À huit étages du bonheur

Aprèes 2 jours, ta daronne, elle refait sa vie

Un bruit le réveilla en sursaut. Il y avait quelqu’un chez lui, dans sa cuisine! Ce n’était pas tout ce qui clochait : Pourquoi y avait-il une forme dans son lit? Ian cligna des yeux, confus de ne pas reconnaitre l’endroit où il se trouvait. Lorsque le sommeil commença à se dissiper, la mémoire lui revint doucement. Il n’était pas chez lui, il ne se trouvait même pas à Paris!

Ian était venu à New-York afin de déposer une enveloppe d’argent à l’intention de Jayden Kang et sa mère. Il aurait pu juste leur filer les numéros de compte, sauf qu’il avait peur que June ne boive tout ce que son mari avait amassé. En déposant une enveloppe de temps en temps, il y avait de fortes chances que ce soit le jeune homme qui tombe dessus et qu’il l’utilise pour l’épicerie ou le loyer. L’irlandais était parfois resté non loin afin de s’assurer que le jeune Kang reçoive bien c qui lui revenait de plein droit. Ça permettait alors à Ian de constater que le fils de son défunt collègue était en santé.

Normalement, Jayden revenait chez lui à un moment, mais pas cette fois. Pourquoi n’était-il pas rentrer dormir? Et puis il semblait étrangement silencieux sur les réseaux sociaux. Normalement, il aimait et partageait des tas de trucs.

C’était June qui était venu chercher le courrier. Elle semblait de fort mauvaise humeur. Le chasseur hésita à aller à sa rencontre. Après réflexion, il décida d’attendre et de continuer à passer inaperçu. Elle devait sortir pour acheter quelque chose à manger ou à boire, comme Jayden ne semblait pas être là pour s’en occuper. Il fallait sans doute un cas de force majeur afin que la femme descende, comme pour des courses… Ce à quoi l’enveloppe qu’il lui avait laissé l’aiderait. June sembla d’ailleurs plus souriante en découvrant le contenu de la boîte aux lettes. Elle n’alla pas très loin, puisqu’elle fut vite de retour avec des sacs qui semblaient bien lourds.

C’était le moment où jamais d’établir le contact. Se parant de son sourire le plus bienveillant, Ian alla à la rencontre de la  femme :

-Ça a l’air bien lourd tout ça, laissez moi vous aider.

June s’arrêta, jaugeant cet inconnu qui lui offrait son aide. Était-il un voleur ou un bon samaritain? L’irlandais comprenait cette hésitation, comment savoir à qui on pouvait faire confiance? Les rues de New-York fourmillaient de voleurs et de pickpockets. Et puis avec l’augmentation du cout de la vie, les vols de sacs d’épicerie devait être de plus en plus fréquent. Finalement un facteur sembla faire jouer la balance : L’ascenseur était en panne. Pas surprenant qu’elle accepte de l’aide pour monter les lourds sacs au huitième étage… L’homme ne se défila pas pour autant.

Après deux étages, il commença à regretter. Au quatrième, ils se présentèrent, parfait, l’homme ne risquerait plus de griller qu’il connaissait son prénom. Après six étages, il se demandait vraiment comment la femme aurait fait pour monter tout ça. Quoique peut-être qu’elle aurait fait plus de pauses que lui? Le brun entendait les bouteilles de verre s’entrechoquer légèrement, ce qui indiquait qu’il devait être prudent. Bon, ce n’était pas comme s’il avait l’intention de courir dans les escaliers… C’est en sueur et en soufflant qu’il arriva enfin au huitième étage. Il avait bien envie de s’étaler dans le couloir, mort de fatigue, mais l’orgueil l’aida à tenir pendant que madame Kang ouvrait la porte, l’invitant à entrer…. Et à s’assoir une fois qu’il eut déposé les sacs sur le minuscule comptoir où l’accumulation commençait à être gênante. Il estima que ça devait faire au moins deux jours que la vaisselle n’avait pas été lavée.

Il la regarda défaire les courses. Il y avait quelques plats surgelés et de l’alcool, beaucoup d’alcool.  Ian identifia facilement de la vodka, du vin rouge, du jäger et des bières. Il y avait une autre bouteille qu’il ne connaissait pas, ce devait être un alcool coréen, le soju. Rien dans tout cela ne valait un bon whisky, mais c’était toujours mieux que rien. Lorsqu’elle lui proposa à boire, il accepta une bière. Après la torture des huit étages, il méritait bien de se désaltérer un peu!

June semblait inquiète, probablement même angoissée. Ian se permit de demander ce qui n’allait pas. Il vit ses doutes se confirmer. Jayden avait disparut et ne répondait plus à son portable. Où pouvait-il être passé? Lui était-il arrivé quelque chose de grave ou était-il partit, comme sa mère le craignait? Plus elle buvait et plus son angoisse faisait place à la colère. Elle  compara même son fils adoptif à son père, qui les avait abandonnés… Ian bu en gardant le silence, car il savait que Brian était mort, tué par une folle qui voulait s’échapper. Il était au mauvais endroit au mauvais moment.

La pauvre femme passa par toutes les émotions alors qu’ils buvaient. Elle convainquit Ian de gouter au Soju. Ce n’était pas mauvais, mais pas trop son style, il n’était pas fan des boissons trop fruitées. Le temps passa et ils réalisèrent qu’il faulait manger… et qu’il n’y avait plus beaucoup de bière. Ian proposa d’aller chercher de la pizza et de quoi boire. June accepta aussitôt. Appréciait-elle sa présence ou était-ce la gratuité d’un repas et d’alcool qui l’intéressait? Il ne se posa pas de question et affronta les huit étages à nouveau.

Pendant qu’il était à l’extérieur, le chasseur essaya de faire jouer ses contacts afin de retrouver la trace de Jayden. Il ne semblait pas avoir été admis dans un hôpital de la ville, donc il n’était pas blessé gravement. Il apprit en parlant à des collègues que quelque chose s’était passé deux jours plus tôt. Des Disneys ont disparut et il est possible que des humains se soient aussi volatilisé en même temps? Ce pouvait-il que le jeune Kang soit du nombre?  Difficile à savoir.

Après la pizza, les bières et une conversation fort intéressante sur tout et rien, Ian se fit offrir le canapé pour dormir. Il aurait pu juste rentrer à son hôtel, mais il n’en avait pas la force et puis il appréciait la compagnie de June. Elle était belle et lui servait à boire comme personne d’autre. C’est ainsi qu’il resta avec elle les jours suivant, jusqu’à finir dans son lit. Des sentiments s’étaient développés alors que de base, il ne voulait que vérifier que tout allait bien. Maintenant, il avait envie de la protéger et de la réconforter. Il avait l’impression d’avoir trouvé quelqu’un qui le comprenait.

Et maintenant, il y avait quelqu’un dans la cuisine de June. Il devait aller voir. Il devait chasser ce voleur. Tentant d’être silencieux malgré le sommeil qui l’engourdissait toujours, Ian se rendit dans la cuisine en se demandant pourquoi ce jeune voleur rangeait-il? Puis le déclic se fit : C’était Jayden qui était enfin réapparut! Il était là à faire ses petits trucs après une absence de quoi, cinq jours? L’irlandais eu envi de tourner les talons et d’aller se recoucher en douce, ni vu ni connu, mais bon, tant qu’à être là autant faire connaissance. Puis il irait réveiller June afin de lui dire que son fils ne l’avait pas abandonné.

-Humm. Humm. Salut. Jayden? Je suis Ian… L’ami de ta mère. Tu devrais peut-être t’assoir, t’as mauvaise mine… ça va?

« Mec, c’est quoi cette tête, tu t’es battu ou quoi ? » que lui lance Cody derrière le comptoir. Mais Jayden n’entend rien, la tête encore pleine du brouhaha du train. Il entend le bruit des roues sur les rails, le ballottement des wagons qui lui retourne les entrailles. Stand clear of the closing door, please. « Jayden, ça va ? » Un battement de cils. Ah oui, il est là, à l’épicerie. « Euh, ouais, t’inquiètes je me suis juste pris une porte dans la gueule. » lâche-t-il en posant maladroitement ses articles, course rapide, fait à la va-vite, pour ne pas rentrer à la maison les mains vides. Son explication est accueillie par un sifflement impressionné : « Putain, tu t’es pas loupé, là. » Bip, bip, bip hurle le scanner qui lui martèle la tête aussi fort que les lumières. « Tu sais que y a ta daronne qui est passé, y a genre, 3 jours ? Elle te cherchait. » Merde.

Il sait plus vraiment ce qu’il lui a bafouillé, quels mensonges il a tissé avant de s’en aller. À vrai dire, il sait plus vraiment s’il arrive à penser. Une éternité qu’il monte ces escaliers, à sentir ses idées et ses forces s’émietter à chaque nouveau pas qu’il fait, à se répéter qu’il ne va pas crever. La tête vide qui pourtant déborde, lourde comme une brique. Elle menace d’exploser sous le poids de tout ce qu’il doit gérer.

Vérifier que sa mère va bien, lui parler, s’excuser ; appeler sa manager demain, lui parler, s’excuser, peut-être la supplier pour ne pas se faire virer ; appeler Alice, lui parler, tout lui expliquer ; contacter Bruni, lui parler, s’excuser… Et entre temps, ranger l’appartement.

C’est fou, le chaos qu’une absence de 4 jours peut créer. Jayden le constate sitôt qu’il ouvre la porte d’entrée. Ça, et le silence. Sa mère doit dormir. Soulagement. Parce qu’il préfère l’affronter un lendemain de soirée arrosée plutôt qu’en plein état d’ébriété. Il prend tout de fois le temps d’aller entrebâiller la porte de sa chambre discrètement, juste un peu, pour vérifier qu’elle respire toujours, qu'elle ne dort pas d'un sommeil trop lourd. Mais tout va bien dans la pièce plongée dans l’obscurité. Alors, débarrassé de cette angoisse, de son manteau et de son sac à dos, faute de pouvoir se libérer de ses maux de tête, Jayden commence à s’activer dans le salon. Bouger pour oublier les peurs en train de le ronger.

Y a un automatisme dans ses gestes qu’il répète depuis tout gamin. Rassembler les bouteilles vides dans un coin, trier les celles qu’il peut consigner et celles qu’il jettera le lendemain. Un groupe à droite, l’autre à gauche… Et le regard s’égare. Il y a une tache rouge sur le lino, de la vaisselle dans l’évier, le linge qu’il a étendu avant de partir doit être sec désormais… Il s’en occupera après. Est-ce qu’il a songé à racheter du bicarbonate de soude ? Pensées qui partent dans tous les sens avant de se fixer sur quelque chose de concret : faut que je cuisine un truc. Un plat que sa mère pourra manger demain midi, quand il sera au travail, si on veut encore de lui.

Et en sentant sa gorge se nouer et son menton trembler, Jayden se dit que le moment serait peut-être bien choisi pour pleurer, tant que personne n’est là pour le juger. Enfin craquer et puis se recharger pour mieux affronter le licenciement et les reproches qui lui pendent au nez, toutes les choses qu’il devra encaisser faute de pouvoir se justifier.

Putain, mais qu’est-ce qu’il va bien pouvoir raconter ?

Il a beau tourner et retourner le problème en mettant de l’eau à chauffer, puis en sortant les légumes pour les couper, rien ne vient, du moins, rien d’assez bien. Car s’il saurait mentir pour légitimer 4 jours d’absence, comment expliquer son silence ? Ça ne lui ressemble pas, il ne ferait jamais ça, personne ne va croire à ses histoires, il va passer pour le pire des connards. Depuis le fond de son gouffre, Jayden relève ses yeux rougis pour empêcher les larmes de couleur. Ça pique, c’est rien, c’est l’oignon qu’il est en train de couper. « Humm. Humm. Salut. Jayden ? » Un sursaut, le couteau qui dérape sur sa peau. La lame traîtresse tinte sur le plan de travail. « Aïe ! » Merde ! Il se retourne dans un bond et là, l’incompréhension, c’est quoi ça, pourquoi y a un type en caleçon ? La scène passe comme dans un rêve, flou, incompréhensible et pourtant, étrangement logique sitôt que l’inconnu lui fourni un nom et des explications.

L’ami de sa mère ?
Genre, l’ami… L’AMI ?
Sûrement, sinon, il l’aurait trouvé endormi dans le salon.
Ah, d’accord.
OK.
Cool.
Coolcoolcool.

Si c'est assez pour calmer les battements de son cœur paniqué, il en faudrait un peu plus pour lui ôter son air confus, libérer son regard de cette lueur hagard. Et il reste là sans bouger, à flotter contre le courant de tout un tas de pensées :  (Ah ouais, depuis quand elle voit quelqu’un ? Tant mieux pour elle, en vrai. Mais il sort d’où par contre ? Il connaît mon nom, donc elle lui a parlé de moi, wow. C’est cool, il a l’air sympa. Imagine, c’est là que papa se repointe. Putain fallait que ça tombe CE SOIR quand même. OK, je vais devoir faire une portion de nouille en plus…) « Tu devrais peut-être t’asseoir, t’as mauvaise mine… ça va ? » Un battement de cils. « Quoi ? » Court moment où Jayden ne sait pas ce qu’il entend ni ce qu’il comprend, avant de grimacer comme s’il venait de se réveiller. « Ah, ouais, OK, ouais, ça va, salut ! » Il lève une main pour le saluer, remarque même pas que c’est celle qui est blessée, non, il voit que le V qu’il dessine par réflexe avec ses doigts comme un con. Le signe disparaît rapidement dans un autre geste, mouvement brouillon de la main pour montrer que tout va bien : « Ça va, je me suis juste éclaté la gueule contre une porte, mais ça va, tranquille, en vrai. » Se mord les lèvres à peine sa phrase terminée, à s’entendre causer comme il fait. C’est pas des manières, parler comme ça au copain de sa mère. « Pardon, je veux dire, je me suis pris une porte dans la tête. » Qu’il se reprend aussitôt, cette fois-ci, en pesant un peu ses mots. Et d’un sourire, Jayden espère prouver ce qu'il vient de dire. Tranquille.

C’est sans compter sur l’éclat vermeil qui lui attrape les pupilles, là, sur son doigt. Jamais deux sans trois. C’est lui ou ça commence à faire beaucoup pour aujourd’hui ? Tout est en train de l’abandonner et de le fuir, Jayden peut le sentir ; ses forces, son équilibre, les couleurs de son visage. « Wow oh oh… » Ça y est, voilà que ça commence à tanguer sous ses pieds. «  Euh, ouais, je vais m’asseoir deux minutes, ouais, ouais… » Doucement, ses jambes se plient, sa main valide l’accompagne en s’accrochant aux différents tiroirs et Jayden s’accroupit avant d’enfin s’asseoir. Il reste là, le cul par terre, à loucher sur de drôles de formes qui clignotent dans les airs. Oula. « C’est l'oignon… » qu’il s’entend expliquer, à se sentir encore comme un con, sa main tendue loin sur le côté pour éviter de trop la regarder.

Ça va aller. Il va respirer. Se relever.
Envelopper son doigt en sang.
Continuer à cuisiner normalement.
Il lui faut juste un instant.

Mais la présence de Ian reste imprimé sur sa conscience et un instant lui semble déjà trop long, merde, je suis vraiment en train de passer pour un con. Alors il relève le nez, continue de parler pour lui faire oublier la drôle de scène qu’il est en train de lui jouer : « Désolé, je voulais pas vous réveiller, je pensais que y avait que ma mère et elle a le sommeil giga lourd, vous savez. Je pourrais passer l’aspi ou faire un karaoké que ça la réveillerait pas. » Il force un petit rire, tente un sourire, mais Jayden, il a surtout envie de vomir, voire même de dormir. S’allonger là, sur le sol de la cuisine et se laisser s’évanouir.

Non, ça ne se fait pas, il passerait pour quoi ? Et puis, son eau ne va pas tarder à bouillir. « Je fais des ramens pour demain, vous aimez bien quand c’est épicé ? » Il pose la question comme si de rien n’était, qu’il n’était pas 23 heures passées, les pensées toutes éparpillées. C’est qu’il aimerait bien préparer quelque chose pour son invité, tant qu’il y est.

À huit étages du bonheur

Aprèes 2 jours, ta daronne, elle refait sa vie

Comme si Jayden n’était pas déjà assez en mauvais état, il sursauta et se coupa en entendant Ian. Ce dernier se senti immédiatement coupable, il aurait du faire plus attention. Le jeune homme ne s’attendait visiblement pas à une présence dans la pièce. L’irlandais aurait du attendre au lendemain, quand le jour serait levé. D’un autre côté, qu’est-ce que le jeune Kang foutait à cuisiner après cinq jours d’absence? Avec la mine qu’il avait, il aurait clairement du aller directement au lit! Il semblait fort confus. Le chasseur se demandait bien ce qui lui était arrivé pendant ces derniers jours. Il disait que ça allait, mais Ian n’en croyait rien. Il avait foncé tête première dans cette porte ou quoi?

Ian se demanda si le coup à la tête n’avait pas causé des dommages, car sinon, pourquoi répéter la même chose, mais en d’autres mots? Ou était-ce une façon d’espérer être cru? Bien vite, l’expression du jeune homme changea. Il n’allait clairement pas bien et du s’assoir par terre. Peut-être était-ce le sang qu’il a vu ou un début de commotion cérébrale? L’irlandais attrapa une serviette et entoura la main du jeune homme. Mieux valait éviter qu’il ne soit impressionné par le sang à nouveau. Et puis s’il avait une main emprisonné, ça lui éviterait peut-être de s’agiter au lieu de se reposer?

-Non, ce n’est pas l’oignon. Ça peut faire couler les yeux, mais pas te donner des vertiges. Tu as peut-être une commotion. Ou c’est peut-être le manque de sommeil, tu as dormis ces derniers jours?

L’envie de demander où il était passé était présente, mais ce n’était pas le bon moment. Il fallait tout d’abord s’occuper de son état inquiétant. Et surtout, éviter un désastre. Ian ferma donc le feu de la cuisinière, pas besoin d’avoir un débordement d’eau bouillante à ramasser en plus de Jayden qui ne semblait pas pouvoir se relever de son instant de repos. Ce dernier s’excusa pour le bruit.

-C’est pas grave, tu savais pas que j’étais là. Normalement chez moi, j’ai aussi le sommeil lourd.

Une caractéristique que partageait sans doute un bon nombre d’ivrognes. Ce n’était bien que parce qu’il n’était pas chez lui et que June lui avait foutu des coups en dormant qu’il avait été si facilement réveillé, mais il n’en dit rien. Le jeune Kang n’avait pas à entendre ces détails. Il était déjà bien assez éparpillé comme ça. Il demanda comment Ian aimait ses ramens!

-Pas trop épicé... heu, qu’est-ce que je raconte? Non. Tu ne fais pas de ramens! Tu tiens même pas debout! On va regarder ton doigt et voir si tu dois te coucher ou aller à l’hôpital. On va commencer par t’installer dans le canapé, ce sera plus confortable…

… Et moins bizarre. Le chasseur aida Jayden à se lever et à se rendre à destination. Ian était préoccupé par l’état du jeune homme. Il avait un peu l’impression qu’il risquait de tourner de l’œil à tout instant. Il décida de faire la conversation afin que le jeune reste conscient :

-Ça t’arrives souvent de cuisiner aussi tard? T’aimes ça faire à manger?

Ok, c’était nul, mais l’inspiration pour les conversations n’était pas réveillée. C’était déjà compliqué de tenir la discussion en journée, alors aussi tard le soir, ça devenait infaisable pour Ian. Il essayait de ne pas devenir trop intrusif, après tout, ils venaient de se rencontrer. Et le niveau de malaise était déjà bien assez haut, même si l’homme tentait de faire comme si tout était normal.

-J’y penses, t’as assez bu aujourd’hui? Ça peut aussi expliquer ton état.

La commotion semblait certes l’option la plus probable, mais plein de choses pouvaient expliquer la faiblesse qu’avait eu Jayden, voir une combinaison de facteurs.

Tout est devenu flou.
Un, deux, trois, battements de cils pour nettoyer ses prunelles, mais privé de ses détails, le monde chancelle. Y a deux Ian plantés devant ses yeux et Jayden sait pas lequel regarder, louche à côté, sur les tâches d'humidité accrochées au plafond comme une drôle de constellation. Oula… Et Jayden écoute sans entendre les sons qui lui parviennent depuis l’autre côté du voile de fumée, jusqu’à ce qu’un mot perce la brume épaisse : commotion. « Hein ? » Non, non, non. Il secoue la tête, grimace à cause de son propre geste. C’est qu’une douleur continue à pulser sous son front, Jayden se sent plus penser sous la pression qu’exercent les sons, les lumières et les questions.

Est-ce qu’il a dormi ? « Euh… je crois, hier soir, enfin, mais pas hier… » Mots qui trébuchent sur sa langue, complètement vidés de leurs sens, comme si son corps et ses réflexions étaient désormais deux entités différentes incapables de coexister de manière cohérente. Jayden sait pas, comprend pas.

Ah si. Plus de ramen. Ça, il a compris.
L’injonction le prend par surprise, lui arrache presque un oui, monsieur poli. OK, je me fais daronner ? Quelques œillades glissent sur les côtés, mais il n’y a personne pour rire de l’absurdité de situation avec lui ou surprendre sa mine déconfite en entendant Ian s’inquiéter. « Non, non, non, non… » qu’il réagit, un peu en décalé, dépassé par ce qui est en train de passer. « J’ai pas besoin d’aller à l’hôpital. » Il manquerait plus que ça. Et il aimerait le prouver, se détacher de Ian qui l’aide à le relever, mais ses jambes de coton le privent de cette liberté. Y a une main qui s’écrase malgré lui sur l’épaule de l’adulte, s’y accroche pour lutter contre un vertige. Wow…

Ça y est, il va tomber, il a perdu trop de sang, c’est terminé. Finito. Pensée qui le fait ricaner nerveusement, jusqu’à ce que la voix de Ian le ramène à l’instant présent. « Euh… Ouais, enfin, ça dépend…Y a des semaines, je bosse un peu en décalé, genre… y a des semaines… quand je suis de nuit pour nettoyer des bureaux, car c’est mon travail, euh… » Où est-ce qu’il va avec ça ? Y a comme une latence entre le moment où ses pensées naissent et celui où elles se matérialisent dans sa bouche. C’est que Jayden n’arrive plus à faire deux choses à la fois, il peut pas réfléchir, s’il s'assoit. Et ses yeux se plissent, fuient la torture des lampes au-dessus du canapé, tandis que les rouages de son esprit tentent de redémarrer maintenant qu’il est installé. Mais tout est lent, sa parole comme ses mouvements. « Merci euh… Alors… je cuisine quand je peux, et là je pensais pas rentrer aussi tard… mais ouais euh… j’aime bien faire à manger pour les autres surtout, genre… je prépare des tupperwares à l’avance pour ma mère… » Il ne saurait pas dire quand cette habitude s’était installée, à quel âge il avait commencé à réchauffer des pizzas surgelées et des plats préparés pour finalement s’essayer à des choses plus élaborées. Mais il n’a jamais oublié la lumière que ses efforts faisaient naître à l’époque sur le visage de sa mère, l’éclat épuisé de son sourire, les mercis murmurés dans un soupir. Bribes d’attention maternelle qu'il avait cherché à retrouver, à l'image d'un camé les bras tendus vers des hauteurs passées désormais hors de portée. Et comme dans n’importe quelle addiction, les gestes sans cesse répétés avaient un peu perdu de leur magie et les mercis s’étaient transformés en y a quoi à manger, ce midi ? Qu’importe, son bonheur, Jayden le trouve aujourd’hui dans les assiettes vides que sa mère lui laisse dans l’évier, dans le réconfort de savoir qu’elle a mangé, qu’elle aura une chose en moins à lui reprocher.

Alors, ça l’arrangerait bien de pouvoir retourner cuisiner.
Mais Ian est toujours là, à le questionner sur son état et ça l’embête qu’il s’inquiète, parce qu’il ne mérite pas de voir sa nuit gâchée par ses conneries, que recevoir autant de soins de la part d’un homme dont il ne connaît rien à quelque chose de terriblement perturbant et gênant. Qu’est-ce qu’il va penser de moi, putain… Ça le tue de faire aussi mauvaise impression, Jayden tellement torturé par la manière dont il est perçu, qu’il en oublie que l’autre est en caleçon. Non, il ne pense qu’à sa mine sûrement pitoyable, tente de redresser sa posture, histoire de paraître plus présentable, sa main valide en visière pour se protéger un peu de la lumière et des clous qu’elle vient planter derrière ses orbites. « J’y pense, t’as assez bu aujourd’hui? » Hein ? Jayden a relevé un regard hébété, parce qu’il a mal compris, mal entendu, son esprit perdu n’a saisi que le mot bu, le voilà parti sur la mauvaise piste, les yeux écarquillés.

« Non, j’ai pas bu, je bois pas d’alcool. » La phrase se précipite en catastrophe sur ses lèvres, vite, pour contester les histoires que les bouteilles vides pourraient raconter et les scénarios que son comportement étrange doit certainement inspirer. Y a toujours comme une urgence dans sa manière de se justifier, de décliner les boissons alcoolisées, la peur sourde de perdre jusqu’au contrôle de ses pensées, de découvrir au détour d’un reflet, une lueur absente dans son regard, ce même brouillard qui lui arrache sa mère depuis des années. « C’est juste que le sang… ça me fait flipper, je supporte vraiment pas, genre… je m'évanouis et tout, c’est une dinguerie. » Il rit, donne à sa confession un air de plaisanterie. Sérieux, y a pas idée d’avoir des réactions aussi dramatiques, à tenir sa main loin, loin de lui, à éviter de la regarder même si elle est tout emmitouflée. Calme-toi, là. « Je vous jure que ça va, vous inquiétez pas, j’ai juste un peu mal au crâne, ça va passer. » Jayden qui pense encore pouvoir l’en persuader, avec un sourire fatigué et un pouce levé. Ouais, ouais, impec. Il a l’impression d’être de retour au collège, fiévreux et pourtant encore capable de mentir à l’infirmière pour éviter qu’elle appelle son père ou sa mère. Elle n’était pas dupe. Sûrement que Ian ne le sera pas non plus.

Alors, Jayden change de sujet, s'extirpe du centre de l’attention pour se concentrer sur ce qui importe vraiment. « Dites, par contre, ma mère… » Comme un frisson, une tension sur son cœur dès qu’on prononce son nom. « Elle va bien ? Elle… » Elle a parlé de moi ? La question est là, pourtant, Jayden ne la pose pas, Jayden n’ose pas, parce qu’il repense aux SMS, qu’il s’attend forcément à ce que la réponse l’accable et le blesse. Ou pire. Est-ce qu’il saurait encaisser, s’il se faisait dire par un autre qu’elle le déteste ? Et là, sur son canapé, Jayden a soudain honte d’exister, à la fois dérangé et terrorisé par l’idée que cet inconnu ait pu entrevoir ne serait-ce qu’un fragment de leur intimité à travers les paroles ivres de sa mère. Alors, qu'est-ce qu'elle a dit ? En quel terme l'a-t-elle décrit ? Qu'est-ce que Ian peut bien penser de lui ? Les craintes défilent à l'ombre de ses paupières, Jayden qui ferme un instant les yeux pour fuir le regard de Ian et la lumière. « Elle a pas eu de problème ? » Au fond, il n’a pas besoin de plus d’informations.

À huit étages du bonheur

Aprèes 2 jours, ta daronne, elle refait sa vie

Jayden était visiblement très confus. Il ne semblait même pas se rappeler la dernière fois qu’il avait dormi! Ian essaya de ne pas juger, puisqu’il lui arrivait assez régulièrement de perdre le nord. Trop souvent en fait. Ça devenait une habitude lorsqu’il buvait trop. Il ne savait plus alors quel jour on était et parfois où il se trouvait. C’était plutôt désagréable, mais ça ne l’empêchait pas de boire pour autant.

Sauf que le sujet n’était pas ce vieil alcoolique, mais le jeune asiatique qui semblait décontenancé qu’on s’inquiète pour lui. Il refusait d’aller à l’hôpital, alors que ça s’imposait de plus en plus qu’il n’allait pas bien du tout. Au moins, il était toujours conscient et répondait aux questions de l’irlandais. Jayden essayait avec force de nier son état, mais il ne tenait même pas debout!

Il parla de ses horaires parfois décalés. L’effort sembla rendre difficile la conversation, mais il continua ses explications une fois assis. Ian comprenait mieux pourquoi il avait semblé logique pour le jeune Kang de cuisiner malgré l’heure, il l’aurait sans doute fait peu importe son état. Le chasseur se demandait si June réalisait la chance qu’elle avait d’avoir un fils aussi attentionné. Il était prêt à amputer son temps de sommeil et son temps libre pour être certain qu’elle mange.

L’ainé dévisagea l’autre avec presque une envie de se frapper le front. Quoique c’était bon à savoir que l’état du jeune homme n’était pas du à une surconsommation d’alcool.

-Je parlais plus d’eau en fait. Genre savoir si tu t’es bien hydraté.

Jayden parla de sa peur du sang, sauf que ça n’expliquait pas tous les symptômes. Surtout en sachant qu’il s’était violement éclaté la tête contre une porte et que ça lui faisait encore mal longtemps après. Ce n’était pas un sourire et un pouce levé qui allaient convaincre Ian que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Lui-même disait souvent que ça allait alors que c’était le contraire. Donc il avait un peu l’habitude de juger par lui-même et non juste se fier à ce qu’on lui disait.

Le jeune homme essaya de changer de sujet sans subtilité. L’alcoolique le laissa faire, se disant qu’il pourrait en apprendre plus sur sa vie. Visiblement, il s’inquiétait beaucoup pour sa mère. Jayden était du genre à s’en faire pour tout le monde. Ce n’était pas une mauvaise chose, mais dans le cas présent, il aurait mieux valu qu’il s’occupe un peu de lui. Ian décida de le rassurer, avec un peu de chance, le jeune homme accepterait peut-être enfin d’aller à l’hôpital?

-Ta mère va très bien. Elle était inquiète de ta disparition. Ça s’est manifesté par la colère et pas mal de sauts d’humeur. Je pense qu’elle sera soulagée de ton retour. Et non, elle n’a pas eu de problèmes.

L’enveloppe d’argent avait aidé à ce que tout ce passe bien. Sans parler que le chasseur avait tout payé depuis qu’il squattait là. Il se serait senti mal de laisser quelqu’un assumer les frais pour lui. Il détestait son travail, mais au moins, ça payait bien, alors autant en faire profiter la femme qu’il fréquentait. Cependant, il s’inquiétait un peu sur les motivations de June : l’appréciait-elle vraiment ou était-ce sa générosité qu’elle aimait? Il n’était évidement pas le bon moment pour y réfléchir. Pour l’heure, Jayden avait besoin de lui, bien que ce dernier essayait de lui faire croire que non.

-Maintenant que tu sais que ta mère va bien, on va à l’hôpital. On va lui laisser une note, ça évitera qu’elle panique à nouveau. Et si ça se trouve, nous serons revenus avant qu’elle ne se lève. Je vais m’habiller.

C’est donc ce que l‘homme fit. Discrètement, il alla chercher son pantalon, sa veste et son portefeuille dans la chambre. La femme ne bougea pas, profondément endormie. Il retourna à la cuisine, écrivant une notre rapide : Jayden est revenu, nous sommes allé faire un tour. De retour très vite. Tu peux me joindre sur mon portable. Ian Il avait décidé d’omettre la destination de leur balade afin d’éviter qu’elle ne s’inquiète trop. Après tout, peut-être que l’état de son fils n’était pas trop grave. Ils lui en parleraient quand ils en sauraient plus.

Il plaça le message bien en vu contre une bouteille d’alcool, un endroit qui capterait bien vite le regard d’une alcoolique, même au réveil. Puis il retourna vers Jayden :

-J’ai pas précisé où nous allions. Le mieux serait donc d’y aller maintenant. Plis vite on part, plus vite on sera revenu.

Ian se doutait qu’il y avait une autre raison. Un sujet tabou pour bien des gens. Il décida d’y aller direct afin de gagner du temps.

-Si c’est le cout qui t’inquiète, on s’arrangera plus tard. Je veux qu’on soit certain que t’as rien de grave à la tête et on fera examiner ton doigt pour voir s’il faut pas des points.

Le chasseur força le jeune homme à se lever et de prépara mentalement pour la descente des huit étages qui s’annonçait laborieuse. Il faudrait y aller doucement et au rythme du blessé.

Bien.
Sa mère va bien. Très bien, même.
Ça devrait être assez pour le rassurer. Mais l’inquiétude continue de peser sur sa poitrine, alourdie par les détails que Ian lui fournit. Jayden y entend de quoi se blâmer, de quoi nourrir sa culpabilité. Oh non, elle s’est inquiétée. Oh non, elle s’est énervée. Il acquiesce, silencieux, détourne et referme ses yeux douloureux. Des sauts d'humeur, qu’il a dit. Et Jayden, il sait très bien de quoi Ian veut parler. Il connaît le tempérament de sa mère, les courants contraires qui la traversent et les variations brutales de ses émotions. Des années et des années qu’il passe son temps à tâtonner ce terrain miné, à appréhender et envisager toutes ses réactions pour essayer d’éviter le moindre faux pas qui pourrait la faire vriller.

« Maintenant que tu sais que ta mère va bien, on va à l’hôpital. » Et justement, à ces quelques mots, les voilà, les scénarios. « On va lui laisser une note, ça évitera qu’elle panique à nouveau. » Il acquiesce, les paupières toujours closes, une paume contre son front comme pour repousser les maux de tête. OK. D’accord. Oui… Non. Parce que si elle se réveille et qu’elle sait qu’il était là, mais qu’elle ne le trouve pas, comment est-ce qu’elle réagira, si elle le sait déjà reparti après des jours à attendre qu’il daigne donner un signe de vie ? Et alors, comment s’expliquer, comment désamorcer sa colère si elle a déjà éclaté ? Train de pensée qui le ramène sans cesse à cette même question : qu’est-ce que je vais lui dire ? « Et si ça se trouve, nous serons revenus avant qu’elle ne se lève. » Et si ça se trouve, elle sera bel et bien réveillée et me laissera même pas rentrer. Jayden tente de se donner une gifle mentale, histoire de se remettre les idées en places et d’arrêter un peu de péter un câble. C’est qu'il se supporte pas quand il part dans ces délires-là, ça lui donne l’impression d’avoir à nouveau dix ans, à trembler face à la colère de ses parents. Vas-y, c’est bon. Il est adulte, maintenant.

Mais qu’importe les réflexions logiques qu’il tente d’injecter de force à son cycle de pensée, les réactions de son corps, elles, restent les mêmes que quand il était enfant. Et cette histoire le prend tellement aux tripes qu’il en oublierait presque la lumière assassine qui lui transperce la rétine pour faire naître des pulsions douloureuses derrière son front lorsqu'il rouvre enfin les paupières pour voir Ian quitter la pièce. OK. Hôpital ou pas, il a intérêt à se trouver une histoire pour justifier son état. Et vite. Jayden se redresse légèrement, le visage grimaçant, c’est que sa tête menace d’imploser au moindre mouvement. Et les yeux plissés pour lutter contre la luminosité de son écran de téléphone, il tape maladroitement quelques messages destinés à Alice, mélange confus d’explications, de réactions et de questions. If i lie to him about what happened, would you back me up? C’est qu’il y a bien quelques idées de mensonge qui commence à germer là, au milieu du chaos de son esprit, mais rien d’assez concret, rien de convaincant.

Des réponses apparaissent presque immédiatement sur son écran et à chaque nouvelle bulle colorée, c’est sa poitrine qui se serre un peu plus à l’idée de tenir son amie éveillée, de l’inquiéter. Y a un sorry qui lui glisse sur les doigts, suivi d’une virgule, pause dans sa phrase à peine entamée, pause dans sa réflexion, par où commencer ? Et le temps d’essayer d’organiser ses pensées dans un message cohérent, Ian est déjà de retour. Aussitôt, Jayden remet son téléphone en veille, déride son visage pour faire naître un sourire sur ses lèvres, faire mine de comprendre ce qui est en train de se passer quand tout semble lui échapper. «Si c’est le cout qui t’inquiète, on s’arrangera plus tard. » Il force un petit rire, comme si cette proposition et la dette qu’elle entraînerait ne faisaient pas palpiter son cœur. « Oh, non non, c’est pas ça. » Ce n’est pas que ça. Mais ses angoisses, Jayden ne les avouera pas. Il ne pense plus qu’à une chose, convaincre Ian de ne pas s’en faire. Mais il voit bien à quel point son aîné est décidé et lui, déteste nager à contre-courant des volontés d’autrui. « En vrai, vous savez, je crois vraiment qu’il vaudrait mieux que je reste là… » Glisse-t-il dans un rire nerveux tandis qu’on le tire du canapé pour le traîner dans l’entrée. « C’est très gentil de vous inquiétez, mais vous devriez pas, je vous jure que ma tête, ça va, genre, la preuve, j’arrive à écrire sur mon portable. » Smartphone en veille qu’il agite devant Ian comme une preuve incontestable, jusqu’à ce que l’engin lui échappe de la main. Merde.

Entre ça et la tête qu’il doit tirer, Jayden comprend très vite que son petit numéro de comédien est en train d’échouer, qu’on ne lui laissera pas le choix, à moins qu’il hausse le ton pour affirmer sa décision… Ou qu’il se trouve une excuse potable, oui, il préfère cette option. Alors, y a les engrenages qui se mettent à tourner à fond dans sa boîte crânienne déjà sous pression tandis qu’il se penche pour ramasser son téléphone, en profitant pour se libérer du bras de Ian par la même occasion.

Mais la terre est plus basse que prévu et son équilibre, précaire. À peine s’est-il penché que le lino a commencé à tanguer sous ses pieds, mouvement vague qui le force à chercher appui sur le mur pour s'accroupir et finalement, s’asseoir sitôt son smartphone récupéré. Je fais une pause, ouais, ouais- Non, non, c’est pas ça, le plan ! Et avant même que Ian ne se soit avancé pour l’aider à se relever, Jayden secoue sa main découverte. La panique agite ses lèvres sans consulter ses pensées : « OK, A- ATTENDEZ, OK, écoutez…  Je vais vous dire pourquoi… pourquoi je peux pas y aller, j’avoue, j’avoue, c’est parce qu’avec ma pote, on a pris de la drogue... Genre, un max de drogues. » Qu’est-ce que je dis ? C’est qu’il en a débité pas mal des conneries en 25 années de vie, mais là, il se dépasse. Tellement, que même égaré dans le brouillard de son esprit ensuqué, Jayden sent qu'il vient de bien merder. Non seulement son excuse est éclatée, mais en plus, c’est quoi, cette image qu’il est en train de se donner ? Jayden sait plus où regarder, empêtré dans les fils d’un mensonge qu’il est pourtant obligé de tisser : « Enfin, pas… pas aujourd’hui, mais avant-hier, ce week-end… ou hier… je sais plus. » La timeline est flou, trait tordu sur lequel les événements se confondent et se mélangent jusqu’à former une histoire encore à l’état de brouillon. Pas le choix, il va devoir continuer à improviser sur les bases du récit qu’il vient de poser. « J’en suis pas giga fier et je veux pas avoir de problème s’ils me font une prise de sang ou je sais pas quoi… Les hôpitaux, ça me fait flipper, j’y ai jamais été, enfin, jamais pour moi euh… » Fragment de vérité perdue là, au milieu de tout ce qu’il vient d’inventer. « Je suis désolé de vous avoir réveillé, vous devriez vous recoucher… » Stop. Tout s’arrête. Sa phrase, ses gestes, l'afflux sanguin sur ses joues. Jayden qui se fige soudain quand tout en lui semble remuer et remonter, sa main valide grand ouverte devant lui, comme pour marquer une pause avant la suite. Mais la suite n’arrive pas. Et dans une lenteur contrôlée pourtant marquée par un sentiment d’urgence, il cherche le mur pour tenter de se relever. Avec un peu de chance, il arrivera aux toilettes avant que le pire n’arrive.

À huit étages du bonheur

Aprèes 2 jours, ta daronne, elle refait sa vie

Même si Jayden n’était visiblement pas d’accord pour se rendre à l’hôpital, Ian continua ses petits préparatifs en vu de leur départ. Le plus jeune tenta de lui prouver que tout allait bien, mais comme il échappa son portable, ça ne convainquit pas le chasseur.  Ce dernier du lâcher sa prise le temps que l’autre se penche pour récupérer son bien. L’irlandais n’eut pas le temps de le rattraper que l’américain finit assit au sol. Ah oui, il allait clairement bien… Malgré cela, le déni ne semblait pas prêt de quitter le jeune homme, ce qui exaspérait de plus en plus Ian. Cette histoire de drogue était peut-être vraie, mais ça n’annulait pas une commotion cérébrale. Ça ressemblait à une excuse merdique pour éviter l’hôpital. La peur semblait tant qu’à elle tout à fait réelle. Mais avait-il peur des hôpitaux ou d’autre chose?

-Si c’est l’effet de la drogue qui passe pas, ils pourront te donner quelque chose pour l’arrêter. C’est leur job, ils jugeront pas. Et puis même si t’as encore de la drogue dans le sang, si t’as pas conduit ou commis de crime, tout le monde s’en fou? Et ça change rien au fait que t’as probablement une commotion cérébrale sévère…

Comme pour prouver son point, Jayden fut prit de nausées. Ian l’aida à se lever et à se diriger vers les toilettes.  Il essaya d’être discret afin de ne pas réveiller June, car il n’avait pas envie qu’elle décide d’engueuler son fils alors qu’il était au plus mal. C’était déjà bien assez compliqué de le convaincre d’aller se faire soigner sans que sa mère devienne hystérique. L’irlandais avait peur qu’elle donne de nouveaux arguments au jeune homme afin qu’il n’aille pas consulter. Elle ne semblait pas être une mère très attentionnée, elle était plus du genre à faire passer ses envies et intérêts avant son fils.

Ian accompagna Jayden jusqu’à la cuvette et leva la lunette afin d’éviter les dégâts. Il eut aussi l’idée de tenir les cheveux du jeune homme. D’ailleurs, comment c’était possible d’en avoir autant? S’il en avait moins, il y aurait moins de risque de les éclabousser de vomit. Lorsque l’estomac du jeune homme se calma, le chasseur lui fit remarquer :

-Tu penses que je pourrais dormir pendant que tu te vides les tripes juste à côté?  Autant bien utiliser ce temps où je ne dormirais pas de toute façon. Et toi si tu t’endors, je ne sais pas si tu vas te réveiller.

Est-ce qu’Ian en mettait un peu afin de faire peur à Jayden et qu’il arrête d’opposer une résistance? Très certainement. Dans les faits, l’alcoolique n’avait aucune idée de se qui pouvait arriver avec une commotion. Il savait seulement que les vomissements, ce n’était vraiment pas bon signe. Il devait être vu par un médecin et ensuite, il pourrait se reposer… s’il en était capable, vu son hyperactivité.

-Jayden. Il faut vraiment que tu vois un docteur, ne m’oblige pas à utiliser la force, ce ne sera bon pour personne. Et ça risquerait de réveiller ta mère.

Ian n’aimait pas devoir faire ce genre de menaces. Il se sentait même un peu sale. Sauf qu’il ne savait plus quoi dire ou faire pour convaincre le jeune homme. En temps normal, il aurait abandonné depuis longtemps, mais il se sentait responsable de Jayden. Il n’avait pas pu protéger le père, alors il devait prendre soin du fils de son ancien collègue.

L’irlandais trouva des sacs plastiques qui semblaient assez résistant au cas où l’autre aurait à nouveau des hauts le cœur, puis il aida le jeune à se lever et cette fois, ils sortirent de l’appartement. Découragé par le nombre d’escaliers à descendre, Ian tenta d’appeler l’ascenseur en priant tous les saints. Ses prières furent exaucées! Enfin quelque chose qui se passait bien, ce n’était pas trop tôt!

-Si c’est pas un signe qu’il est plus que temps qu’on y aille, je vois pas quoi demander de plus.

Une fois à l’intérieur, il appuya sur le bouton du rez-de-chaussée. Les portes se fermèrent et l’appareil se mis à descendre doucement, avant d’arrêter quatre étages plus bas. Le chasseur cru que quelqu’un d’autre voulait monter… mais non, rien ne se passa, l’ascenseur semblait avoir décidé d’arrêter là. Nerveux, Ian pesa sur le bouton pour ouvrir les portes et ça fonctionna.

-Je crois qu’on va finir à pied, se sera plus prudent.