Il a un goût de sang dans la bouche, mais ça ne l’arrête pas. Son cœur bat fort, trop fort, sa vision se trouble, mais ça ne l’arrête pas. L’adrénaline et son instinct de survie l’emportent sur la douleur et même si ça ne durera sûrement pas bien longtemps, c’est assez pour le faire dévaler les escaliers et courir jusqu’à la porte à l’arrière de la maison. Là où l’attendent les autres. Là où l’attend Rox. Ce n’est que la main sur la poignée qu’il réalise quelque chose. C’est une pensée horrible, terrible, affreuse qui lui traverse alors l’esprit. Car le tueur ne l’a pas suivi dans sa fuite. Et s’il n’est pas derrière lui, alors…

… alors il est devant lui. Et il le voit effectivement quand il ouvre la porte. Il est là, de dos, penché sur deux corps que Rouky aurait préféré ne pas reconnaître. Rox et Oliver, allongés au sol, inertes, ont tous deux le visage ensanglanté. Tétanisé devant cette vision d’horreur, Rouky ne parvient même pas à hurler. Morts. Ils sont morts. Ils sont tous morts. Il est seul à tenir encore sur ses deux jambes, seul avec celui qui a volé les vies de ceux qu’il aimait. C’est de la haine et de la rage qui emplit son cœur essoufflé. Il veut les venger. Il veut le tuer. Il veut le faire payer pour tout le mal qu’il a fait. Pour Nick, Perséphone, Dory. Pour Oliver. Mais surtout pour Rox.

Il fait moins le malin quand l’assassin se retourne et croise son regard. Il veut courir, Rouky, se jeter sur lui et le frapper jusqu’à la mort, mais la peur et la douleur et la détresse le paralysent. C’est là qu’il comprend. Ce n’est pas le tueur qui mourra de ses mains, c’est lui qui mourra des mains du tueur. Parce qu’il ne peut rien faire. Il n’a pas d’arme, pas de défense, il n’a même qu’un seul bras de valide. Il va mourir, et alors que l’homme le saisit par le col pour l’envoyer au sol, il sent ses dernières secondes arriver. C’est la fin. Et quelque part, c’est presque un soulagement. Car vivant, il sera seul. Mort, il pourra retrouver Rox. Peut-être qu’au paradis, il aura retrouvé sa forme de renard, Rouky sera redevenu un chien et ils joueront sans relâche dans une forêt semblable à celle qu’ils avaient, fut un temps. Il sera heureux, et il n’aura plus mal.

C’est son instinct de survie qui revient pour le tirer de là. Non, non, il ne peut pas penser ça, il ne peut pas mourir comme ça. Sa main droite, celle qui répond encore, trouve un gros caillou sur le sol et, alors que le tueur brandit sa hache pour asséner son dernier coup fatal, Rouky le frappe en pleine tête avec sa pierre. Il dégage l’homme d’un coup de genou dans l’entre-jambes et se libère de son emprise, se relevant sans trop savoir comment. Le tueur rage, mal en point, mais Rouky n’attend pas d’entendre la fin de ses injures pour se barrer d’ici. Il court, autant qu’il peut, vers la forêt. Il a un peu d’avance mais il sait que ça ne durera pas longtemps. L’assassin le suit, il est proche, il le rattrapera bientôt.

Tentant de le semer, Rouky s’enfonce loin parmi les arbres, multipliant les virages. Bientôt, il n’entend plus les bruits de course derrière lui. Ça lui suffit à lui donner un peu d’espoir, mais l’espoir est trompeur, l’espoir est mesquin. Car avec l’espoir fuit l’adrénaline et c’est au moment précis où il se croit sauvé que Rouky prend véritablement conscience de sa faiblesse. Il se sent vide, exténué, et sous ses pieds la terre semble tourner. Incapable de tenir plus longtemps sur ses deux jambes, il se laisse tomber contre un arbre. Il a du mal à respirer. Il fait froid, si froid, il ne faisait pas aussi froid tout à l’heure. Il grelotte, tandis que son cœur dans sa poitrine continue de tambouriner. Il va mourir, il le sait, il le sent, et cette fois il ne pourra rien faire contre ça. Alors, il laisse la fatigue l’emporter. Et les paupières fermées, il rend son dernier souffle.


Il fait encore froid quand il rouvre les yeux, mais il se sent beaucoup mieux. Pendant un instant, il se demande ce qu’il lui est arrivé, puis il comprend : ce n’était qu’un cauchemar. Ce qui veut dire que Rox est vivant. Tout le monde est vivant. Avec un soulagement intense, Rouky se redresse, un grand sourire aux lèvres malgré ses joues mouillées de larmes. Tout le monde est vivant ! En tout cas, Rox et Oliver sont vivants : les autres, il ne les connaît même pas, il se demande d’ailleurs bien pourquoi il a rêvé d’eux. Sûrement des fragments de son imagination. Mais ça n’a pas d’importance. Il n’y a pas de tueur en vue avec eux dans la vraie vie, et c’est tout ce qui compte.

La nuit est encore belle, mais il ne veut pas se rendormir. Pas question de retourner dans cet affreux cauchemar, alors il reste assis dans son sac de couchage, sans oser s’allonger. De toute façon, Gram devrait bientôt se réveiller, il ne sera pas seul bien longtemps. Au pire, il le secouera un peu quand il commencera à trouver le temps long. Alors, en attendant, il contemple les toits de Paris. C’était une idée un peu bête de s’endormir là - il fait froid et ce n’est pas bien confortable - mais au moins, il n’y a pas à dire, la vue est magnifique.