser que ce n’était qu’une serveuse qui souhaitait prendre leur commande. Il était vrai qu’ils se trouvaient dans un diner, toute cette discussion lui avait presque fait oublier ce détail, et tant qu’à faire, quitte à attendre un nouveau moyen de rentrer chez elle, l’ancienne Reine Rouge pouvait bien en profiter pour manger un peu. Elle parcourut rapidement la carte des yeux, cherchant ce qui pourrait satisfaire les papilles d’une personne de son rang tout en écoutant d’une oreille distraite la conversation entre l’adolescent et la serveuse. Elle releva la tête d’un mouvement brusque en entendant une remarque de cette dernière. Elle la prenait pour sa mère ?? Est-ce qu’elle avait l’air d’être mère ? Comme si elle n’avait que ça à faire, de s’occuper d’un enfant ! Quel affront ! Elle allait lui faire payer pour ça, elle allait… en fait, elle resta surtout bouche bée, stupéfaite par la réaction du garçon à laquelle elle ne s’attendait pas. Pourquoi voulait-il faire croire qu’il était son fils ? Ils ne se connaissaient même pas. Elle comprit finalement lorsqu’il lui demanda de payer pour lui. Est-ce qu’il croyait qu’elle faisait dans la charité ? Et alors, s’il était pauvre et qu’il mourait de faim, en quoi est-ce que c’était son problème ? Cela dit, s’il mourait de faim, il ne pourrait sans doute plus cracher de feu, et pour une fois qu’elle rencontre quelqu’un capable de le faire, c’était dommage de le voir partir si rapidement. Vaincue par sa voix intérieure, Quinn finit par souffler d’exaspération, et, prenant bien le soin de lancer un regard très noir à son soi-disant fils, elle répondit finalement :

« Très bien, qu’il en soit ainsi. Nous prendrons deux burgers, le plus cher que vous avez, saignants, avec un supplément bacon, et je vous préviens, la cuisson a intérêt à être absolument parfaite ou je fais un scandale. Une tarte aux myrtilles accompagnée d'une glace à la fraise en dessert, et un café liégeois pour moi, avec une cerise par-dessus. Veux-tu boire quelque chose en particulier, fils ? »

Si elle devait jouer le rôle de la mère, autant le jouer jusqu’au bout. Elle vivait dans le luxe et avait bien l’intention de le montrer. La serveuse finit de noter la commande et Quinn lui fit un geste rapide pour lui demander poliment de débarrasser le plancher. Après tout, le gamin avait raison, elle avait encore à parler. Une fois la dame éloignée, elle reporta son attention vers lui et répliqua :

« Ton tuteur est une divinité et il ne te laisse même pas de quoi manger et t’habiller correctement ? Plutôt inutile, si tu veux mon avis. Tu as eu de la chance que je t’apprécie assez pour jouer le jeu, mais ne pousse pas trop non plus. J’aurais laissé n’importe qui d’autre crever de faim, sans aucun remords. »

Il fallait qu’il comprenne qu’il avait eu le droit à un traitement de faveur et qu’elle n’était pas du genre à accepter de faire quoi que ce soit pour n’importe qui. Il ne faudrait pas non plus qu’il pense qu’elle avait bon cœur et qu’elle avait fait ça pour des raisons altruistes, pour qui passerait-elle, sinon ? Ayant terminé de clarifier tout cela, elle décida ensuite de reprendre leur discussion où ils l’avaient laissé en répondant à ses précédentes questions :

« Là d’où je viens, nous n’appelons pas cela de la magie car c’est simplement la norme, mais je suppose que par rapport à ce monde-ci, cela s’y apparenterait. Au Pays des Merveilles, les lois de la physique n’existent pas, on façonne la réalité comme on l’entend. Quant aux divinités, je ne crois pas qu’elles y auraient trouvé leur place. Il y a bien des personnes puissantes, là-bas, d’ailleurs je connaissais un homme qui possédait le Temps, mais ce n’était pas franchement un Dieu, loin de là. Finalement, au sommet du monde, il n’y avait que moi et mon Jabberwocky. »

Jusqu’à ce qu’on le lui retire et qu’on l’envoie dans les Outlands, mais ça, c’était une autre histoire, qu’elle préférait encore taire.

« J’ai également croisé un Dieu dans ce monde, du moins, c’était ainsi qu’il se disait être. Il ne m’a pas paru plus intimidant qu’un autre, et à part quelques menaces dans le vent, je n’ai pas eu beaucoup à craindre pour ma vie. On les surestime un peu trop, si tu veux mon avis. Je serais plus impressionnée par un enfant capable de cracher du feu que par un homme qui prétend être un Dieu des enfers. D’ailleurs, dis-moi, puisque tu es censé être mon fils, il serait temps que je connaisse ton nom, tu ne penses pas ? »

Bruni. Ce n’était pas un nom très commun, ce que Quinn pouvait apprécier ; et puis, ça sonnait plutôt bien. Ce n’était pas du même registre que le Jabberwocky, ou même le Bandersnatch, mais ça avait au moins le mérite d’être un peu mignon. À l’avenir, peut-être qu’elle pourrait lui changer de nom pour quelque chose de plus excentrique, comme elle les aime, quelque chose comme Brunyostox ou Brunderdoom ou peu importe. Mais pour le moment, elle n’aurait qu’à se contenter de Bruni, ça lui allait aussi bien. Hadès, en revanche, c’était autre chose. La mythologie grecque avait son charme, certes, mais c’était dépassé depuis des siècles. Quoi de plus barbant que de prétendre être un dieu antique des enfers dans le monde moderne ? Ce qui était amusant, c’était que Bruni semblait le connaître, puisqu’il avait cité son nom avant qu’elle ne le mentionne. Mieux que ça, il affirma ensuite qu’il s’agissait de son tuteur, ce qui expliquait pourquoi il se fichait bien de lui donner de l’argent de poche, ce devait être un grand radin. Vu la somme qu’il lui extorquait pour quelques armes et quelques hommes, ça n’étonnait pas vraiment l’ancienne Reine de Coeur. Elle leva les yeux au ciel tandis que le garçon faisait son éloge, et voilà que ça parlait d’être impressionné par sa manière de contrôler ses pouvoirs. Quel ennui ! Quinn n’avait pas du tout envie de parler d’Hadès ; il ne lui servait qu’à renforcer sa sécurité et celle de son casino, leur relation s’arrêtait là.

« Il n’est pas très important. Et quel intérêt de pouvoir contrôler ses pouvoirs si ce n’est pas pour les utiliser comme bon lui semble ? Peut-être qu’il peut t’aider, qui sait, mais je vais te dire une chose, si j’avais à charge un gamin avec autant de potentiel que toi, je ne t’aurais sûrement pas laissé te débrouiller seul et sans argent dans le diner d’un coin paumé de New York. Il n’a pas l’air très intéressé, tu es vraiment certain qu’il voudrait t’aider, même s’il le pouvait ? »

Pourquoi est-ce qu’elle perdait son temps à discuter avec lui, à s’inquiéter de la manière dont il était traité, pourquoi est-ce qu’elle avait presque envie de l’aider elle-même ? Cela ne lui ressemblait pas, elle était plutôt du genre à crier aux gens de la servir et de lui obéir sous peine de décapitation immédiate. Mais ce Bruni avait éveillé quelque chose qui sommeillait en elle depuis bien longtemps, et elle n’aimait pas vraiment ça. Elle préféra se convaincre alors qu’elle n’avait accepté de discuter avec lui que pour ses intérêts à elle, c’était plus facile ainsi. Elle le voulait dans son camp pour son pouvoir, et c’était tout. Ce n’était pas son Jabberwocky, il n’avait rien de la grandeur que possédait son ancienne créature qu’elle avait adoptée autrefois, il n’était pas si majestueux, pas si redoutable. Non, tout ce qu’il avait, c’était une bonne bouille d’enfant sage et la possibilité de fabriquer une boule de feu, s’il s’entraînait. Elle se servirait de ça, tout simplement. Pas question de s’y attacher plus que nécessaire.

Les burgers arrivèrent finalement devant eux et Quinn toisa la viande d’un air mauvais, jugeant la cuisson avant de déterminer si oui ou non elle allait faire un scandale en plein diner. Finalement, elle décida que c’était acceptable et lança un regard noir mais silencieux à la serveuse qui s’éloignait déjà, puis commença à manger. Elle ne comptait pas en rester là avec Bruni cependant, elle avait bien l’intention de creuser un peu plus la discussion pour pouvoir l’utiliser à sa guise. Elle reprit donc :

« Je ne crois pas m’être présentée, mon nom est Quinn. Je dirige un casino dans New York. Tu y es le bienvenu, si tu veux y passer un jour. Pas pour jouer, tu n’as pas l’âge de toute manière, mais je pourrais peut-être t’accorder un peu de temps pour t’aider avec tes pouvoirs, moi. J’ai élevé un dragon, alors entraîner un esprit de feu devrait être dans mes cordes. »

Ou alors, elle pouvait simplement le menacer, l’emmener de force jusqu’au casino, l’enfermer jusqu’à ce qu’il accepte d’utiliser ses pouvoirs pour elle. Elle l’avait déjà fait, maintes et maintes fois quand elle dirigeait encore Wonderland, ce ne serait pas un problème. Alors pourquoi est-ce qu’elle refusait de le faire, ici ? Pourquoi est-ce qu’à la place, elle lui proposait simplement, après lui avoir offert à manger, après s’être présentée et avoir partagé son histoire avec lui ? Où était passé son cœur de pierre ? Bon, se dit-elle simplement, il n’y a pas de mal à essayer une nouvelle méthode. Si ça ne marche pas… Quoi ? Que ferait-elle ? Oh, et puis zut, elle n’avait qu’à ne pas y penser, c’était aussi simple que ça. Chassant ces idées pour les remplacer par une toute nouvelle, elle souleva le pain de son burger, sortit la viande sur le côté et rapprocha son assiette de l’adolescent en lui expliquant :

« Essaye de brûler ça. La viande est saignante, je veux qu’elle soit à point, qu’elle soit dure comme du bois. Concentre-toi, laisse parler tes émotions. Comme tu l’as fait tout à l’heure avec le plastique du menu. Tu peux le faire, je l’ai vu de mes propres yeux. Ne me fais pas mentir. »

Elle ne s’attendait pas à ce qu’une flamme surgisse soudainement de nulle part - même si elle pouvait encore rêver - mais s’il était capable de la réchauffer un peu, de simplement augmenter la température, ce serait déjà un bon début.

Quinn balaya d’un revers de la main les protestations de Bruni face à ses accusations sur Hadès. D’abord, pourquoi insistait-il autant pour rejeter la faute sur lui-même ? Personne n’aimait être tenu coupable de quelque chose, alors il fallait toujours inventer des excuses pour chercher un autre responsable. Par exemple, quand elle coupait des têtes, c’était toujours de la faute de ses victimes pour l’avoir ennuyée. Elle n’envoyait jamais personne sous la hache de son bourreau sans raison, sauf lorsqu’elle n’avait rien de plus amusant à faire, mais dans ces cas-là c’était de la faute de ses sujets pour n’avoir pas créé assez d’animation pour la divertir. Voyez, il y avait toujours un coupable quelque part, et ce n’était jamais elle. Tout comme ce n’était pas Bruni qui était responsable de son manque de sous. Hadès était un adulte responsable, il aurait très bien pu lui expliquer l’importance de l’argent dans ce monde et qu’il fallait être riche pour être heureux. Le laisser se débrouiller seul prouvait qu’il n’avait rien à faire de ce qu’il pouvait lui arriver, et donc qu’il se fichait bien de son potentiel. Tant mieux pour elle, cela signifiait que le champ était libre et qu’elle n’aurait pas à trouver un moyen de se débarrasser du dieu alors qu’ils faisaient affaire ensemble. Elle pourrait utiliser les pouvoirs du gamin comme elle l’entendait, à son aise.

Ce qu’elle avait bien l’intention de faire. La première étape était de les évaluer. Quinn était bien curieuse de ce que pouvait faire l’adolescent actuellement, sans entraînement. Elle espérait qu’il était capable de bien plus qu’une simple fondue de plastique, sinon ils n’iraient pas bien loin. Mais elle avait confiance. S’il était vraiment l’esprit du feu dans une autre vie, il y avait de quoi créer quelque chose d’impressionnant, même sous forme humaine, non ? Elle ne s’attendait pas à ce qu’il puisse égaler son Jabberwocky du jour au lendemain, bien sûr, mais s’il pouvait au moins former une petite flamme sur son morceau de viande, ce serait déjà un bon début. Elle l’observa attentivement tandis qu’il posait la paume de sa main sur son steak et fermait les yeux pour se concentrer.  Progressivement, son visage se ferma, ses sourcils se froncèrent et ses lèvres se resserrèrent, tandis que ses joues prirent une légère teinte rougeâtre. Il avait presque l’air furieux, comme s’il était sur le point de s’enflammer, ce qui était certainement son but en réalité. Impatiente, Quinn baissa le regard vers la viande sous ses doigts crispés, mais elle n’avait pas l’air plus cuite qu’elle ne l’était à l’origine. Elle supposa que ce n’était qu’une question de temps, qu’il fallait simplement attendre un peu et que d’une seconde à l’autre elle verrait du feu jaillir sous la paume de sa main. Jusqu’à ce qu’elle entende des cris de panique, semblant provenir de la cuisine.

Se retournant, elle put voir dans l’étroite ouverture derrière le comptoir qui donnait sur la cuisine, des employés s’agiter et chercher de quoi éteindre un début d’incendie sur l’un des plans de travail. De ce qu’elle comprit des bribes de paroles, il s’agissait d’une miche de pain qui avait pris feu soudainement, et les flammes avaient continué leur trajectoire sur la manche de la blouse du cuisinier avant que celui-ci, en panique, ne la plonge dans un bac rempli d’eau. Quinn regarda la scène avec un grand sourire, très amusée par ce spectacle inattendu. Quand elle se remit droite pour faire face à Bruni, elle vit qu’il avait rouvert les yeux et observait lui aussi l’animation derrière le comptoir avant d’émettre un petit rire confus, ce que l’ancienne Reine Rouge trouva adorable. Puis le garçon baissa la tête vers son assiette et, voyant qu’il était resté intact, s’excusa de ne pas être aussi bien qu’elle ne le croyait. Quinn leva un sourcil, intriguée. Voulait-il rire ? N’avait-il pas vu l’action qu’il avait provoquée ? Ce n’était sûrement pas une coïncidence, si au moment même où il se concentrait pour faire apparaître du feu, des flammes jaillissaient dans la cuisine. Sûrement qu’avec de l’entraînement, il pourrait faire cramer tout l’établissement, mais ils n’en étaient pas encore là.

« Tu plaisantes, j’espère ? Oublie ton burger, tu n’as pas vu la fumée noire qui sort de la cuisine ? Tu penses qu’elle a atterri là toute seule ? Tu les as flambés à distance ! Tu n’as même pas besoin d’être proche pour faire brûler quelque chose, c’est encore mieux que ce que j’imaginais. »

Elle avait parlé à voix basse, malgré son excitation, pour être sûre que Bruni serait le seul à l’entendre. Elle n’avait pas l’intention que quelqu’un d’autre apprenne ce qu’il était capable de faire et tente de le kidnapper pour s’en servir à leur bon vouloir. Les pouvoirs de l’adolescent étaient précieux et elle comptait bien les protéger.

« Bien sûr, il faudra que tu apprennes à le maîtriser, mais cela viendra en temps et en heure. Dans tous les cas, tu as un très bon potentiel, sois-en fier. »

Elle reprit son assiette qu’elle tira vers elle et tâtonna la viande à son tour. Non, elle n’avait pas l’air beaucoup plus chaude que tout à l’heure, mais tant pis. Ce n’était pas très grave, maintenant qu’elle avait pu voir de quoi Bruni était capable. En revanche, pas question qu’elle en mange, après qu’il l’ait touchée avec ses doigts. Alors elle la coupa en deux puis héla la pauvre serveuse de tout à l’heure.

« Vous appelez ça cuit à point ? Ma viande est complètement saignante ! C’est inadmissible, changez-moi ça immédiatement ! Vous devriez penser à renvoyer votre chef s’il est aussi incapable de cuire le boeuf correctement.
- Je… Vous m’aviez dit saignants, pour les burgers.
- Ah oui ? Alors c’est peut-être vous qu’il faudra renvoyer. »

La serveuse sembla en plein dilemme mental, sûrement en train d’hésiter entre riposter sur le même ton ou laisser couler pour ne pas faire de vagues, jusqu’à ce que quelqu’un l’appelle depuis le comptoir. Sauvée par le gong, elle souffla longuement pour montrer son exaspération et rejoignit son collègue, l’assiette encore pleine de Quinn dans la main.

Quand Bruni osa la contredire à propos de la cuisson des burgers, Quinn faillit bien se mettre à lui crier dessus, lui aussi. Mais elle se rappela du feu qu’il avait réussi à provoquer dans les cuisines à peine quelques minutes plus tôt et elle décida qu’il valait mieux se le garder dans la poche. Alors elle prit sur elle et, au prix d’un violent effort, hocha finalement la tête pour approuver les dires du gamin, non sans lancer un regard noir vers la serveuse écervelée. Cette dernière s’en alla finalement et l’adolescent en profita pour lui faire la morale. Parce qu’elle s’était mal comportée, parce qu’elle avait menti, parce qu’elle avait manqué de respect et blablabla. Il commençait de plus en plus à ressembler aux amis d’Alice ou de la Reine Blanche avec leurs discours dégoulinants de bienveillance et ça l’ennuyait déjà. Heureusement, il n’était peut-être pas encore trop tard pour lui refaire son éducation. Lorsqu’il termina son petit monologue moralisateur en lui faisant croire qu’elle avait sûrement raté beaucoup d’opportunités en se conduisant comme elle le faisait, elle eut un léger rire méprisant avant de se pencher vers lui et de lui expliquer :

« Tu es encore jeune, alors tu ne te rends pas compte, mais tu apprendras avec le temps que la gentillesse ne mène nulle part. Je ne suis pas arrivée à la tête d’un royaume ou d’un empire en étant sympathique avec tout le monde. Non, j’y suis arrivée parce que je savais ce que je voulais et que j’ai tout fait pour l’avoir, peu importent les moyens. Car le pouvoir est une question de dominance, il en a toujours été ainsi. Tu apprendras qu’il vaut toujours mieux d’être craint que d’être aimé. »

Elle tourna la tête vers le menu plastifié encore à moitié fondu qui traînait sur le côté de la table et le saisit. Elle le posa devant le garçon, comme pour appuyer son prochain argument.

« Par ailleurs, n’as-tu pas provoqué ton pouvoir justement parce que je t’ai poussé à bout, tout à l’heure ? Tu voulais… comment l’as-tu dit, déjà ? Me priver de toute flamme pour le restant de mes jours ? M’est avis que si je ne m’étais pas comportée comme je l’ai fait, je n’aurais pas eu l’occasion de voir ton potentiel, au contraire. Imagine alors toutes les opportunités que tu manques à vouloir à tout prix faire le bien autour de toi. »

Car il puisait son énergie dans sa colère, elle l’avait vu tout à l’heure, tandis qu’il se concentrait pour tenter de flamber sa viande. Elle avait vu son visage se fermer et ses traits se figer dans une expression de fureur qu’elle ne connaissait que trop bien. Peut-être qu’elle avait été elle-même à l’origine de sa rage ; ou peut-être pas. Mais dans tous les cas, la colère était révélatrice de son potentiel et ce n’était pas avec des jolis sourires et des compliments qu’elle l’avait déclenchée. Tout comme ça n’avait pas été en jouant selon les règles qu’elle s’était emparée du casino dans lequel elle régnait désormais. Elle termina son discours avec un petit sourire amusé vers Bruni :

« Et puis, c’est bien beau de me faire la morale sur mes mensonges, mais venant de la part de quelqu’un qui me fait passer pour sa mère pour profiter de mon argent, c’est tout de même un peu déplacé, tu ne penses pas ? »

Mais Bruni n’en avait pas fini de son côté et lui posa un ultimatum : soit elle présentait ses excuses à la serveuse quand celle-ci reviendrait, soit elle pouvait dire adieu à une future représentation de ses pouvoirs. Ça ne lui plaisait pas vraiment, pour être honnête, et l’adolescent semblait un peu trop certain de son importance, mais il fallait dire qu’elle aurait tout de même apprécié avoir avec elle un garçon capable de flamber tout ce qu’elle voudrait. Elle n’eut cependant pas le temps de négocier que la serveuse arrivait déjà avec sa commande et Bruni en profita bien évidemment pour lui rappeler qu’elle avait quelque chose à adresser à la demoiselle. Quinn soupira puis répondit finalement :

« Très bien, puisque tu insistes. » et se tournant vers la serveuse : « Je souhaitais m’excuser pour tout à l’heure. » Un petit sourire hautain se dessina sur les lèvres de la jeune femme, mais il s’effaça rapidement quand elle entendit la suite : « Oui, je suis particulièrement désolée que vous soyez si incompétente dans votre travail et je suis également absolument navrée d’avoir eu une panne de voiture juste devant le pire diner de toute l’Amérique. C’était une terrible erreur de ma part de venir ici. »

Et bien ? Elle avait fait ce que Bruni lui avait demandé, non ? Elle s’était excusée, et le mieux dans tout cela était qu’elle pensait chaque mot qu’elle venait de dire, elle avait rarement été aussi sincère. Alors, il y avait de quoi être fier, non ? Bien sûr, la serveuse ne l’entendait pas vraiment de cette oreille et commençait à s’énerver de son côté, mais quelle importance ? Ce n’était pas comme si elle comptait s’éterniser ici, de toute façon.

Le cri de Bruni la prit au dépourvu. La table trembla sous ses coups et elle le regarda un instant en silence avec deux grands yeux furieux. Qui était-il pour lui parler à elle de cette façon ? Qui était-il pour oser s’emporter contre elle ? Ce n’est pas parce qu’il était capable de provoquer quelques petites flammes qu’il pouvait déjà lui manquer de respect. Et pourquoi était-il autant en colère contre elle ? Elle s’était excusée comme il l’avait demandé - était-ce de sa faute si la serveuse était effectivement incompétente ? Il fallait bien que quelqu’un lui dise.

Oui, elle était méchante. Rabaissante, cruelle, sans aucune compassion pour l’ensemble du monde entier, sauf quand c’était dans son intérêt. Mais ils l’avaient tous bien cherché. Elle les haïssait, elle les détestait, les exécrait, tous et chacun d’entre eux pour leur hypocrisie et leur morale bien pensante. Et cela n’avait rien à voir avec la peur, comme Bruni l’avait injustement mentionné. Ça avait à voir avec sa colère. Sa fureur, sa haine, sa soif de revanche. Car au fond, ça n’était pas seulement cette serveuse, cette fille sans nom qui avait eu le malheur de s’occuper de leur table. C’était aussi le chef aux cuisines, c’était les clients qui les regardaient de travers, c’était le serveur du diner d’à côté, c’était le piéton qui passait devant les fenêtres, c’était son abruti de chauffeur qui ne savait même pas réparer une panne de moteur. C’était tous ceux qui avaient croisé son chemin et tous ceux qui ne l’avaient jamais encore rencontrée. Tous, autant qu’ils étaient, peu importe qui ils étaient. Elle les détestait. Car elle avait trop de haine en elle pour en faire autre chose.

Pourtant, pendant un tout petit instant, une toute petite poignée de minutes, elle avait pensé que Bruni serait différent. Peut-être parce qu’il était capable de provoquer un début d’incendie s’il se concentrait vraiment. Mais ce n’était pas que ça. C’était son caractère, aussi, son franc-parler, son assurance, et cette rage qu’elle avait perçu dans ses yeux quand il lui avait parlé. Une rage dirigée contre elle mais une rage qu’elle ne connaissait que trop bien. Et alors, elle avait naïvement cru que peut-être, pour une fois, elle avait trouvé quelqu’un qui la comprenait. Oui, elle avait surtout voulu l’utiliser pour ses pouvoirs ; mais il avait réveillé en elle comme un instinct maternel qu’elle n’aurait jamais cru ressentir de nouveau après la perte de son Jabberwocky. Et même s’il ne pourrait jamais le remplacer, même si elle ne pourrait sans doute jamais l’aimer autant qu’elle avait aimé son ancien dragon, son protégé, son fils, elle avait voulu croire qu’une entente entre eux était possible. Mais elle s’était trompée.

Car l’adolescent qu’elle voyait s’énerver contre elle à présent ressemblait plus à ces imbéciles de bons héros qu’elle détestait tant qu’à une autre version de son Jabberwocky. Et pourquoi en aurait-il été autrement ? Elle avait toujours été seule, ce n’était pas quelque chose qui était prêt de changer. Furieuse, elle se leva à son tour, ses yeux fulminants de rage toujours braqués sur lui.

« Ne me parle pas sur c… »

Elle s’arrêta net quand elle remarqua les flammes sous la main du garçon. Celui-ci, apparemment tout aussi surpris qu’elle par ce qu’il venait de provoquer, recula d’un bond et en tomba sur ses fesses. Quinn quant à elle était partagée entre sa haine et son admiration. Il l’avait fait, il l’avait vraiment fait. Et tandis que le monde s’activait autour d’elle, tandis qu’on paniquait, qu’on criait, qu’on courait dans tous les sens, elle resta là à le regarder, un sourire pointant malgré elle au coin de ses lèvres. Le feu commençait à prendre de l’ampleur, dévorant le reste de leur table en bois, et elle sentit sa chaleur, l’odeur âcre de sa fumée. Une odeur qu’elle ne connaissait que trop bien. Une odeur qui lui avait manqué. Pourvu qu’il ne reste plus de ce restaurant qu’un vulgaire tas de cendres.

Bruni se leva et se rua vers l’extérieur, visiblement paniqué, lui aussi. Quinn le suivit, plus amusée que jamais. Bien sûr, il la détestait, bien sûr, il n’accepterait jamais d’utiliser son pouvoir pour elle, mais rien que de l’avoir vu à l'œuvre avait été incroyablement satisfaisant. Elle s’attendait à ce qu’il tente de la semer, mais au contraire, il revint vers elle pour l’emmener dans une ruelle et lui demander ce qu’il lui faudrait pour qu’elle l’aide à maîtriser son pouvoir. Il ajouta qu’il ne voulait plus qu’un incident pareil ne se reproduise, ce qui serait bien dommage. Pour quelle autre raison vouloir contrôler ses capacités de combustion instantanées, si ce n’était pas pour brûler tout ce dont il avait envie, sur un coup de tête ? Mais pour une fois qu’il allait dans son sens, elle n’allait peut-être pas le faire fuir tout de suite.

« Je vais t’aider à les maîtriser. Si tu m’aides en retour, quand j’en ai besoin. Rassure-toi, je ne te demanderais pas de brûler tout un immeuble ou tout un village, simplement de faire une petite démonstration de temps à autres. Si tu peux faire ça pour moi, je t’aiderais à contrôler tes flammes. »

Il n’y avait parfois besoin que de preuves d’une réelle menace pour que l’on se plie à ses ordres et s’il était encore loin d’être son Jabberwocky, Bruni avait du potentiel pour en être une.

« Oh, et une autre chose. Ne t’avise plus jamais de me parler comme tu l’as fait tout à l’heure. »

Le gamin avait du caractère, ce que Quinn pouvait apprécier. Ce qu’elle appréciait un peu moins, en revanche, c’était que ce caractère était dirigé contre elle-même. Elle avait tant pris l’habitude qu’on s’adresse à elle comme à une Reine, avec le respect qu’on lui devait, qu’elle supportait très mal qu’on lui fasse des reproches, comme à une égale. À Underland, personne ne lui aurait parlé ainsi sans peur de représailles. Si Bruni n’avait pas autant à lui apporter, elle lui aurait fait regretter son manque de respect immédiatement. Mais c’était si rare de croiser une personne avec autant de potentiel, dans son monde, qu’elle ne pouvait pas s’en débarrasser aussi facilement. Leurs chemins s’étaient croisés pour une raison et elle avait besoin de lui dans son camp pour agrandir sa puissance. Si elle avait une possibilité de contrôler son pouvoir pour servir ses intérêts, elle ne pouvait pas simplement la laisser passer. Même si son arrogance lui déplaisait fortement. Elle allait devoir l’éduquer mieux que cela.

« Quand tu cesseras de débiter des idioties comme le petit discours moralisateur que tu as sorti tout à l’heure, alors je pourrais sûrement te prendre un peu plus au sérieux. Tu penses tout connaître sur le monde ou sur les personnes comme moi mais tu te trompes. Tu ne me connais pas. »

Pas encore, du moins. Mais s’ils étaient voués à se revoir pour travailler sur son pouvoir, elle espérait qu’ils puissent trouver un terrain d’entente pour se rapprocher. Ce serait plus facile pour elle de l’utiliser s’il acceptait de coopérer. Pourraient-ils établir une relation de confiance, comme celle qu’elle avait eu jadis avec son Jabberwocky ? Elle en doutait, mais après tout, seul l’avenir le leur dirait. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle avait besoin de lui. Pour cette raison, elle tendit sa main également pour serrer celle de l’adolescent comme on scellait un accord. Il ne pouvait plus revenir en arrière, à présent. Du moins, elle ne le lui permettrait pas.

Des sirènes de police retentirent au loin et Quinn pesta intérieurement. Elle avait autre chose à faire de sa soirée que de parler avec des abrutis en uniforme. Si elle pouvait ne plus être dans les parages avant qu’ils commencent à questionner les témoins de l’incendie, ça l’arrangeait bien ; même si elle avait assez de moyens pour ne pas terminer au poste quoi qu’il arrivait. Bruni la pressa pour lui demander quand est-ce qu’ils pourraient se revoir. Il devait commencer l’école, ce qui d’après elle était une perte de temps - apprendre à maîtriser son pouvoir était bien plus important à son sens - mais soit. De son portefeuille, elle sortit une carte sur laquelle étaient inscrits en lettres rouges son nom et son numéro de téléphone, qu’elle tendit à l’adolescent.

« Tu n’auras qu’à m’appeler quand tu es disponible, après tes cours. Je trouverais du temps pour toi. »

Les sirènes se rapprochaient. Elle laissa sa carte dans la main de Bruni et commença à s’éloigner.

« Ne tarde pas trop. »

Sur ce, elle tourna les talons et, laissant là l’adolescent, son chauffeur et sa voiture en panne, se dirigea vers une autre rue pour appeler un taxi. Elle détestait devoir en arriver là, à se débrouiller pour rentrer chez elle comme une personne ordinaire, mais elle n’avait plus vraiment le choix. Elle en avait bien assez de cet endroit et elle ne comptait pas passer une minute de plus ici.