Il y a encore quelques années, quand je me baladais dans Londres, dans Paris ou dans New York, c’était pour rechercher ma femme. Je gardais l’espoir de la trouver à l’angle d’une rue, dans une allée d’un magasin, ou assise sur l’herbe d’un parc, arrivée à l’improviste dans ce monde où tous les personnages de films d’animation de Disney semblaient apparaître l’un après l’autre. J’interrogeais les passants, leur demandant s’ils n’avaient pas croisé une belle jeune femme aux cheveux de blé, la plus belle femme qu’ils n’aient jamais vu de leur vie, qui répondait au doux nom d’Aurore car elle était splendide comme le soleil du matin. Généralement, ils secouaient la tête, les yeux plissés, suspicieux, me prenant pour un fou, ou un pauvre homme un peu pathétique, mais je leur disais que j’étais simplement un Prince à la recherche de sa Princesse et alors ils me prenaient pour un taré. Leurs réactions ne m’avaient jamais découragé. Pour Aurore, j’étais prêt à affronter leurs regards méfiants et leurs propos acerbes, prêt à soulever des montagnes et déplacer des immeubles rien que pour effleurer l’espoir de revoir un jour son visage.

Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, cela fait plus de trois ans que je suis dans ce monde et mes recherches pour retrouver ma belle au bois dormant n’ont pas avancé d’un pas. Je n’ai pas entièrement baissé les bras, je veux croire encore que l’on se reverra un jour, mais le temps m’a fait perdre un peu de ma passion et de ma détermination. Par habitude, je continue de sillonner les trois villes des portails, mais c’est plus pour me balader et me dégourdir les jambes que pour réellement poursuivre mon enquête. Je n’interroge plus personne à propos d’une princesse perdue, j’ai laissé tomber les descriptions de cette tignasse dorée que j’aimais tant. Son nom ne traverse plus mes lèvres comme il le faisait si souvent dans le temps et je me surprends parfois à passer des heures sans penser à elle. J’ai oublié sa voix, oublié son visage, son regard si doux, ses doigts si fins, sa peau si pâle. J’ai d’autres préoccupations, aussi. Comprendre qui nous sommes et pourquoi nous sommes ici en fait partie. Traquer ceux qui nous traquent, protéger ceux qui n’ont rien. Certains jours, je me retrouve dans un coin d’une bibliothèque, à parcourir des livres anciens, à étudier les origines des contes dont nous venons. Je ne sais pas vraiment ce que je cherche, mais j’espère qu’un jour, je trouverai mes réponses. C’est mon rôle, en tant que Prince, en tant que héros, en tant que protecteur, je veux être là pour les miens et prendre mes responsabilités en tant que tel.

Actuellement, je me trouve dans la capitale française, et alors que l’heure du déjeuner approche, je me cherche un endroit dans lequel me sustenter. J’ai passé la matinée à vaquer sans but entre les rues de Paris et mes pas m’ont guidé dans un petit quartier populaire à l’est de la ville. Ce n’est pas pour me déplaire : en tant que bon Prince, j’aime avoir l’opportunité de me rapprocher du peuple, même si ce n’est plus le mien et même s’ils ne reconnaissent plus ma couronne. J’approche d’un restaurant… ou plutôt devrais-je appeler cela une cantine, un endroit plutôt fréquenté dans lequel on ne servait qu’un plat unique. C’est un peu nouveau pour moi, mais pourquoi pas. C’est une expérience, une immersion dans le quotidien des personnes qui n’ont pas les moyens, ce n’est pas plus mal. Ça montre que je suis humble. Leur présence parmi eux les raviront sans doute. Après tout, je suis de sang royal, que peut-on ne pas aimer en me voyant arriver ?

Je déchante un peu en prenant mon assiette. Je ne sais pas ce que c’est, mais ça n’a pas l’air très ragoûtant. Je ne peux m’empêcher d’exprimer une moue dégoûtée, j’hésite même à jeter mon plat et partir d’ici pour trouver quelque chose d’un peu mieux. Être proche du peuple, d’accord, mais là, y a quand même des limites. Malgré tout, je décide de ne pas faire de caprice, car ce n’est jamais bon pour ma réputation et que je suis quelqu’un de distingué, alors je prends sur moi et m’installe à une table pour regarder mon assiette sans oser y toucher. Une personne en diagonale de moi a l’air tout aussi enthousiaste à l’idée de goûter à son plat que moi, car je l’entends marmonner quelque chose à propos du petit peuple. Retrouvant un peu de sourire devant ces paroles que je pensais moi-même tout bas, je relève la tête vers cet homme et l’observe un moment. Il y a quelque chose de décalé chez lui, comme si, comme moi, il n’appartenait pas à cet endroit. Ses vêtements sont modestes, mais il n’a pas l’air habitué à ce mode de vie particulier. Mais ce n’est pas tout. Il a une façon de se tenir et des manières que je possédais moi-même quelques années plus tôt. Quelque chose de noble, de princier. Sans compter cette façon de parler du petit peuple. Je suppose que ce doit être un ancien riche que la vie a fait tomber bien bas. Je ne peux que le comprendre, j’ai ressenti la même chose lorsque je me suis réveillé ici sans ma couronne ni sans royaume. Compatissant, je me penche vers lui avec un petit sourire et lui répond sur le ton de la confidence :

« Difficile à croire, n’est-ce pas ? »

Je me décale sur la gauche afin de lui faire face, ramenant bon gré mal gré mon assiette devant moi sans pour autant accepter d’en manger une bouchée. En sortant d’ici, j’irais sûrement dans un vrai restaurant pour me remplir l’estomac, mon sang royal a tout de même besoin de bons plats goûteux. Je me sens réellement peiné pour ces pauvres gens contraints de devoir manger ces bouillies infâmes pour survivre. Encore plus pour cet homme en face de moi qui m’a tout l’air d’avoir envie de se trouver n’importe où plutôt qu’ici. Au moins, il a de la chance d’être en excellente compagnie. Je me présente :

« Phil Strongman, je viens de New York, mais je suis à Paris pour une affaire personnelle. Et vous ? Vous n’avez pas l’air d’être un habitué de l’endroit non plus, je me trompe ? »

L’homme à qui je m’adresse confirme mes dires, il m’affirme n’être ici que depuis un mois. Je me demande où il vivait avant, et pourquoi il décrit Paris comme un refuge pour lui. Fuyait-il quelque chose, ou quelqu’un ? Son nom a une connotation noble, ce qui est un peu étonnant considérant l’endroit où il se trouve actuellement. Il n’a pas l’air là pour expérimenter la vie populaire comme je le suis, il semble plus contraint. Ses ancêtres devaient être plus aisés que lui. Ou bien… Je sais qu’il y a quelque chose chez lui, quelque chose que j’avais cru voir au premier coup d'œil. Il a des manières, des intonations dans la voix qui me rappellent mon ancienne vie au château. Comme s’il aurait pu y passer du temps, également. Étrange. Je garde mes réflexions pour moi, pour le moment, mais je ne compte pas arrêter cette discussion tout de suite. Je décide de répondre à sa première interrogation, celle qu’il a eu lorsque j’ai mentionné la ville où j’habitais désormais.

« New York est une ville aux États-Unis, de l’autre côté de l’Atlantique. C’est là-bas que je vis depuis quelques années. »

C’est là-bas que je vivrais encore pour quelques années de plus, jusqu’à ce que je trouve cette sorcière folle qui nous a tous envoyés ici et que je l’oblige à nous permettre de retourner chez nous. Je ne dis pas que je n’aime pas ce nouveau monde, mais je me languis de mon royaume, de mes sujets, mais surtout de ma femme. Je me sens souvent triste chaque fois que mes pensées reviennent vers elle, il faut que je me reprenne. Je n’ai pas envie de faire la tête maintenant. Je chasse mes idées noires et revêtis mon plus beau sourire, puis pousse l’assiette au contenu immonde loin de moi en m’exprimant :

« Je ne mangerai pas cela même avec une épée sous la gorge. J’en ai assez vu, je crois. Que diriez-vous de sortir d’ici et de se remplir la panse autre part ? Je connais quelques tavernes bien plus sympathiques dans le coin, c’est autre chose que cette bouillie qu’ils nous servent ici, vous pouvez me croire ! »

J’ai plutôt hâte de sortir d’ici, je suis très heureux d’avoir pu partager cette expérience avec le petit peuple, je me sens comme un nouvel homme, mais il est hors de question que je touche à cette chose dans mon assiette. Si l’on nous avait servis ça au château, le cuisinier aurait été renvoyé sur le champ. Possiblement banni du royaume. Bizarrement, j’ai l’impression qu’Henri pourrait partager mon point de vue. Il n’a vraiment pas l’air d’ici, je devrais sans doute lui poser quelques questions sur son passé lorsque nous serons sortis de là, il a sans doute des histoires passionnantes à me raconter. Pas aussi passionnantes que moi, j’en suis certain, mais intéressantes tout de même. Je ne crois pas qu’on puisse faire mieux qu’un combat contre un dragon. Déterminé, je me lève d’un mouvement rapide et invite le pauvre homme à faire de même. Il est temps de quitter cette cantine et de s’éloigner le plus possible de ces plats à l’aspect dégoûtant. Je me prendrais bien un bon burger parisien avec quelques frites et un gros dessert au chocolat. Je l’ai mérité, après cette journée, après tout.