Est-ce que papa et maman se sont vraiment aimés ? Sûrement que cela a dû arriver, sinon, il ne serait pas né. Pas vrai ? Il fait semblant d'oublier que maman n'est pas sa vraie maman, même si elle le lui rappelle souvent. Ses souvenirs sont un peu retravaillés, patchwork de mensonges et de réalités.

Papa est pompier et maman travaille au café d’à côté.
Le week-end, ils tournent le dos aux immeubles de Brooklyn et vont faire du vélo dans les parcs près de la crique. Bientôt, il aura un nouveau vélo, plus rapide et plus beau. Il le montrera à ses cousins lorsque ce sera à leur tour de venir, l'été prochain. Ce qu’il a hâte !

Parfois, maman glisse quelques billets entre ses mains : « Pour t’acheter des bonbons. Ne le dis pas à papa. » qu’elle murmure, l'œil pétillant. À l’épicerie, Jayden prend ceux qui piquent le plus, il se sent comme un grand.

Et quand le Soleil descend à l’horizon, à la maison, maman monte le son. Le sourire aux lèvres, elle danse comme si plus rien n’existait. Lui aussi, il aime danser. Il se laisse emporter et danse et chante et saute, mais jamais sur le canapé, sinon il se ferait gronder. La soirée se termine au milieu des avions en papier, c’est papa qui lui a appris à les fabriquer. Les siens ne volent pas encore très bien, mais papa dit qu’il y arrivera.

C’est faux.

Papa est toujours en train de vadrouiller et maman trime au café d’à côté.
Le week-end, Jayden tourne le dos aux immeubles de Brooklyn et va gambader dans les parcs près de la crique. Papa a vendu son vélo, « Fais pas cette tête, je t’en achèterai un autre, bientôt. » Mais bientôt n’arrive jamais. Ce n’est pas grave, il n’a besoin de rien ni de personne pour sauter et sautiller et danser et galoper. Il y a longtemps que ses cousins ne sont pas venus, maman et tata ne l’ont plus jamais voulu. Ce serait chouette, quand même, si un jour, tata l’invitait encore, un jour.

Souvent, maman glisse quelques billets entre ses mains : « Pour les courses. Ne donne rien à ton père. » qu’elle murmure, l'œil absent. À l’épicerie, avec sa liste, Jayden se sent comme un grand.

Et quand le Soleil descend à l’horizon, à la maison, maman monte le son. Une bouteille aux bords des lèvres, elle danse comme si plus rien n’existait. Lui aussi, il disparaît. Il a beau danser et chanter et escalader la table et sauter sur le canapé, rien n’y fait. Maman est partie. Alors Jayden va dans sa chambre fabriquer des petits avions colorés avec les pages déchirées de ses cahiers. En équilibre sur le rebord de sa fenêtre ouverte, il essaie de les faire atterrir sur le train qui passe, là, en dessous. Un jour, il y arrivera.


Au fond, papa et maman ne sont que des gens. Des êtres imparfaits, abimés, avec leur fêlure et leurs défauts. Ça, Jayden le comprend vraiment à ses 10 ans, quand il voit papa rentrer et fondre en un amas larmoyant, la figure et un moignon en sang. Une main en moins.

Le rouge est resté sur tout ce que papa a approché, l'accoudoir du canapé, les épaules de maman, sa manche de pyjama à lui, mais surtout, sur la rétine de ses yeux écarquillés. Et Jayden s'est senti chavirer. Rouge, couleur du cœur devient couleur de la peur. Est-ce que papa va mourir ? Est-ce que la police ou les services sociaux vont venir ?

Illusions brisées, l'envers du miroir révélé. Ses parents ne savent pas tout, ils ne sont ni les plus grands ni les plus forts ni les plus intelligents. Et l'esprit éclairé par cette nouvelle réalité, Jayden enjambe les quelques années d'insouciance qu'il lui restait, tourne la page de son enfance. Il n'a pas eu besoin d'écouter longtemps la dispute de ses parents pour comprendre qu'il s'agissait (encore) d'une histoire d'argent. De méchantes dettes qui planent au-dessus de leur tête. Sa normalité.

Et pendant que tout le monde hurle et crie, Jayden pense à sa petite trésorerie. Enveloppe glissée entre le miroir et le mur de la salle de bain, là où personne ne pourra le trouver. $ 15 qu'il a économisé pour le jour où il retournera voir ses cousins (il espère toujours). Peut-être que s'il ne les avait pas cachés, son père n'aurait pas fini avec un doigt coupé. Il aurait aimé s'énerver, mais c'est la peur et la culpabilité qui se saisissent de son cœur en premier. Peur du sang, peur de tout voir s'effondrer, culpabilité de ne pas avoir pu aider. Il y a du verre brisé et de l'alcool renversé quand Jayden revient au salon déposer sa cagnotte sur la table, là où tout le monde pourra le trouver. Mais personne ne l'a remarqué.


Jayden jette un regard interrogateur derrière l'objectif, un pouce levé. Oui, oui, ça filme. « Salut, je suis Jayden et je suis 15 ans. » Commence-t-il, les mots français arrondis par son accent new-yorkais. « J'habite à Brooklyn, à New York. » Zoom sur son nez, puis son œil droit. Derrière l'appareil, le petit cameraman pouffe. « J'aime le tacos et les frites et je sais comment… cartwheel and backflip, watch this. » Le gamin recule, galope jusqu'à sortir du champ. Il réapparaît en courant et saut et roue et pirouette et réception sur l'herbe du parc. Applaudissements. Jayden revient tout sourire coller son visage à la caméra : « Et toi, comment tu t'appelles, quoi tu aimes ? Je attend ta réponse, bye ! »

- exercice de français : prise de contact avec sa correspondante Alice Le May.

What time is it? Summer time! Professeur et élève se séparent, se disent au revoir. À cet automne ! Mais Jayden, lui, ne reviendra pas. Adieu le BAC, le bal et l’album de promo. « Bye everyone, I'll remember y’all in therapy! » Qu’il déconne avec ses amis à la sortie. La dernière sonnerie a un arrière-goût de nostalgie, mais rien comparé à la douceur de la (fausse) liberté et le bleu du ciel d'été.

Parce que l’été de ses 16 ans marque son entrée dans le monde des grands, le vrai, celui rythmée par la course à l’argent. Les études et l’université sont des rêves de riches hors de sa portée. Il s’en fiche, ce n’est pas ce qui lui plaît. L’école l'ennuie. Les jours y sont mous et lents, Jayden n’est pas fait pour rester assis aussi longtemps. Élève pitre et dissipé, s’intéresse à tout sans jamais se passionner, préfère faire rire plutôt que d’écrire. Et puis, il a d’autres choses à penser. Sur le meuble de l’entrée, des lettres s’entassent et hurlent : RAPPEL LOYER IMPAYÉ. Maman n’est pas en état de travailler, papa ne met jamais de côté et plus aucun proche n’accepte de leur faire de prêt. Ça n’arrivera plus désormais, Jayden se le promet.

Au fond, travailler, c’est ce qu’il lui plaît. Il aime ça, aider M. Rodriguez à son épicerie. Parlez aux gens du quartier et porter les sacs de courses de ses voisins les plus âgés. Parce qu’ils l’invitent toujours à rester pour manger et discuter. Certains lui glissent même un petit billet, mais ce n’est rien comparé au fait de se sentir apprécié.


8 heures jusqu'à son prochain shift
​​​​​​​- 2 heures pour rentrer
- 2 heures pour revenir
= 4 heures pour dormir.

Alors, c'est décidé, ce soir encore, Jayden dort dans la voiture de Madison. C'est plutôt pas mal, comme une drôle de soirée pyjama.

Ils ont abaissé la banquette arrière et installé leurs petites affaires sous la lumière jaune des lampadaires. Chips, sandwich et sac de couchage « C'est comme du camping à la plage ! » Et c'est vrai que dans l'obscurité, les étendus bétonnés du parking d'Amazon prennent des allures de grands océans de goudron. La cacophonie de l'entrepôt restée nichée entre ses oreilles remplacent la symphonie des vagues.

« Viens, on met de la musique, un peu ! » À la radio, Kesha se met à chanter, échos d'une époque un peu plus belle où les plafonds des hangars ne remplaçaient pas son ciel. Mais Jayden ne regrette rien. Ni son corps courbaturé ni le mal aux pieds ni le sentiment, à 18 ans, de ne pas avancer vraiment. Tout est oublié, effacé, sitôt qu'il rentre les bras chargés des courses qu'il a pu acheter. Maman sourit devant les conserves de raviolis, mais plus encore face aux bouteilles d'alcool. Il ne devrait pas, mais happer un peu de son attention a toujours été pour lui une forme d'addiction. Merci trésor, je sais vraiment pas ce que je ferais sans toi qu'elle dit en le prenant dans ses bras et pour ce geste-là, Jayden, il serait prêt à travailler tous les jours plus de 10 heures d'affilés, s'il le fallait. Si seulement elle lui disait ces mots quand elle n'était pas bourrée.

« Oh putain ! Ça date du collège, ça ! » s’écrit-il en montant le son. Dans sa main, sa bouteille d’eau se transforme en micro. « I hear your heart BEAT to the beat of the drums! » Soupir de Madison restée allongée. « Oh non, c’est bon. Je suis morte, là. » Trop tard, le voilà parti. « Oh, what a shame that you came here with someooooone » « Je te jure, je vais te faire dormir dehors. » Quoi ? Il n’entend pas. « So while you're here in my arms » Jayden étire un bras pour faire chanter son amie dans sa bouteille. « D’où t’as encore de l’énergie ? Non, casse-toi ! » Mais rien ne l’arrête jamais. Elle va craquer et Jayden le sait. Il le voit à la fossette qui se creuse au coin de ses lèvres, preuve d’un sourire qu’on empêche de naître. « Let's make the most of the night, like we're gonna die young! » Et refrain. Ses doigts glissent sur la molette du volume et boum boum hurlent les basses de la voiture. La seule boîte de nuit où il n’a jamais été. « T’es con, la sécurité va débarquer ! » Madison crie, mais surtout, Madison rit et bientôt, ses cheveux aussi volent au rythme de la musique : « LET’S MAKE THE MOST OF THE NIGHT, LIKE WE’RE GONNA DIE YOUNG ! »

Ding.

DAD
Je peux pas rentrer pour Noël
Je te ferai un virement pour que tu t'achètes un truc
Prends aussi quelque chose à ta mère
ce que tu veux, tu diras que c'est de ma part
16 dec 2016 - 23:40

L’écran s’éteint et la notification disparaît. Silence. Les notes sont mortes dans sa gorge. « Il y a quoi ? » Sourire. Ce n’est pas grave. Au fond, il s’y attendait. Papa est sans cesse absent, seules les cartes postales et l’argent qu’il envoie le maintiennent vivant. De l’argent gagné sur des chantiers à l’étranger. Ce n’est rien. Ce n’est pas sa faute. Trop heureux qu’il se soit repris en main, Jayden se contente de ses SMS. De toute façon, lui aussi travaillera sûrement à Noël et puis, rien ne pourra les empêcher de le fêter en janvier. Ce n’est pas grave. « Rien, ma mère qui me dit que l’ascenseur est encore en panne. »

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archive téléphonique:

Les NY Giants ont gagné.
Pas qu'il en ai quelque chose à faire, Jayden, mais ça lui donne une raison d'appeler son père. Parce qu'il se souvient des matchs qu'il regardait à la télé, des tickets de paris sportifs qui jonchaient le meuble de l'entrée. Peut-être qu'il a regardé le match. Peut-être qu'il serait content d'en parler. De lui parler. À son oreille, la tonalité du téléphone a remplacé la voix de son paternel depuis un moment. Jayden s'y accroche pourtant, le cœur chargé d'un espoir tremblant. Il se fait des idées, papa est simplement occupé. Ça va passer, papa va décrocher, s'excuser, et lui, il va lui pardonner, comme il l'a toujours fait. Mais Jayden ne peut s'empêcher de se demander ce qu'il a bien pu faire pour mériter un tel silence. « Le numéro que vous avez demandé n'est pas attribué. » tombe comme une sentence.


En réalité, rien n'a vraiment changé depuis que son père a cessé de l'appeler. Métro, boulot, dodo. Seuls l'argent qu'il reçoit de temps en temps lui rappelle qu'il a un deuxième parent. Peut-on vraiment pleurer l'absence d'un fantôme ? Oui. Non. Peut-être est-ce l'idée d'avoir une famille qui lui manque plus que les personnes en elle-même. Il ne sait pas. Il n'arrive pas à le détester pour les avoir abandonnés. Pas pour de vrai. Ni lui ni les autres membres de sa famille, ceux à qui il ne manque jamais de souhaiter la bonne année sans recevoir de réponse de son côté. Parce qu'il sait que quelques excuses suffirait à le faire culpabiliser et ç lui faire oublier. Bref. Ce n'est pas grave, qu'il se répète. Mieux vaut en rire qu'en pleurer, son téléphone est plein à craquer de meme sur les daddy issues désormais. Le soleil continue de briller et le monde ne s'arrête pas de tourner. Avec l'argent qu'il arrive à mettre de côté, Jayden espère aller découvrir les plages de Californie, le temps d'un été.

Tout va bien.

Quand il passe la porte de l'appartement à la fin de la journée et qu'il commence machinalement à ranger les bouteilles et les verres vides en bougeant au rythme des musiques dans ses écouteurs, tout va bien dans le meilleur des mondes. L'ascenseur fonctionne, il porte un super bonnet, c'est fajitas au menu aujourd'hui et puis, sa mère a accepté de retourner aux AA. « Tu sais qu'aujourd'hui j'ai été récupérer un pigeon mort pour aider une vieille dame à pécho ? » Jayden se retourne vers sa mère tout sourire, un écouteur en moins. Il y a des vagues dans les yeux de maman. Ils admirent des paysages invisibles sur le mur de la cuisine. « Si, si, ouais, je te jure, c'était ouf. »