Être parent n’avait jamais vraiment été dans les plans de Gill. Avoir un enfant à charge, faire en sorte qu’il n’ait besoin de rien, s’assurer qu’il allait bien à l’école, le défendre contre ceux qui l’embêtaient, il n’avait jamais pensé avoir à faire tout cela un jour. Il imaginait même qu’il détesterait ça, c’était d’ailleurs pourquoi il ne s’était jamais soucié de s’accoupler pour devenir père. Pourtant, depuis que Nemo vivait avec lui, sa vie d’humain semblait plus joyeuse. Certes, il savait qu’il ne pourrait pas remplacer son paternel, mais ce n’était pas son objectif de toute manière. Tout ce qu’il souhaitait, c’était que le petit poisson aille bien et qu’il soit heureux, alors il se démenait chaque jour pour toujours faire en sorte que ce soit le cas. À deux, ils avaient su se construire un petit paradis familial dans lequel il faisait bon vivre, quoique l’appartement de Gilles mériterait encore d’avoir un peu plus de superficie.

C’était ainsi qu’il avait proposé de partir quelques jours en vacances à la mer. Il voulait faire plaisir à son neveu de cœur, et ça avait l’air d’avoir fonctionné, au vu de l’immense sourire de Nemo lorsqu’il lui avait annoncé la nouvelle. Ça leur changerait également d’horizon pour quelque temps et ça n’était pas plus mal. Il avait aussi proposé à Dory de les accompagner. Cette dernière avait accepté, mais il espérait qu’elle ne l’oublierait pas le jour du départ. Il lui avait donc envoyé un message la veille au soir pour lui rappeler et pour qu’elle se souvienne de faire son sac, en n’oubliant ni son billet, ni la crème solaire. Il supposa que ce serait suffisant pour qu’elle les rejoigne à la gare d’arrivée comme convenu.

Dans le train, Nemo s’endormit très vite malgré son excitation première, ce qui fit doucement rire Gill. Il avait beau avoir déjà vécu beaucoup de choses dans sa petite vie de poisson, il n’en restait pas moins un petit garçon ! Il s’assura qu’il était confortablement installé puis sortit un journal pour lire des sujets qui ne l’intéressaient absolument pas mais qui avaient au moins le mérite de lui faire passer le temps. Comme il n’était pas très concentré sur les articles, il se prit à rêvasser, laissant ses pensées dévier vers l’Océan qu’ils retrouveraient enfin. Bien sûr, ils étaient toujours humains et ne pourraient plonger trop profondément ni trop loin dans cette immense étendue d’eau, mais rien que l’idée de pouvoir s’en approcher était suffisante pour le moment. C’était une première étape, avant qu’ils ne trouvent un moyen de redevenir des poissons, tous les trois. Car oui, Gill n’avait pas abandonné cette idée. Ce n’était pas dans ses habitudes de baisser les bras et il n’était pas prêt de le faire maintenant. Il n’avait pas encore de plan, mais cela finirait bien par arriver, et sans doute qu’un voyage près de la mer pourrait l’inspirer et l’aider à trouver quelque chose.

Le train arriva finalement à destination et Gill réveilla doucement Nemo pour qu’ils puissent en descendre, valises à la main. Le garçon avait l’air joyeux sous sa casquette bien enfoncée sur la tête, trottinant sur le quai en traînant son bagage. Gill, quant à lui, cherchait Dory parmi la foule. D’après les billets qu’ils avaient pris, elle devrait être déjà arrivée et les attendait sûrement, mais où ? Il sortit son téléphone pour tenter de la joindre quand il fut alerté par du mouvement dans sa vision périphérique. Relevant la tête, il s’aperçut que Nemo venait d’être bousculée par une femme blonde qu’il connaissait bien mais qui avait l’air très confuse. Elle cherchait quelqu’un, elle aussi, et Gill sourit quand elle le vit enfin, car elle sembla le reconnaître. Elle s’approcha de lui, ignorant Nemo, et le salua en lui disant qu’elle était là. Heureusement qu’elle le précisait, car il ne l’aurait pas su, sinon. Elle lui expliqua qu’elle avait dû faire un cauchemar mais qu’elle l’oublierait bientôt et lui demanda si son trajet s’était bien passé. Il allait lui répondre, comptant en profiter également pour lui présenter Nemo - ou plutôt, le lui re-présenter, puisque les deux se connaissaient déjà bien - mais Dory ne lui en laissa pas le temps et le prit au dépourvu en le serrant dans ses bras. Un peu hésitant, Gill lui tapota amicalement le dos de sa main valide, pas très habitué à ce genre d’accueil, même si ça n’était pas déplaisant. Quand elle le relâcha, elle lui demanda s’il ne devait pas y avoir quelqu’un d’autre avec eux. Incapable de cacher son sourire moqueur, il lui répondit :

« Oh, tu veux dire, à part notre bon ami Nemo que tu as envoyé valser tout à l’heure ? Non, personne d’autre. »

Il fit un geste du bras vers le petit garçon pour l’inviter à se rapprocher d’eux, histoire que Dory puisse enfin le voir en face-à-face et lui donner une nouvelle chance de le reconnaître. Elle s’était souvenue de lui, Gill, avec certes une erreur de prénom mais qui s’en rapprochait plus ou moins, alors il n’avait pas trop de peine à penser qu’elle se souviendrait de Nemo également. Elle n’était simplement pas habituée à le voir autrement qu’en poisson clown, ce qui pouvait se comprendre.

« Rappelle-toi, il est devenu un humain, lui aussi. Il habite avec moi, et on a décidé de passer ces vacances à la mer ensemble, tous les trois. Bon sang, ça fait plaisir de te voir ! »

Il affichait un grand sourire, à croire que l’enthousiasme de Némo était réellement contagieux. Il appréciait vraiment l’idée de pouvoir passer quelques jours ensemble, avec ses deux amis, pouvoir quitter un peu Paris et profiter de la mer, même si ce ne serait que pour un temps.

Gill se demanda un instant si Dory n’avait pas complètement oublié Nemo, après tout, elle passait son temps à oublier son prénom, alors ce ne serait pas si surprenant. Mais quand le petit poisson se présenta, elle s’excusa en s’exclamant qu’elle aurait dû le reconnaître tout de suite. Pas de quoi lui en vouloir, Gill était bien au courant de ses problèmes de mémoire, c’était déjà impressionnant qu’elle se soit souvenue de prendre le train. La femme papota un peu avec l’enfant, et quand elle ajouta qu’elle était rassurée que Nemo ait retrouvé Gill, ce dernier se sentit flatté, même s’il ne répondit rien. Il n’était pas vraiment du genre à exprimer ses émotions et même s’il était lui-même véritablement heureux d’avoir retrouvé le petit poisson et qu’il sentait plutôt que c’était lui qui était chanceux que celui-ci soit venu vivre avec lui, il ne voulait pas s’étendre sur le sujet à haute voix. Il y avait des choses qui n’avaient pas besoin d’être dites.

Ils se dirigèrent tous trois vers la sortie de la gare et Gill parcourut les panneaux des yeux pour chercher où se trouvaient les taxis. Mais avant qu’il ne trouve quoi que ce soit, Dory eut un moment de panique, leur demandant s’ils ne s’étaient pas trompés d’arrêt, car elle ne voyait pas la mer. Gill laissa échapper un petit rire et une petite partie de lui avait un peu envie de la charrier, lui faire croire un instant qu’ils n’étaient effectivement pas au bon endroit et qu’ils devaient rebrousser chemin - mais il se retint finalement. La pauvre ne devait pas avoir la vie facile tous les jours avec ses troubles de la mémoire et il ne voulait pas en rajouter une couche, même pour une petite blague, ce serait mesquin. Alors il lui expliqua honnêtement :

« On ne s’est pas trompés, t’en fais pas. La mer est un peu plus loin, il faut prendre un taxi pour se rendre à notre hôtel, qui donne sur la plage. »

Justement, il trouva finalement l’indication menant au point de rencontre des taxis et la pointa du doigt, pour qu’ils la suivent. Gill n’était pas mécontent de pouvoir se poser rapidement. Il ne l’admettrait jamais à voix haute et faisait un effort pour ne rien montrer, mais s’il n’avait aucun mal à traîner sa valise de sa main valide, il portait également un sac sur son autre épaule, qui commençait à lui faire mal. C’était qu’il n’utilisait ce bras-là que très rarement et par conséquent, il n’avait pas l’habitude de porter du poids sur ce côté-là. Heureusement, il n’eut pas à attendre trop longtemps ainsi : ils trouvèrent un taxi libre très rapidement et purent déposer leurs bagages dans le coffre après avoir donné l’adresse de l’hôtel au chauffeur. Gill soupira brièvement en se débarrassant de ses sacs et s’installa à l’arrière de la voiture.

Il avait hâte d’arriver à destination et de voir la mer. Elle lui manquait fortement et il rêvait de pouvoir enfin se jeter dedans, même s’il savait qu’il ne pourrait pas y rester éternellement. Les humains étaient si faibles qu’ils étaient incapables de vivre sous l’eau - cela dit, tant mieux, car connaissant leur espèce, ils auraient eu tôt fait d’envahir l’Océan, ce qui aurait été une catastrophe pour la faune sous-marine. Pendant le trajet en voiture, l’ancien poisson observait tout depuis la vitre, et quand il aperçut enfin une belle étendue d’eau claire à l’horizon, il la pointa du doigt avec un grand sourire pour la montrer à ses deux compagnons :

« Regardez ! On peut voir la mer. On y sera bientôt. Encore quelques minutes, le temps de récupérer nos chambres d’hôtel et se changer, et on pourra enfin faire le plongeon de notre vie. »

Il se demandait si Nemo et Dory étaient aussi impatients que lui. Nemo, sûrement, ce n’était pas la première fois qu’ils parlaient de revoir la mer. Mais il se demandait sérieusement si Dory, avec ses troubles, n’avait peut-être pas oublié ce que c’était, d’être un poisson. Se rappelait-elle avoir vécu dans l’Océan, en gardait-elle au moins quelques souvenirs ? Il n’osa pas poser la question. Après tout, cela ne le regardait pas, et le plus important, c’était qu’ils puissent tous profiter de ce petit moment de vacances ensemble. Comme à la maison.

Une fois à l’hôtel, Gill se rendit à l’accueil pour récupérer les clés des chambres et donna la sienne à Dory. Ils seraient voisins, pour le weekend, ce qui était une bonne nouvelle : pas besoin de se perdre dans les couloirs de l’hôtel chaque fois qu’ils voudraient sortir tous les trois. D’ailleurs, c’était bien ce qu’ils comptaient faire dès qu’ils auraient tous posé leur bagages : pas de temps à perdre, la mer les attendait ! Impatient de revenir à l’eau depuis qu’il avait été transformé en humain, Gill se hâtait de rentrer dans la chambre avec Nemo, après avoir adressé un petit signe de la main vers Dory et lui avoir proposé de les rejoindre devant leur porte une fois prête. Il espérait qu’elle n’allait pas les oublier (pouvait-elle réellement oublier quelque chose de si important en si peu de temps ?) mais il ne voulait pas se montrer plus insistant : après tout, il pensait fermement que chaque individu était capable de beaucoup de choses, tant qu’on leur donnait la chance de les faire. Pour cette raison, il ne voulait en aucun cas trop couver Dory. Malgré ses troubles de la mémoire, elle était autant capable de se débrouiller seule qu’il ne l’était lui-même avec un bras en moins.

Nemo non plus n’avait pas l’air de vouloir prendre son temps, filant en vitesse se changer pour la baignade. Il voulait partir tout de suite, mais Gill lui rappela qu’il devait mettre de la crème solaire s’il ne voulait pas finir avec des douleurs sur tout le corps. Encore un inconvénient de la nature humaine, ils n’avaient pas à se soucier de ça quand ils avaient encore des écailles. Il sortit donc les tubes de crèmes, un pour le petit garçon et un pour lui-même, et ils s’entraidèrent pour se l’appliquer partout où la peau était exposée. Quand on toqua à la porte, ils étaient fin prêts, et Gill se dépêcha d’ouvrir pour découvrir une Dory tout aussi impatiente qu’eux.

« On y va, on y va. » répondit-il avec un sourire.

Ils avaient déjà bien assez attendu comme ça. Tous trois se hâtèrent donc de rejoindre la plage qui, heureusement, n’était qu’à quelques pas de l’hôtel. Dory leur proposa de faire la course et détala vers la mer sans attendre de réponse. Gill courut à son tour mais sans trop forcer, il avait des jambes bien plus grandes que les deux autres et c’en était presque de la triche. Il avait rattrapé Dory quand celle-ci tomba tête la première dans les vagues, s’étouffant presque en avalant de l’eau salée. Par réflexe, Gill lui prit le bras pour l’aider à la relever.

« Oh là, attends au moins d’être plus loin du bord pour aller visiter les profondeurs de l’océan ! Tu ne t’es pas fait mal ? »

Il vérifia que Nemo était toujours près d’eux puis commença à s’avancer dans l’eau. Il aurait préféré que celle-ci soit un peu plus claire, moins sale et surtout moins peuplée d’humains qui, d’après lui, n’avaient rien à faire parmi la faune marine, mais il n’allait pas se plaindre alors qu’il venait tout juste de rejoindre la mer comme il en avait tant rêvé. Il se mit à nager le plus loin possible, jusqu’à ce qu’il n’ait plus pied. C’était bizarre de devoir utiliser des jambes et des bras (plutôt, un bras et demi) pour la nage, mais il s’y était habitué plus vite qu’il ne l’aurait pensé. Une fois bien à l’écart du rivage, il plongea sa tête sous l’eau et ouvrit les yeux pour admirer… pas grand chose, en fin de compte. C’était surtout très flou et ça piquait les yeux. Quel idiot, il avait encore oublié que les humains n’étaient pas faits pour regarder sous l’eau. Il releva la tête de l’eau et chercha son neveu adoptif avant de le rejoindre à la nage.

« Il nous faudrait des masques, ce sera mieux pour voir sous l’eau. Je crois qu’ils en vendent dans le stand là-bas, sur la plage, je vais aller nous en acheter. Tu veux m'accompagner ? »

Quel intérêt, sinon, d’aller à la mer et ne même pas pouvoir l’admirer sous la surface ?

Le stand proposait plusieurs articles de plage, comme des serviettes, des seaux ou des pelles, mais il n’y avait que les masques de plongée qui intéressaient vraiment Gill. Il voulait réellement voir la mer telle qu’elle était sous la surface, retrouver un peu la beauté qu’il avait connu avant sa capture qui l’avait conduit jusqu’au cabinet d’un dentiste australien. Et même s’il trouvait humiliant de devoir acheter un accessoire pour ouvrir les yeux sous l’eau alors qu’il était un poisson, il devait bien s’y résoudre pour accomplir son vœu. La mer en valait la peine. Il étudia les différents masques ordonnés sur l’étalage et en essaya quelques-uns avant de les reposer parce qu’ils ne lui allaient pas. À côté, Dory en avait saisi un qu’elle tournait dans tous les sens, comme si elle cherchait quelque chose. Finalement, elle le replaça sur le stand tristement en disant qu’elle n’y avait pas trouvé d’adresse. Par curiosité, Gill répliqua :

« Une adresse.. ? C’est comme ça que vous nous aviez retrouvés, enfin, que vous aviez retrouvé Nemo ? Je n'ai encore jamais entendu pas cette partie de l’histoire. »

Les récits de Marlin à la recherche de son fils avaient fait le tour de la faune sous-marine terrestre et il se souvenait avoir entendu parler de leur confrontation avec un gang de requins féroces ou de leur séjour forcé dans le ventre d’une baleine ; mais il n’avait jamais su ce qui les avait mis sur la piste du dentiste. Si c’était grâce à un masque de plongée, alors ils avaient été chanceux d’y trouver une adresse. Car en effet, ceux-ci étaient vides de toute inscription, mis à part leur prix et leur pays de fabrication.

Dory finit par se décider pour un masque bleu et jaune et elle tendit un orange et blanc pour Nemo. Gill, quant à lui, en trouva un qui lui allait un peu mieux et dont il appréciait les couleurs un peu plus sobres : blanc et noir. Il paya pour les trois puis enfila son nouvel accessoire, regardant Dory et Nemo tour à tour pour regarder comment ça rendait sur eux. Il eut un sourire moqueur.

« Bon, on a un peu l’air de trois idiots comme ça, mais au moins, on devrait enfin pouvoir voir sous l’eau. »

C’était tout ce qu’il voulait vraiment, et il avait plutôt hâte. Quels mystères pouvaient bien se trouver au fond de l’eau ? Il avait passé beaucoup de temps à sillonner l’Océan Pacifique pour en découvrir toutes ces merveilles, mais puisqu’ils se trouvaient à présent dans un autre endroit de la Terre, il devait y en avoir beaucoup d’autres à observer. Il marcha donc à grandes enjambées de retour vers la mer et s’y aventura assez loin jusqu’à ne plus y avoir pied. Puis il prit une grande inspiration et plongea la tête sous l’eau.

C’était… relativement décevant. Il y avait bien quelques poissons ça et là qui passaient entre les jambes des nageurs, et quelques coquillages colorés dispersés sur le sable au-dessous de lui, mais on était bien loin des magnifiques paysages sous-marins qu’il avait imaginés. L’eau était trouble, un peu sale, et le courant apportait avec lui des feuilles ou des brindilles qui n’y avaient pas leur place. Pire encore : enfoui sous le sable, en guise de trésor, il aperçut un emballage pour des Oreos, témoin de l’irresponsabilité des humains qui venaient se baigner par là et qui considéraient la mer comme une poubelle. Furieux devant cette découverte, Gill pesta, ce qui laissa échapper quelques bulles d’air, mais il ne revint pas tout de suite à la surface. Au contraire, il descendit vers le fond pour attraper le papier dans l’idée de le jeter dans une vraie poubelle quand il reviendrait sur la plage. En attendant, n’ayant pas de poche, il le coinça à l’arrière de son maillot de bain, puis sortit la tête de l’eau, à bout de souffle.

« Pff, j’avais presque oublié qu’on avait une quantité d’oxygène limitée. » plaisanta-t-il après avoir reprit un peu d’air. « J’aurais pu rester longtemps là-dessous. Vous avez trouvé des choses intéressantes sous l’eau ? Pas de trésors en vue ? »

Il préférait ne pas parler de sa propre découverte à ses compagnons, il n’avait pas envie de gâcher un si beau moment à cause de la bêtise humaine. Peut-être qu’eux avaient eu la chance d’apercevoir des choses un peu plus jolies que lui.

L’adresse récitée par Dory lui ramena de mauvais souvenirs que Gill aurait préféré ignorer. L’aquarium, le dentiste, les enfants qui tapotaient sur le verre pour les voir bouger. Darla. Ce n’était pas de la peur que l’ancien poisson éprouvait chaque fois qu’il y repensait, c’était de la colère. C’était comme un rappel, pour ne pas qu’il oublie à quel point les humains pouvaient être cruels, sans aucune compassion, sans aucune remise en question par rapport à leurs actes. Ils voyaient les poissons comme de simples objets de décoration. Le monde serait bien mieux sans eux et sans leurs aquariums. Sherman, Wallaby Way, Sydney. Il connaissait ces mots par coeur, désormais.

« Ouais. C’est bien celle-là. » répondit-il sur un ton amer.

Désormais, il en était sorti, mais à quel prix ? Il avait établi tant de plans d’évasion à l’époque, certains plus aboutis que d’autres, mais jamais il n’aurait imaginé que la solution finale était de devenir humain. Si on le lui avait proposé, si on lui avait donné le choix, il n’aurait sûrement pas accepté, peu importe à quel point il détestait l’aquarium. Il aurait trouvé autre chose. Il avait tant de détermination, tant de volonté, il aurait forcément trouvé autre chose. Mais le mal était fait et ce n’était pas comme s’il avait eu son mot à dire dans l’histoire. Il s’était réveillé un jour à Paris avec deux jambes et deux bras et il n’avait pu faire autrement que de s’en contenter pour le moment. Jusqu’à ce qu’il trouve un moyen de redevenir son ancien soi. Pour cela, il n’abandonnerait jamais. Pour Nemo, pour Dory, pour tous ceux dans la même situation qu’eux, il n’abandonnerait jamais.

Nemo ajouta sur un ton triste qu’ils n’étaient même pas sûrs que son père était dans son monde. Il avait raison, il n’y avait aucun moyen de le savoir, d’autant plus que ni Dory, ni Nemo, ni lui n’étaient arrivés au même moment sur cette terre. Pour autant qu’ils sachent, Marlin pouvait encore mettre des années à arriver, s’il arrivait un jour. Mais cela ne voulait pas dire qu’ils ne se retrouveraient jamais. S’il ne venait pas à eux, c’était eux qui finiraient par revenir à lui, Gill y croyait dur comme fer. Il posa une main amicale sur l’épaule de son neveu adoptif.

« Eh, fais pas cette tête. Qu’est-ce que je te dis toujours ? On le retrouvera, d’une manière ou d’une autre. Ne commence pas à perdre espoir maintenant. »

Le jour où il se dirait que tout était fini serait le jour où il n’avait plus aucune chance de retourner à l’Océan, et Gill refusait catégoriquement cette éventualité. Il ne comptait pas rester humain jusqu’à la fin de sa vie et il était hors de question que Nemo puisse imaginer une seule seconde qu’il ne retrouverait pas son père.

Ils trouvèrent tous leur masque de plongée et Nemo s’impatienta pour retourner dans l’eau. Comme tout était bon désormais, il n’y avait pas besoin d’attendre plus longtemps et les trois compères revinrent donc à la mer. Gill plongea la tête sous l’eau avec son nouveau masque mais fut bien déçu du résultat. L’eau était sale et il ne trouva rien de mieux qu’un emballage de gâteau négligemment laissé là par quelqu’un d’autre. Ça l’énerva encore, c’était bien la preuve que les humains se fichaient de ce qu’ils pouvaient bien faire subir à la nature. Mais n’ayant pas envie de gâcher les vacances pour Nemo et Dory, il décida de ne rien montrer et cacha le déchet dans son maillot, prévoyant de le jeter plus tard discrètement quand ils seraient revenus sur la plage. Il prit donc un air enthousiaste, demandant d’un air amusé si les deux autres n’avaient pas trouvé quelques trésors sous la surface. Il en doutait fort, mais c’était au moins une façon de rester positif et de ne pas leur saper le moral en amenant sur le tapis le sujet de la pollution marine.

Malheureusement, il avait dû mal dissimuler l’emballage car Dory le vit et le saisit sans qu’il n’ait eu le temps de l’arrêter. Il aurait préféré qu’elle n’en fasse rien, il n’avait pas envie de parler de ça maintenant. C’était le genre de sujet qui l’énervait au plus haut point et il s’emportait facilement dès que ça traitait des humains et de leur égoïsme vis-à-vis des autres espèces vivantes. Mais Dory ne sembla pas comprendre de quoi il en retournait car elle lui demanda s’il avait tout mangé et s’il n’allait pas finir malade.

« Mais non, ce n’est pas… »

Il ne finit pas sa phrase car déjà Dory reprenait en lui expliquant comment elle préférait prendre son goûter. Gill pensa que c’était peut-être mieux qu’il ne dise rien, finalement. Au moins, il n’y avait pas besoin de débattre sur des sujets fâcheux. Il sourit même quand son amie proposa d’aller le jeter, pour ne pas risquer de le perdre dans l’eau.

« C’est une très bonne idée, merci Dory. »

Celle-ci partit donc à la recherche d’une poubelle pour jeter le papier et Gill se tourna vers Nemo pour discuter en attendant qu’elle revienne.

« Et toi, alors ? Tu as trouvé quelque chose sous l’eau ? J’ai vu des poissons passer, il doit y avoir quelques familles qui vivent ici. »

Ce n’était vraiment pas un endroit idéal pour des poissons, du moins Gill ne se verrait jamais nager ici le jour où il retrouverait ses écailles, mais peut-être que certains étaient assez bizarres pour apprécier la saleté ambiante et la compagnie des humains. Même s’il avait un peu de mal à concevoir une chose pareille.

Après quelques minutes, il s’inquiéta de ne pas voir revenir Dory. Il chercha sur le rivage mais le masque de plongée n’était pas pratique pour distinguer les silhouettes sur la plage. Il le leva et le plaça sur le haut de son crâne.

« Que fait Dory ? Elle aurait dû revenir. Tu la vois ? J’espère qu’elle ne s’est pas perdue. »

Lorsque Gill aperçut Nemo sortir un sac plastique de l’eau, il serra les dents, tentant de masquer si bien que mal sa colère contre l’humanité et leur indifférence, leur égoïsme, leur cruauté. Il savait néanmoins que cela ne servait à rien de s’énerver pour chaque déchet trouvé dans la mer, car s’il faisait une fouille ne serait-ce que sur le rivage, il en trouverait sûrement plusieurs centaines éparpillés partout sur le sol maritime. Il n’en aurait pas fini de rager et ce n’était pas pour cette raison qu’il avait organisé ces vacances à la plage. Il s’efforça donc de ne rien laisser paraître et ne rien dire, portant plutôt son attention sur le collier de perles ramassé par Nemo. Ce dernier proposa de le donner à un maître nageur au cas où quelqu’un le chercherait et Gill eut un petit sourire.

« C’est très gentil de ta part d’y penser mais vu l’état des perles, cela doit faire un bon moment qu’elles sont là. Je ne pense pas que quelqu’un soit encore en train de le chercher. Et puis, il n’y avait qu’à faire un peu plus attention à ses affaires. Tu sais quoi, puisque c’est toi qui l’a trouvé, tu n’as qu’à le garder. Tu pourrais l’accrocher dans ta chambre, ça fera un joli souvenir de vacances. »

Ce n’était qu’une suggestion, car il ne voyait pas vraiment Nemo porter le bijou lui-même autour du cou, mais il pouvait bien faire comme il le souhaitait. Et s’il n’en voulait vraiment pas, ils pourraient toujours le donner à quelqu’un d’autre. Il faudrait simplement penser à le laver un peu, avant tout.

Ne voyant pas Dory revenir après être allée jeter le sachet de gâteau à la poubelle, Gill commença à s’inquiéter. Aurait-elle pu oublier ce qu’elle faisait pendant ce si court laps de temps ? Relevant son masque, il parcourut la plage du regard mais il y avait beaucoup de monde et il ne parvenait pas à distinguer la silhouette familière de son amie. Nemo cria son nom dans l’espoir qu’elle puisse l’entendre et Gill se joignit à lui. Cela fonctionna puisque Dory arriva finalement, regardant Nemo avec un air confus. Gill plissa les sourcils. Est-ce qu’elle avait encore oublié qui il était ? Elle parla d’enjoliveur, ça ne correspondait pas beaucoup au garçon. L’ancien poisson noir et blanc se rapprocha un peu dans l’idée de remettre à Dory les bons souvenirs en place mais il n’eut finalement pas besoin de dire quoi que ce soit, car la femme se rattrapa aussitôt et ne fit même pas d’erreur sur le nom de Nemo. Elle s’excusa et demanda ensuite s’ils retournaient à l’eau, mais son estomac avait l’air de ne pas être trop d’accord. Gill hocha la tête quand elle proposa d’aller se trouver quelque chose à grignoter.

« Il y a quelques restaurants de plage tout autour, ce sera peut-être plus sympa qu’à l’hôtel. Qu’est-ce qui vous ferait envie ? »

Il pouvait déjà éliminer les restaurants de grillades et de poissons, il était végétarien et n’avait aucune envie de voir un pauvre animal mort dans son assiette. Il analysa quelques menus sur des panneaux postés devant les différentes terrasses et en trouva un qui affichait quelques photos de plats de pâtes qui n’avaient pas l’air mauvais. Il s’en approcha et le désigna du doigt pour le montrer aux deux autres.

« Si vous aimez les pâtes, celui-ci n’a pas l’air trop mal. On dirait qu’il y a quelques plats végétariens, donc ça devrait convenir. Qu’est-ce que vous en pensez ? »

Il y avait un peu de monde mais il pouvait voir d’ici qu’il restait tout de même quelques places de libre pour les accueillir, en espérant qu’elles n’étaient pas déjà réservées. Après une bonne journée de voyage et de fouilles maritimes, ils avaient bien mérité de se détendre et de manger un peu.