Cela ne fait que quelques jours depuis que Rouky s’est réveillé dans ce nouveau monde. Son corps d’humain est encore tout nouveau pour lui, il a du mal à s’y habituer. Il a surtout l’impression que son flair en a pris un coup. Même s’il reste sûrement bien meilleur que celui des autres humains - quoiqu’il n’a pas vraiment eu beaucoup de sujets pour faire une vraie comparaison - il est loin d’être aussi bon que celui qu’il avait quand il était encore un chien de chasse. Alors, Rouky fait de son mieux pour l’entraîner. Il pourrait le faire dans l’appartement de Rox (il l’a déjà tenté), mais on lui a dit que ce n’était pas bien de chasser les chats, alors à la place, il s’amuse à flairer des pistes en tout genre à l’extérieur. Il préfère ça, de toute façon. Même s’il est très reconnaissant d’avoir un abri pour la nuit et de loger chez son meilleur ami, rien ne vaut le plaisir de jouer dehors. Il y a un parc, pas très loin de l’appartement, que Rouky aime bien, parce qu’il est grand. C’est bien mieux que les rues de Paris, bien trop animées pour lui, qui manquent de verdure. Ici, ça ne vaut pas la campagne, ni la forêt, mais ça reste agréable de s’y balader. Le nez en alerte, Rouky ne fait pas attention aux regards curieux que lui jettent les gens autour de lui et prend à cœur sa petite session de chasse improvisée. Il hume l’air, renifle les arbres, sent les buissons. Il y a beaucoup d’odeurs, il reconnaît celle des fleurs, de la pelouse fraîchement tondue, des humains, des chiens. C’est un peu fouillis, au début, parce que son nez d’humain fonctionne quand même beaucoup moins bien que son museau de chien, mais en se concentrant un peu, il parvient à distinguer les odeurs les unes des autres.

C’est comme ça qu’il remarque soudainement une odeur un peu différente des autres. C’est un animal, il en est certain, mais ce n’est pas un chien, cette fois-ci. Il ne la reconnaît pas, mais elle lui est familière. C’est une bestiole qu’il a sûrement déjà senti auparavant, probablement pendant la saison de chasse, l’hiver dernier. Curieux et bien déterminé à trouver le propriétaire de cette odeur, Rouky ferme les yeux, se concentre, tente de se focaliser uniquement sur celle-ci, pour la suivre. C’est sur sa droite, il en est certain ! Alors il relève les paupières et se déplace sur la droite, le nez toujours en fonction. La piste le mène à un arbre, c’est bizarre, car il ne voit pas d’animal près de l’arbre. Il cherche un peu, confus, puis relève finalement la tête, et c’est là qu’il le voit : un écureuil, posé en équilibre sur une branche. Rouky laisse alors son instinct de chasseur prendre le dessus. Il grogne, montre les dents, s’approche lentement, et au dernier moment, bondit, la main en l’air, dans l’optique d’attraper le petit animal. Mais celui-ci l’a vu venir, et il s’est déjà enfui. Rouky soupire, déçu. Ce corps est beaucoup moins rapide, beaucoup moins agile que son ancien. Il n’a même pas de griffe, que pourrait-il faire avec ces doigts tout ronds ? Il ne baisse pas les bras pour autant, même s’il ne parvient pas à chasser l’écureuil, il peut au moins continuer l’exercice en le traquant. Alors il le poursuit, le nez aux aguets, suivant la piste laissée par son odeur particulière. Il court, d’arbres en arbres, au fur et à mesure que l’écureuil le sème, sans relâche. C’est le jeu éternel du chat et de la souris. Quand il le voit fuir pour la énième fois, il lui crie à voix haute :

« Eh, reviens ici ! Je vais t’avoir ! »

Il ne pense pas que ça soit vrai, mais ça lui est bien égal. Il retrouve le plaisir de chasser, et ça l’amuse beaucoup. C’est quand même bien plus agréable que de rester coincé à l’intérieur et ne rien faire. Peu importe si les gens le regardent bizarrement ; en fait, c’est même mieux, car ils se décalent sur son passage et lui laissent ainsi le champ libre pour continuer sa poursuite de l’écureuil. Pauvre bestiole, elle n’est pas encore prête à avoir du répit.

Snif, snif. La petite bestiole est dans l’arbre en face, Rouky le sent. Elle se cache entre les feuillages, en alerte sur sa branche, sûrement prête à décamper une nouvelle fois s’il se rapproche d’un peu trop. Mais Rouky a une nouvelle technique. Il va y aller doucement, discrètement, le petit animal n’aura pas le temps de le voir venir. S’il s’approche encore un peu…

Une voix d’enfant l’interpelle juste à côté de lui et l’ancien chien de chasse sursaute, perdant sa cible des yeux. Un caillou fuse près de lui pour atterrir sur la branche qu’il visait et Rouky ne peut que voir, impuissant, l’écureuil fuir à toute vitesse de l’arbre pour aller s’abriter ailleurs. D’abord stupéfait par ce qu’il vient de voir, Rouky sent peu à peu la colère lui monter au nez et c’est en montrant les dents qu’il se tourne vers le garçon qui vient de lui faire perdre sa proie. Qu’est-ce qu’il lui a pris ? N’a-t-il pas vu qu’il était occupé à chasser ? Maintenant, il n’a plus qu’à se trouver une autre occupation. C’est vraiment injuste ! Même s’il ne pensait pas pouvoir attraper cet écureuil, il aurait tout de même voulu au moins essayer. La colère disparut de son visage aussi vite qu’elle était venue, ne laissant de la place qu’à du dépit. Rouky grommela un peu dans sa barbe avant de marmonner d'un air grognon :

« C’est malin, tu l’as fait fuir. Si tu voulais un écureuil, t’aurais dû aller en chercher un autre. C’était le mien, celui-là. »

Il soupira exagérément pour montrer sa contrariété, puis croisa les bras, les sourcils froncés. C’était comme ça qu’Amos faisait, quand il n’était pas content, et le jeune chiot suppose que c’est ce qu’il doit faire également, maintenant qu’il est humain. Il n’est plus furieux pour autant, incapable de l’être trop longtemps. Il est surtout déçu, maintenant, car il a perdu la trace de l’écureuil et n’arrive même plus à sentir son odeur. Lui qui voulait entraîner son flair et son instinct de chasse, ce ne sera pas pour aujourd’hui. Il n’a plus qu’à terminer sa promenade et rentrer bredouille.

« Pourquoi tu as fait ça ? Ce n’est pas un jeu, tu sais. »

Encore une phrase empruntée à Amos, même si lui-même avait longtemps eu du mal à la comprendre. Pour le petit chien, tout était un jeu, même la chasse ; du moins, c’était ce qu’il pensait jusqu’à ce qu’il grandisse et devienne un peu plus attentif. Maintenant, il sait que quand on chasse, on doit être sérieux. Même si c’est toujours chouette d’avoir un nouveau camarade pour jouer, il y a un temps pour tout, or à ce moment-là, il aurait préféré qu’on ne vienne pas le perturber.