Encore une journée éprouvante à enchainer entre études et travail. Si Wendy avait fini par s’habituer à ce rythme, elle devait bien admettre que de temps en temps une petite pause lui ferait le plus grand bien. Mais enfin, il fallait bien gagner son pain, et puisqu’elle vivait seule, elle devait payer son loyer elle-même. Alors, pour la troisième fois cette semaine, elle enfila son uniforme et son tablier et commença son service. Tout se passa relativement sans complications. Et puis la porte s’ouvrit sur une jeune demoiselle asiatique que Wendy reconnut rapidement. Gogo. Une amie de Noah avec qui elle avait déjà eu le plaisir (non) de discuter quelques fois. Gogo était… un phénomène. Disons qu’elle la mettait souvent mal à l’aise avec ces répliques un peu trop directes et tranchantes dont Wendy avait peu l’habitude d’être confrontée. Cette dernière espéra voir Noah arriver juste après elle, mais celui-ci ne vint pas. Elle soupira. Elle devrait affronter la coréenne sans l’aide de son ami. Parce qu’évidemment, celle-ci venait de s’assoir sur l’une des tables dont la serveuse était chargée. Oh Lord, puissiez-vous me venir en aide pour cette épreuve.

Bien sûr, Wendy avait déjà eu souvent à faire avec des clients difficiles et bien plus impolis que Gogo. Mais ceux-ci revenaient rarement ensuite, et elle n’avait pas vraiment besoin de faire ami-ami avec eux. Avec Gogo, c’était différent. Elle était amie avec Noah, et puisque les amis de mes amis sont mes amis, Wendy devait donc par extension au moins essayer de s’entendre avec elle. Enfin. La jeune coréenne n’avait pas l’air si méchante dans le fond. Peut-être que si elle tentait d’expliquer son ressentiment, Wendy parviendrait à leur trouver un terrain d’entente. Elle épia sa cliente du coin de l’œil puis prépara son plus beau sourire commercial pour aller prendre sa commande. Plus beau sourire qui se trouva bien vite ébranlé lorsque la jeune femme l’appela « carotte ». Carotte ?! À cause de sa couleur de cheveux ? Ce n’était même pas couleur carotte ! Et même si ça l’était, ce n’était pas une manière de traiter les gens ! Qui avait élevé cette personne ?! Offusquée, Wendy fronça les sourcils malgré elle et dut se faire violence pour répondre convenablement à sa question :

« Je… J’ai une pause dans trente-cinq minutes. Si ça ne t’ennuie pas d’attendre aussi longtemps. Tu as choisi ta commande ? »

Elle sortit son bloc-notes et son stylo de la poche de sa chemise et tandis qu’elle notait la commande, décida que c’était le bon moment pour lui faire un peu la morale. Parfois, il fallait dire ce qu’il fallait dire, même si c’était douloureux à entendre. Elle ne se ferait peut-être pas une amie de Gogo après ça, mais tant pis. Elle voulait bien prendre le rôle de la méchante faiseuse de leçons pour une fois.

« Tu sais, je trouve parfois tes mots un peu insultants. Tu devrais surveiller un peu plus ton langage, ce n’est pas toujours agréable de se voir donner des surnoms ridicules et déplacés liés au physique. Je préfèrerais que tu m’appelles Wendy, c’est plus poli. »

Voilà, c’était dit. Oh, elle espérait tout de même que Gogo ne le prendrait pas trop mal. Elle ne voulait pas non plus se faire une ennemie. Surtout qu’elle était proche de Noah. Oh non, qu’avait-elle dit ? C’était terrible, il fallait qu’elle se rattrape. Elle releva les yeux vers sa cliente et se confondit en excuses :

« Pardon, je ne voulais pas être aussi directe. C’était effronté de ma part. Je voulais simplement dire que ta manière de parler parfois ne me fait pas toujours plaisir, voilà tout. »

Se croyant sortie vainqueure de la bataille, Wendy sourit, satisfaite, devant les premières paroles de Gogo. Oui, elle était une femme forte, qui assumait ses convictions. Elle savait se montrer autoritaire mais juste, quand il le fallait. Oui, c’était tout elle. Elle était bien contente que la jeune asiatique s’en rende enfin compte. Elle avait gagné son respect. Maintenant, elle pouvait…
…
Proie facile ?? Comment ça, proie facile ? Et qu’est-ce que ça voulait dire, proie facile ? Immédiatement, Wendy perdit son sourire pour afficher une moue plus boudeuse. Elle n’était pas une proie facile, la preuve, elle avait réussi à se faire entendre en demandant à Gogo d’arrêter de la charrier. Si elle avait été une proie facile, elle se serait laissée faire sans broncher. Mais si Wendy avait bien une chose, c’était de l’audace, et elle n’avait vraiment pas l’intention de laisser quiconque lui marcher sur les pieds ! Proie facile… Qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre.

Elle tournait déjà les talons pour aller chercher la commande de sa cliente lorsqu’elle entendit cette dernière l’appeler « Wendy-c’est-plus-poli ». Mais ?? C’est qu’elle se moquait d’elle, en plus ! N’avait-elle rien retenu du sermon de la rouquine ? Quelle insolence… Vraiment, Wendy se demandait comment Noah pouvait être amie avec elle. Tiens, elle n’était même plus sûre de vouloir lui donner sa commande, maintenant. Mais bon, ce ne serait pas correct, et de toute manière, elle n’avait pas vraiment le choix, dans ce café le client était roi. Rrrr, bon, mais alors elle la lui donnerait sans sourire aimable ! Ha ! Rira bien qui rira le dernier. Elle passa en cuisine chercher le sandwich au poulet et appuya sur quelques boutons de la machine à café pour en servir une tasse. Elle ramena le tout vers sa très chère connaissance sans même la regarder, faisant exprès de montrer son mécontentement. Puis elle repartit et tenta de reprendre un joli sourire pour aller s’occuper d’autres clients.

Trente minutes plus tard, elle défit son tablier, se prit une part de flan, deux cuillères et un café au lait et inspira longuement avant de se décider à s’assoir devant Gogo. La pauvre l’avait attendue tout ce temps, il n’aurait pas été correct de simplement l’ignorer et partir faire sa pause ailleurs. Et puis, elle n’avait pas renoncé à l’idée d’arranger un peu leur relation tendue. Elles ne seraient sûrement jamais amies, mais il serait au moins préférable de savoir se supporter. Wendy croisa le regard de la jeune femme et se décida finalement à sourire.

« Bon, j’admets, je me suis peut-être un peu emportée tout à l’heure, je n’aurais pas dû faire la tête pour si peu. Je ne pense pas que tu sois une mauvaise personne, alors on devrait plutôt repartir sur de bonnes bases, toi et moi. Alors… dis-moi un peu, comment tu vas ? Quoi de neuf ? »

Se faisant, elle lui tendit la deuxième cuillère et lui proposa :

« Si tu veux un peu de flan, n’hésite pas, il est très bon ! »

Gogo avait l’air de comprendre ses reproches, ce qui apaisa un peu plus Wendy. Elle avait eu raison de lui accorder une nouvelle chance, ce n’était sans doute pas une mauvaise personne, dans le fond. Ça devait simplement l’amuser d’embêter certaines personnes. Heureusement que Wendy savait comment s’affirmer et lui dire stop. En y repensant, elle était vraiment fière d’elle. Certes, elle y était allée un peu durement, mais Gogo n’avait pas l’air trop blessée par son audace, et paraissait plutôt même la respecter sans perdre de son sourire. Tout rentrait dans l’ordre. Peut-être même que les deux jeunes femmes pourraient apprendre à s’apprécier. Voire, devenir amies ? Ne serait-ce pas trop ambitieux ? Enfin, ne nous avançons pas trop, il était plutôt préférable d’y aller progressivement.

Mais voyez-vous ça ? Gogo venait de lui dire qu’elle la trouvait mignonne quand elle boudait ! Ça alors, si elle s’y attendait ! Prise au dépourvu, Wendy sentit le rose lui monter aux joues. Elle ne cacherait pas qu’elle aurait préféré paraitre intimidante plutôt que mignonne dans ces cas-là, mais tout compliment était bon à prendre, et celui-ci ne se refusait pas, surtout venant d’une personne aussi habituellement insolente que Gogo. Cette dernière fit une pause pour boire une gorgée de son café et Wendy en profita pour bégayer :

« Oh, et bien, hum, merci… merci beaucoup, c’est, euh, plutôt plaisant à entendre. »

Bon, elle devait passer pour une cruche maintenant. Voila qui n’arrangerait pas son cas. Peu importe. Gogo lui dit qu’elle acceptait de repartir sur de nouvelles bases et lui parla de sa nouvelle moto. C’est vrai qu’elle aimait conduire ces engins ; elle avait un côté un peu garçon manqué, se disait Wendy. Une vraie casse-cou. Les femmes de cette époque étaient décidément bien libérées, ce qui n’était pas pour lui déplaire, même si elle-même se verrait bien mal chevaucher une telle machine. Pour bien montrer que cela ne lui dérangeait pas de discuter avec quelqu’un d’aussi affranchie, elle décida même de se montrer intéressée en répondant :

« Vraiment ? Et donc, elle roule bien ? »

Là, voyez comme elle savait si bien poser les bonnes questions !

« Quant à moi, et bien, je suis toujours autant débordée entre les cours et mon travail, mais enfin, rien que je ne puisse pas supporter. »

Son interlocutrice prit le temps de se servir une cuillerée de flan et Wendy fut bien heureuse de voir une mine ravie se dessiner sur son visage lorsqu’elle la porta à sa bouche. Bien entendu, ce n’était pas elle qui l’avait cuisiné, mais cela faisait toujours plaisir à voir lorsqu’un client semblait apprécier un plat ou un dessert du café. C’est pourquoi, lorsque Gogo lui demanda si tous les desserts étaient aussi bons ici, Wendy répondit avec enthousiasme :

« Oh, oui, vraiment ! Le cuisinier fait un boulot extraordinaire ! Voudrais-tu la carte des desserts pour commander quelque chose qui te ferait plaisir ? Tu n’as qu’à choisir, je te l’offre ! »