L'enfant de trop, celui qu'on oubliait facilement, laissé à l'écart.

Voilà comment j'aurais pu me définir, voilà ce que je ressentais depuis que j'étais en âge de comprendre.
Si je remonte dans mes souvenirs, les premiers que je conserve de ma famille sont ce père accro à la bouteille, cette mère certes aimante mais qui comblait mal ce vide qui grandissait en moi; ce frère trop grand pour jouer avec moi et trop sombre pour que je puisse vraiment le comprendre. Ian m'est toujours apparu comme le garçon parfait, celui que je devais imiter, et j'essayais tant bien que mal de lui ressembler. C'est en grandissant que j'ai compris que c'était des conneries. Ian ne valait pas mieux qu'un autre, je ne pouvais compter que sur moi. Maman était donc le seul pilier de mon existence, et c'est auprès d'elle que j'ai trouvé le courage de rester jusqu'à mes quinze ans. Galway me plaisait également, mais ces paysages sauvages et cette mer tantôt calme tantôt agitée ne faisait qu'attiser mes désirs de voyage et d'espaces inconnus. Enfant, je me plongeais dans les romans d'aventure et historiques, j'enviais les chevaliers et les héros qui affrontaient milles dangers. Je les retrouvais un peu dans les rares membres des forces de l'ordre que je croisais en ville, et j'hésitais entre cette vocation et celle d'un vagabond.

Lassé par ce cadre, j'ai plié bagages à quinze ans et, en laissant juste une lettre à ma chère mère, j'ai fugué. Je me suis excusé auprès d'elle, lui promettant de lui donner des nouvelles. Pour ce qui est de papa et de Ian, c'est à peine si j'ai pensé à eux. Ian était déjà parti de la maison, Papa ne savait même pas qui j'étais, sauf quand il avait besoin que j'aille lui acheter à boire. Merde à la fin, je suis pas comme ça. Je me suis barré, sans un regard en arrière, en promettant à ma mère dans ma lettre que je saurais la rendre fier de moi. Je me doutais bien que je lui ferais du mal, mais je ne pouvais plus continuer comme ça. Mes pas m'ont mené tout d'abord à Glasgow, puis Londres et, enfin, j'ai fini par traverser la Manche pour finir à Paris, où j'ai travaillé pendant quelques années dans des cafés pour me payer un misérable diplôme qui ne me sert au final pas du tout. La seule utilité que j'en tire, c'est qu'elle m'a permis d'apprendre la langue. Le français ? Une vraie vacherie, j'ai mis un temps fou pour parvenir à le parler. Mon accent reste encore très marqué, mais je peux me faire comprendre et, encore mieux, j'ai pu me faire des amis et me faire inviter en soirée. C'est ainsi que j'ai rencontré mes premières petites copines qui se sont succédées, les unes après les autres, dans mon misérable petit logement au septième étage de cet immeuble du 9ème arrondissement. Après une longue bataille administrative, j'ai fini par obtenir la nationalité et j'ai commencé à préparer les concours pour entrer dans la police.

Les années ont passé, j'étais un flic exemplaire, peut être trop impliqué dans mon métier. Je ne comptais pas les heures, enchainant les interventions, en demandant plus et encore plus. J'envoyais des lettres à ma mère, jusqu'au jour où j'ai cessé de recevoir des réponses. J'ai pris l'avion pour Galway et j'ai non seulement trouvé notre ancienne maison complètement brulée, mais j'ai appris que ma mère reposait au cimetière communal depuis quelques mois. La maison avait brulé il y a bien des années, et j'ai compris qu'elle ne m'en avait pas parlé pour ne pas m'inquiéter. Le barman qui m'a raconté l'histoire m'a dit que Ian était là, et qu'ils s'étaient disputés ma mère et lui, l'incendie aurait été provoqué à cause d'une lampe à huile. C'était bien maman ça, utiliser des vieux trucs comme ça. Je me suis rendu sur sa tombe, je m'y suis recueilli un moment en me disant que Ian ne valait pas mieux que papa. Lorsque je suis parti, une vieille dame, qui entrait dans le cimetière, m'a attrapé le bras et m'a dit, sur un ton sévère : Un jour viendra, tu apprendras enfin à voir ! Quelle vieille folle. Je suis retourné à Paris et j'ai repris mon travail comme si rien n'était arrivé. Je me sentais plus seul que jamais cependant.

J'avais en revanche un ami, un meilleur ami même, Clawd. Nous nous sommes rencontrés quand il a débarqué au sein de la brigade, jeune flic tout juste diplômé et on me l'a confié avec pour seul ordre : "Fais en un bon flic". C'est ce que j'ai fais. Nous avions tellement en commun, nous nous sommes rapidement très bien entendu et nous avons fini par nous voir en dehors du travail pour boire des verres ou courir ensemble le long de la Seine. Je crois même que c'était le seul qui puisse vraiment me comprendre, je ne parlais guère de mon passé mais avec lui je savais que je pouvais me confier sans crainte...
Ma vie semblait aller pour le mieux, je ne pensais qu'à mon travail, à mes amis, et à Maurice. Parlons en, tiens. Je l'ai adopté sur un gros coup de tête. Je me suis rendu à la SPA, un jour, et j'ai croisé le regard de ce veau de 80 kg, déguisé en Saint Bernard. Agé de tout juste deux ans, il m'a fait craquer et, en sachant pertinemment que j'allais devoir déménager pour lui offrir un meilleur environnement, je suis reparti avec lui. Il s'appelait à l'origine Peluche, je l'ai rebaptisé Maurice, allez savoir pourquoi, je trouvais que cela lui allait bien. Maurice est un phénomène. Il aime les câlins, beaucoup trop d'ailleurs, et n'hésite pas à s'allonger sur moi quand nous sommes au lit. Il a peur de deux choses : Les mouches et les chihuahua, mais le reste, il adore. Il n'est qu'amour, poils et bave. C'est pour cela que j'en suis dingue. Même s'il a réduit ma vie sociale à quasiment zéro, il comble le vide qui s'était installé en moi depuis des années et je me retrouve à apprécier des plaisirs simples comme lire un roman sur un banc, dans un parc, avec Maurice assis à mes côtés.

Ma vie était donc parfaite, jusqu'à ce jour où une intervention a dérapé.
Nous pourchassions un trafiquant, et, comme un idiot, je suis tombé seul dans une embuscade. Quatre types se sont jetés sur moi, barres de fer en main. L'un d'eux m'a jeté un liquide au visage qui me brulait les yeux. Alors que j'hurlais, les mains sur mes paupières, ils se sont acharnés et m'ont laissé pour mort, allongé dans cet entrepôt. Mes collègues m'ont trouvé in extremis et m'ont conduit à l'hôpital. J'y suis resté plusieurs semaines, délirant de douleur, croyant fermement que mon heure était arrivé. Je ne cessais d'entendre dans mes cauchemars cette vieille femme dans le cimetière. J'ai repoussé tous ceux qui essayaient de me soutenir, je ne supportais que la présence de Maurice, mais on refusa de me l'apporter. Lorsqu'on retira le bandage sur mes yeux, on m'expliqua que je ne verrais plus jamais.  Sous le choc, face à cette obscurité désormais permanente, je n'avais pas d'autre choix que d'accepter, et de continuer. J'aurais pu me lamenter, mettre fin à mes jours, mais une petite voix en moi me soufflait que ce n'était pas fini, mais un nouveau commencement.

J'ai donc guéri de mes blessures, gardant quelques cicatrices et fragilités au sein des os. J'ai demandé à réintégrer l'équipe mais, bien entendu, on refusa, mais on me laissa rester au sein de la police. Je devais à présent m'occuper de l'accueil et des quelques formalités administratives accessibles à quelqu'un de ma condition. J'appris à utiliser un ordinateur. Cela me parut au début très dégradant mais je finis par accepter. J'avais un objectif en tête. Comprendre ce que cette vieille femme m'avait dit et, surtout, retrouver ma famille, essayer de renouer et ne plus être un fantôme. Il était temps pour moi de renaitre.

PS : J'ai beaucoup trop parlé de moi, mais il fallait bien que je me présente. Je profite de l'occasion pour évoquer une certaine inquiétude qui grandit en moi. J'entends de plus en plus parler d'arrivées de "Disney" dans notre ville. Je n'y ai pas cru au début, car ce sont des personnages d'histoires pour enfant, mais il y a de plus en plus de troubles en ville et leurs noms ressortent souvent. Je suis curieux, je l'avoue, mais je crains que cela n'apporte que le chaos. Je pense mener ma petite enquête, pour savoir qui ils sont, d'où ils viennent et qui leur veut ainsi du mal...