En tant que co-propriétaire de la salle de sport, « le Bro Club », il arrive parfois que je devienne coach le temps d’une journée ou d’une après-midi. La plupart du temps, on le fait en binôme avec Maui, mais il a dû s’absenter aujourd’hui pour aller retrouver une minette londonienne qu’il s’est mis à fréquenter. Je suis heureux pour lui, s’il trouve l’amour avec elle ! Elle doit être sacrément spéciale pour plaire à quelqu’un comme lui, j’espère qu’elle se rend compte de la chance qu’elle a. Enfin donc, je suis seul aujourd’hui pour coacher nos clients, mais je ne suis pas triste pour autant. Encourager ceux qui viennent et les entrainer, c’est la partie du métier que j’apprécie le plus. Je peux ainsi montrer mes compétences et servir de modèle à tous ceux qui aimeraient être aussi fort que moi ! Et puis, quoi de plus noble que d’aider les autres à rester en bonne forme ?

Je termine de montrer à une nana comment se servir d’une des machines que le club propose quand je remarque du coin de l’œil un gringalet en train de galérer à soulever des poids. M’assurant que ma cliente en cours n’a plus besoin de mes conseils pour le moment, je décide de m’approcher du nouveau qui déjà abandonnait son effort et s’asseyait sur un banc, transpirant et à bout de souffle. Et bien, c’est encore un défi à relever pour moi ! Arrivant devant lui, je l’aborde :

« Eh bien alors, tu baisses les bras si vite ? »

Jetant un œil aux poids accrochés à la barre, je remarque qu’il a peut-être été un peu ambitieux pour sa corpulence. Je n’aurais moi-même aucun mal à soulever autant, mais lui n’a clairement pas assez de muscles encore pour ça. Je m’approche de la machine et la déleste un peu tandis que je me présente :

« Je suis Phil Strongman, co-propriétaire de la salle, et entraineur pour aujourd’hui. Allez, bois un peu d’eau et viens, je vais t’aider. On va reprendre un peu plus simplement, pas la peine de mettre trop dès le début. C’est la première fois que tu t’essayes à la musculation, non ? »

Tandis qu’il s’hydrate, je décide de commencer par montrer l’exemple et m’installe sur la machine. J’attrape la barre et la soulève doucement, pour qu’il puisse voir le mouvement des bras. Evidemment, cela ne me fait rien, encore moins depuis que j’ai retiré des poids, je soulève la barre comme un simple bâton.

« Là, si tu le fais comme je le fais, c’est déjà plus simple et ça t’évitera aussi une torsion des poignets ou de l’épaule. »

Je me relève et l’invite à prendre place. Je n’ai pas l’habitude d’aider des hommes aussi chétifs, mais il y a un début à tout, et puis ça me fait un bon challenge. Avec mon entrainement, pas de doute qu’il deviendra aussi musclé que les autres ! Bon, il ne le sera jamais autant que moi ou que Maui, mais mon but n’est quand même pas de viser le légendaire. Suivant ces pensées, je souris et j’ajoute à mon nouveau client :

« T’inquiète pas, ça parait difficile au début, mais je t’assure qu’après quelques mois tu seras déjà bien changé. Tu les feras toutes tomber, c’est certain ! »

Le rouquin prend finalement place sur la machine et retente sa chance, mettant en place les quelques conseils que je lui ai donnés. Je le regarde faire, il semble avoir repris un peu de couleur et tient mieux le rythme, mais je vois qu’il galère encore. C’est normal, bien sûr, il y a encore beaucoup de travail à faire. Mais avec l’habitude, s’il s’y met à fond et qu’il vient ici régulièrement, il devrait finir par y arriver sans trop d’efforts. C’est en forgeant qu’on devient forgeron, comme on le dit souvent. Pour ma part, j’ai un corps légendaire depuis ma naissance, mais c’est parce que je suis de la royauté et qu’on m’a fait cadeau de la force et de la bravoure quand je suis arrivé au monde. Mais la plupart des personnes dans cette pièce ont un corps sculpté par le travail et la sueur. Tout le monde est capable de prendre du muscle, il faut simplement s’en donner les moyens.

En faisant part de mes pensées d’encouragement à mon nouveau poulain, lui assurant qu’après quelques mois il n’aura plus aucun mal à faire craquer quelques minettes, je ne m’attendais pas à sa réaction étonnée. Je suis surpris de sa réponse, comme s’il ne comprenait pas ce que je viens de lui dire. Aurais-je mal articulé ? Aurais-je bégayé ? Non, ma diction est toujours parfaite, ce serait impossible ! Pourtant, c’est une expression moderne, je l’ai appris à force de traîner dans les bars et dans les clubs, quand on sort en bande de mecs avec Maui. Peut-être qu’il ne la connait pas parce qu’il n’est pas du coin ? Je ne trouve pas d’autres explications à son incompréhension, en tant qu’homme de son âge, il l’aurait déjà entendue, voire déjà utilisée si c’était le cas. Je décide de lui expliquer patiemment :

« C’est une expression, je voulais dire qu’avec un corps de rêve comme tu risques d’avoir bientôt si tu te mets sérieusement au sport, tu n’auras aucun mal à attirer les femmes à toi. Elles ne résisteront pas à ta silhouette, si tu vois ce que je veux dire ! »

Je termine ma phrase par un clin d’œil rieur. Bon, il y a du travail avant d’en arriver à là, mais ça finira sans doute par arriver. Et puis, avec ce genre d’encouragement, il ne peut être que motivé à donner encore plus d’efforts ! La plupart des hommes qui viennent ici font ça pour séduire et impressionner les femmes avec leurs nouveaux biscoteaux, alors je sais bien ce que je dis. Histoire de clarifier mon questionnement de tout à l’heure, je demande :

« Tu n’es pas du coin ? D’où tu viens ? »

Au meilleur des cas, ça fera un bon sujet de conversation. Rien de tel pour distraire un peu mon élève du jour et lui permettre de faire ses exercices sans trop y penser.

La première réponse de ce drôle de garçon me donne l’impression qu’il est en réalité attiré par les hommes. Ah… Bien, ça tombe bien, j’ai appris à ne pas juger et même à me flatter de ce genre de personnes qui seront par conséquent indéniablement attirées par moi. C’est normal, je donne toujours cet effet avec ma silhouette attrayante et ma symétrie parfaite. J’ai un physique exceptionnel, e n’y peux rien, c’est ma qualité de Prince Charmant. Malheureusement, je ne suis moi-même pas attiré par les hommes, ce qui est évidemment triste pour ceux qui le sont et qui auraient aimé avoir leur chance. Il vaut mieux que j’annonce la triste vérité dès le début pour éviter de briser des cœurs. Je m’apprête donc à lui répondre qu’il ne faut pas s’en faire, qu’il trouvera tout autant d’hommes de son bord, que je n’en fais simplement pas partie, mais il me coupe dans mon élan et se reprend.

Je mets un moment à comprendre sa réponse, puis l’éclair de génie me frappe. Bien sûr ! Ce n’est pas qu’il est attiré par les hommes, j’avais tout faux ! C’est rare que je me trompe, bien entendu, mais il faut dire ici que son premier discours n’était pas très clair. En vérité, il n’a simplement pas assez confiance en lui. Et sans vouloir être offensant, je peux en comprendre la raison. Le pauvre, il faut que je le rassure immédiatement, je ne veux pas de défaitiste dans cette salle de sport ! Le seul moyen de se motiver, c’est de le vouloir, et je sais que je peux l’encourager.

« Ah, mais voyons, il ne faut pas dire ça ! Tu verras, quand tu sortiras de cette salle, tu seras déjà un homme nouveau. Tu seras plus fort, plus assuré, plus besoin d’être pessimiste ! La vie est trop courte pour ça. »

C’est le genre de phrases que je sors à peu près une fois par jour, en moyenne. Il faut dire qu’en tant que coach, des gens démoralisés, j’en vois passer tous les jours ! Heureusement que je suis là pour les aider. Parfois, il suffit de quelques mots pour changer une vie, et c’est un honneur quand je suis celui qui les prononce. Je veux dire par là que c’est un honneur pour eux, de recevoir un tel discours de ma part. Je suis un Prince, tout de même, je ne suis pas n’importe qui !

Le type me dit venir de Louisiane et je hoche la tête. Je ne connais pas du tout ce coin, mais ça doit expliquer pourquoi il a des réactions étranges par moments. Moi-même, je ne viens pas d’ici, j’ai simplement fini par m’habituer aux coutumes locales, ce qui n’a pas toujours été simple, pour être honnête. Il faut dire que j’ai longtemps été attaché à mon royaume, c’était difficile de faire un trait dessus. Peut-être que c’est aussi ce que ressent ce jeune homme, et que c’est pour cela qu’il a l’air aussi démotivé. Je décide donc de compatir :

« Je comprends, ce n’est jamais simple de quitter son environnement natal. Mais tu t’y feras, à New York, tu verras, on y est bien ! Moi-même, je viens de loin… De vraiment loin. Mais c’était il y a bientôt deux ans, maintenant. J’ai refait ma vie ici, et je ne regrette rien ! Enfin, sauf ma femme, bien sûr, mais c’est une autre histoire… Tout ça pour dire, ne sois pas démoralisé, au contraire ! C’est une nouvelle vie, un nouveau toi, et tu vas vaincre cette machine ! Tu peux le faire, allez ! »

Là encore, je pioche dans les phrases d’encouragement que j’ai pour habitude de dire à tous mes autres clients. Je veux qu’il puise sa force dedans, qu’il oublie ce qui peut le retenir ailleurs, qu’il donne le meilleur de lui-même, qu’il repousse ses limites ! On ne devient pas un héros à partir de rien, s’il y met du sien, je suis sûr qu’il peut s’étonner lui-même. Par contre, je réalise que je ne connais toujours pas son nom, ce qui est dommage pour le coach que je suis. Je lui demande finalement :

« Au fait, comment tu t’appelles ? »

Pour le travail, oui bien sûr. Tous les gens sont là aussi « pour le travail ». « Je me trouve bien comme je suis, si je passe mon temps à la salle c’est uniquement pour le travail ». Ça me fait sourire, mais je décide de ne pas partager mes doutes. S’il veut vraiment me faire croire qu’il fait ça par obligation et que ça ne vient pas de sa décision de ressembler aux autres mecs virils tels que moi, ainsi soit-il, je n’irais pas le contredire. Cependant, je n’en pense pas moins. Je souris simplement et hoche la tête, ne pouvant retenir un petit clin d’œil entendu.

« Ah, oui bien sûr, le travail. »

Il m’explique ensuite où se trouvait la Louisiane. Je connaissais de nom, mais sans plus, n’y ayant jamais mis les pieds. Il ajoute se sentir comme chez lui à New York, et je hoche la tête une nouvelle fois, montrant mon accord. Ce n’est pas moi qui dirai le contraire, il se trouve que j’ai moi-même accepté depuis un moment mon arrivée soudaine ici, sans nul doute grâce à ma rencontre avec Maui. Aujourd’hui, je n’ai pas à me plaindre. Je suis bien logé, j’habite tout près de mon bar préféré et surtout je tiens une salle de sport où je peux y faire ce que j’aime. Bien sûr, il ne manquerait à ce paradis que la présence d’Aurore à mes côtés, mais comme toute chose, l’on ne peut tout avoir. Le rouquin me souhaite de la retrouver très vite. Je lui réponds :

« Merci, je l’espère aussi. Mais je ne suis pas malheureux pour autant. Moi aussi, je me sens chez moi à New York. Je n’échangerais ma place pour rien au monde. Bon, si on me proposait de remonter sur mon trône, je ne dirais pas non, mais ma vie ici me convient amplement. »

J’ai un peu dérapé en parlant de trône, j’espère qu’il n’y prendra pas garde. Ce serait bien ma veine de tomber sur un chasseur. Non pas que j’aurais du mal à m’en débarrasser – je suis un héros, tout de même – mais cette journée a bien commencé et je détesterai qu’elle finisse ainsi. Enfin, je n’aurais qu’à inventer quelque chose, si jamais il me reprend sur ce détail. Et je n’y suis pour rien, qu’y puis-je, moi, si mon statut d’Altesse me manque ? J’aime rappeler que je suis un Prince et que je possédais autre fois un royaume, c’est tout. Qui pourrait me le reprocher ?

Après m’avoir finalement donné son nom, Nick reprend l’exercice tant bien que mal et je l’encourage. Il a l’air de beaucoup forcer pour le moment, mais c’est normal, au début. Il a au moins l’air déterminé, peut-être qu’il ne sera pas de ceux qui payent un abonnement pour ne venir qu’une seule fois, finalement. S’il continue ainsi, il progressera rapidement, c’est certain.

« Super Nick, n’oublie pas de bien respirer entre chaque mouvement. À ce rythme, tu prendras vite du muscle, tu auras une bonne silhouette ! Pour le travail, évidemment. C’est quoi, comme travail, d’ailleurs ? »

Mince, il semblerait que ma bêtise ne soit pas passée inaperçue comme je l’aurais espéré. Nick me reprend, le regard interrogateur. Bon, il va falloir que je sois inventif. Heureusement, pour moi, ce genre de missions, c’est du gâteau. J’ai vaincu des bêtes géantes, des méchantes sorcières et des dragons pendant une bonne partie de ma vie, ce n’est pas un petit accroc grammatical qui me fera perdre les moyens ! Alors, voyons, comment me sortir de là ? Je peux peut-être prétendre que je parlais du trône des toilettes. Ou bien d’une simple chaise qui aurait un air un peu majestueux. Ou bien… Je suis encore en train de réfléchir à une meilleure idée quand Nick interrompt le fil de mes pensées. Eh bien, voyez-vous ça ? Je n’ai même pas besoin de me creuser les ménages, il vient de faire le travail à ma place. Le trône du chef de famille, quelle bonne idée ! J’étais justement en train d’y penser moi-même. Je souris largement, ravi que la situation n’ait pas tourné au vinaigre.

« Oui ! C’est exactement ce que j’ai voulu dire ! Oh, quelle belle vie, celle d’un chef de famille. Aurore et moi n’avions pas d’enfants, malheureusement, mais si le temps l’avait permis, j’aurais tant aimé avoir un héritier… au trône du chef de famille, bien entendu. »

Je me perds dans mes pensées un court instant, le temps d’imaginer ce qu’aurait pu devenir ma vie si je n’avais pas été amené ici. Aurions-nous eu une grande famille ? Et si je retrouve ma belle princesse, un jour prochain, pourrions-nous avoir des enfants ? Aurais-je la chance de devenir père, un jour ? D’enseigner à mes héritiers l’art, l’honneur, la gloire de combattre, de protéger la veuve et l’orphelin, de secourir les personnes en détresse ?

Je sors finalement de mes pensées nostalgiques et retrouve mon rôle de coach tandis que j’encourage Nick à continuer son exercice. Il dit me faire confiance, ce qui fait plaisir à entendre. Il a bien raison, il n’y a pas plus honnête que moi ! Avec un grand sourire, je lui réponds :

« Tu m’en vois ravi ! Je te fais confiance aussi, je suis certain que tu es capable de tenir le rythme et de devenir plus fort ! Au fait, tu peux me tutoyer tu sais, tout le monde le fait ici. »

En effet, il n’y a jamais vraiment de grandes manières entre mes clients et moi. C’est bien différent des révérences que j’avais l’habitude de recevoir quand j’étais Prince, mais ça ne me déplait pas. J’ai l’impression d’être un peu plus proche du peuple, de briser les barrières sociales qui nous séparaient avant. C’est plus moderne, aussi, et il faut vivre avec son temps.

J’apprends que Nick est un ancien policier. Un homme des forces de l’ordre, ça c’est une bonne nouvelle ! En tant qu’ancien Prince, j’ai toujours eu de bonnes relations avec ceux qui font régner la justice, d’autant plus qu’à l’époque, la justice, c’était ma famille. Depuis que je suis à New York, je n’avais encore jamais vraiment sympathisé avec un policier jusque-là, mais il y a une première fois à tout. Surtout, c’est toujours une bonne idée de bien s’entourer. Si jamais j’ai des problèmes un jour, je saurais qui appeler. Une fois qu’il sera en meilleur forme physique et qu’il aura repris du service, bien entendu. Il faudra peut-être qu’on échange nos numéros, ça pourra toujours être utile.

« En effet, je comprends mieux ce qui t’amène ici dans ce cas ! Ne t’inquiète pas, tu as frappé à la bonne porte. Tu seras prêt à reprendre en un rien de temps ! Et puis, je vais être honnête, ça ne me déplairait pas d’avoir un ami policier. Tu pourrais m’aider quand j’ai des problèmes, et en échange tu pourrais m’appeler quand tu veux quand tu as besoin de conseils, que ce soit en matière de sport ou en nanas… oh, oui je sais, tu « n’es pas intéressé par ça », blablabla… quoi qu’il en soit, je suis toujours de bons conseils, tu le verras vite ! »

Je lui fais un clin d’œil compris. Je connais son genre, il veut faire croire qu’il n’a pas besoin de tout ça pour ne pas admettre qu’il n’ose pas en réalité. Mais je suis là pour ça ! Phil, coach en amour, ça devrait être mon nouveau slogan.

Par chance, Nick me croit quand je confirme ses suppositions à propos du trône du chef de famille. Ouf, je me suis bien rattrapé. Je doute que Nick soit un chasseur lui-même, mais je sais comme les bruits vont vite à New York, et je préfèrerais que de telles rumeurs sur mon identité ne viennent pas un jour aux oreilles de personnes un peu plus malveillantes. Ce n’est pas que j’aie peur d’eux, pour qui me prenez-vous ? Je ne ferai qu’une bouchée d’une petite troupe de chasseurs. Non, ce qui m’inquiète le plus, ce serait que mon club ait une mauvaise image à cause d’une telle altercation. Mieux valait faire profil bas, du moins jusqu’à ce que nous en sachions plus sur la vilaine sorcière et que nous partions lui couper la tête, mon bro et moi. Eh non, je n’ai toujours pas abandonné cette idée, malgré le nombre de fois où l’on a essayé de m’en dissuader. Je suis toujours le héros de l’histoire, c’est à moi que revient la tâche de combattre le mal, et j’accepte ce rôle toujours avec un grand honneur !

Ça me fait plaisir que Nick se lâche enfin au sujet des filles. Et bien, il aura fallu de dix tours de réponses pour qu’il se décoince ! Mais ça en valait la peine, et il a bien raison : l’uniforme, ça plait toujours. Bien sûr, pour ma part je n’ai jamais eu besoin de cela, en prince ou en coach de musculation, il faut dire que j’ai toujours eu la côte avec la gente féminine. Mais pour un gars comme Nick, c’est le genre de choses qui peut servir. Je lui fais un clin d’œil entendu et répond :

« Avec plaisir, pour ce genre de choses, je suis la personne qu’il te faut ! »

Je le regarde reprendre la machine et vérifie un instant que mes conseils soient bien appliqués, notamment au niveau de la posture et de la respiration. Tout étant en ordre, je lève mes deux pouces en souriant pour lui signifier qu’il se débrouille très bien, et allait me détourner de lui pour aller voir d’autres clients en difficulté lorsqu’un détail attire mon regard. Sous son gilet qu’il vient d’ouvrir, je distingue de larges cicatrices assez inquiétantes – et pour être honnête j’ai maintenant bien du mal à regarder autre chose. Mais ce serait indiscret de lui en parler, n’est-ce pas ? Quand j’étais Prince, je pouvais bien me permettre de demander tout et n’importe quoi à n’importe qui, mais aujourd’hui, j’ai perdu un peu de ce privilège. En tout cas, je savais que les policiers pouvaient affronter des situations dangereuses parfois, mais je n’imaginais pas à ce point. Je suis moins étonné de sa pause professionnelle, désormais. Bon, allez, ma curiosité me démange, il faut que je demande. Je fais un signe du regard vers les entailles refermées et demande :

« Blessures de guerre ? Je ne pensais pas que le métier de policier pouvait être aussi intense. »

Quelque part, je suis impressionné. En le voyant arriver dans ce club, j’imaginais qu’il était quelqu’un de parfaitement ordinaire, même un peu perdu. Maintenant, je ne suis plus si sûr de ça. Peut-être que lui aussi, c’est le héros de son histoire.

Nick reste plutôt évasif quant à ses blessures et semble ne pas vouloir s’étendre dessus plus longtemps. Je ne comprends pas pourquoi : à sa place, je serais déjà en train de raconter toute mon aventure avec peu importe qui m’aurait laissé ces cicatrices, en insistant bien sur le fait qu’il aurait fallu voir comment mon adversaire s’en serait sorti – sans doute avec quelques membres voire une tête en moins. Mais je respecte son choix malgré tout et décide de ne pas poser plus de questions sur cet « accident », même si je ne peux m’empêcher de me demander ce qui a pu lui valoir des blessures aussi profondes. Il ajoute que c’est son médecin qui lui a conseillé de venir pratiquer une activité physique pour récupérer et je hoche la tête. Il faut qu’il reste en forme, si jamais on revient lui chercher des noises, au moins sera-t-il un peu plus prêt pour y faire face. Quand il explique qu’il n’est pas très fier de sa mésaventure, je décide de répliquer :

« Tu sais, c’est dommage de les cacher, les filles adore les hommes qui ont des cicatrices. Ça te donne un côté un peu bad boy, tu vois le genre. Un peu mystérieux, ça veut dire que tu as vécu des choses. J’en connais plein qui tomberaient amoureuses pour moins que ça. »

Je lui adresse un sourire entendu. J’ai bien compris qu’il avait du mal avec le sujet des relations amoureuses, mais je ne peux m’empêcher de lui refiler quelques conseils malgré tout, je trouve ça dommage d’avoir des atouts et de ne pas s’en servir. Bon, mais assez parlé de lui, il est grand temps de parler un peu de moi.

« À ta place, je serais fier de les avoir. Ça montre que tu as survécu, que t’es un battant. Moi évidemment, même si je me suis battu plus d’une fois, je n’ai pas ce genre de choses à montrer, c’est l’un des seuls désavantages à être aussi talentueux. Mes adversaires sont incapables de m’asséner un seul coup. Même le dragon n’a pas réussi à me toucher. »

Zut, j’oublie toujours qu’il faut que j’arrête de raconter cette histoire. Les gens de ce monde n’ont pas l’habitude de voir des créatures légendaires comme les dragons, je passe pour un fou à chaque fois. J’ai déjà fait une boulette en parlant de mon trône, tout à l’heure, il s’agirait d’arrêter de les enchaîner. Heureusement, à force de parler de cette histoire à qui veut bien l’entendre, je sais déjà comment me rattraper. Restant parfaitement naturel, je m’explique immédiatement :

« Enfin, le dragon, bien sûr, ce n’est pas un dragon comme dans les histoires fantastiques, ceux-là n’existent pas. Je parle évidemment d’un type qui se fait appeler le dragon, un vrai dur à cuire celui-là, même s’il n’a pas fait long feu face à moi. »

Et voila le travail. Je regrette un peu de ne jamais pouvoir raconter la véritable histoire, car elle est tout de même plus épique, mais que voulez-vous, parfois il faut savoir rester modeste.

Pauvre Nick, ces blessures n’ont pas l’air de lui raviver de bons souvenirs. Moi, je vois toujours les cicatrices comme le trophée d’une épreuve battue, la preuve de ma survie face au danger. Mais je conçois que tout le monde n’a pas le mental d’acier dont je bénéficie. J’aimerais bien le secouer et lui dire qu’il ne doit pas s’en faire, que peu importe ce qu’il a vécu par le passé a conduit à son présent et que tout ce qui ne l’a pas tué l’a rendu plus fort, mais je sais par son regard que ce serait peine perdue. Puisqu’il n’a pas l’air de vouloir s’étendre plus sur cette histoire, je respecte cette décision et dévie sur un sujet que je trouve encore plus important : moi.

Bien trop fier de mon combat contre Maléfique, je dois rattraper ma maladresse lorsque je la mentionne, ayant encore oublié que dans ce monde les dragons ne sont que des créatures mythologiques que personne n’a jamais réellement croisées. Heureusement, Nick a l’air de croire à mon histoire de simple pseudonyme. Tant mieux, je n’aimerais pas qu’il me prenne pour un fou, maintenant qu’on est devenus si proches et qu’il m’a en admiration. Je lui décoche un grand sourire, m’attendant à ce qu’il me pose plus de questions sur moi et mes exploits incroyables, mais il prononce plutôt une phrase à laquelle je ne m’attendais pas. Un serpent ? Alors moi, je tranche sans problème la tête d’un dragon et lui se fait vaincre par un petit reptile rampant sans défense ? Décidément, nous ne sommes pas du tout au même niveau. Je comprends mieux maintenant pourquoi il a tant besoin de se remettre en forme. Pour autant, je décide de ne pas me moquer à voix haute et réponds plutôt :

« Oh. Eh bien, l’important c’est que tu sois toujours sur tes deux pieds, non ? C’était un serpent comment ? »

Dans tous les cas, il n’y a aucun moyen qu’un serpent ait pu causer ces entailles sur son corps, ou alors c’était un serpent armé de couteaux, ce qui me paraît tout de même assez improbable pour un animal qui n’a pas de pattes. Maintenant que j’y pense, comment savait-il que c’était une femelle ? Peut-être qu’il s’y connait mieux que moi en zoologie, ou alors le serpent lui-même le lui a dit. Ou alors, il ne parle pas d’un vrai reptile mais d’une personne qui se fait appeler ainsi, comme moi avec le Dragon. Enfin, sauf que pour moi, c’était un vrai dragon, le pseudonyme n’était qu’une fausse excuse. Mais alors, cela voudrait dire qu’il s’est fait battre par une femme. Ha ! Je ne sais pas ce qui est pire. Quand je vois comment Aurore est incapable de faire du mal à une mouche, je me dis qu’il faut vraiment être fragile pour se faire battre par une fille. En même temps, quand je vois la masse musculaire de Nick actuellement, ça ne m’étonne plus tant que ça.

« T’inquiète, va. Dans quelques mois tu pourras affronter n’importe qui sans problèmes, si tu continues à venir me voir à la salle. Je ferai de toi un gros dur, personne ne viendra te chercher des noises, tu verras. »

C’est peut-être un peu optimiste, quand je vois son corps chétif, mais j’ai besoin d’exagérer un peu pour l’encourager.

Ma théorie se confirme lorsque Nick me décrit « Le Serpent », comme il l’a nommée. Il parle bien d’une femme, une rousse ou une blonde, qui apparemment est plus costaude que lui. J’imagine une demoiselle musclée lui mettre la pâté tout en lui parlant avec un cheveu sur la langue, et trouve cette vision comique. Mais je me retiens de rire, Nick ne trouverait certainement pas ça très drôle. Pour lui, le souvenir semble traumatisant, au point où il n’ose même pas s’étendre sur le sujet. Comment l’a-t-elle battu, j’aurais bien aimé le savoir, mais je décide de ne pas insister, en bon Prince que je suis. À la place, je lui lance quelques mots d’encouragements à propos des bienfaits que lui promettait un bon entraînement à la salle, sous ma supervision. Ma distraction a l’air de fonctionner, car mes paroles le font ricaner. Regardez ça, j’ai réussi à lui redonner le sourire et à lui faire oublier son mauvais souvenir ! Je suis vraiment quelqu’un de bien, il faudrait que l’on devienne amis, lui et moi, je sais qu’il ne le regrettera pas.

Nick me répond qu’il n’est pas vraiment un grand bagarreur et qu’il ne prend aucun plaisir à porter des coups, qu’il ne le fait qu’en cas de nécessité. Je m’offusque, pour qui me prend-t-il ? Je suis un Prince, pas un brigand, je ne m’amuse pas non plus à me batailler pour le plaisir ! Ai-je vraiment l’air si violent que cela ? Je tape sur les méchants lorsqu’ils brutalisent des innocents, c’est tout. Je me défends :

« Crois-le ou non, quand je me bats, ce n’est pas pour le plaisir non plus. Ce que je veux dire, c’est qu’avec de l’entraînement, tu pourras te défendre sans problème la prochaine fois que l’on t’attaquera. »

Nick a ensuite un étrange discours et me demande si je le crois sorti d’un autre monde, et ce que je ferai si c’était réellement le cas. J’avoue que je ne m’attendais pas à ce que notre discussion prenne ce genre de tournure. Perplexe, je lui lance un regard intrigué.

« Un autre monde, dis-tu ? »

Je me demande s’il a choisi ces mots consciemment, ou si ça n’était qu’une façon de parler. Car en effet, j’y connais une chose ou deux, à ces autres mondes, étant moi-même originaire de l’un d’eux. Est-il au courant pour les Disneys ? Est-ce que ses questions signifient qu’il en est un lui-même ? Je m’emballe peut-être un peu vite, après tout il n’y a rien qui l’ait vraiment indiqué jusqu’ici. Il a l’air d’un gars plutôt banal, et loin d’avoir la carrure d’un héros, comme moi. Cela dit, peut-être était-il simplement un personnage secondaire ? J’ignorais lequel, en revanche. Je n’avais pas vu beaucoup de film Disney (en fait, je me suis surtout souvent repassé le mien en boucle), alors il me serait un peu difficile de l’identifier, de toute manière. En attendant, je réfléchis à la bonne manière de répondre à sa question. Dois-je jouer le jeu, et risquer de révéler ma véritable identité ? Je n’avais pas peur des chasseurs, loin de là, mais j’admets que ça m’embêterait un peu d’avoir à se bagarrer là, dans ma propre salle de sport. Pour qui je passerais ? Pour un coach qui agresse ses clients ? Ma réputation de héros en prendrait un coup. Cela dit, je suis assez curieux de savoir si Nick est oui ou non quelqu’un d’un autre monde, comme moi. Je décide donc de répondre prudemment :

« Eh bien, je te dirais que j’en ai vu d’autres. Tu ne serais pas le premier que je crois à venir d’un autre monde. Figurativement, bien sûr. Moi aussi, je viens d’un autre monde. Figurativement. Ou peut-être pas si figuratif ? Hm ? »

Je lui jette un regard entendu. J’ai glissé très subtilement que je venais d’un autre monde, moi aussi, en espérant qu’il me comprenne s’il est lui aussi un Disney. Bien sûr, si ce n’est pas le cas, il pensera juste que je plaisante et nous rirons simplement, puis je lui donnerais quelques tractions à faire te j’irais m’occuper d’un autre client. Mais s’il est lui aussi un personnage de film d’animation, eh bien… notre conversation allait vite prendre une direction intéressante.

Même si je ne connais Nick que depuis quelques dizaines de minutes tout au plus, ça ne m’empêche pas d’être réellement heureux d’apprendre qu’il pensait savoir se défendre malgré tout. C’est un bon gaillard, il mérite d’avoir un peu de confiance en lui. Même s’il a peur d’une femme serpent. Ça me parait tout de même assez ridicule, mais je décide de ne pas l’enfoncer encore plus, le pauvre n’a certainement pas envie d’être raillé pour cela. Quand même, quand je me souviens d’Aurore et de son infinie douceur, j’ai du mal à me dire qu’une femme puisse autant le mettre dans cet état ; mais je garde mes réflexions pour moi, comme le bon Prince que je suis. Au lieu de ça, notre conversation change brusquement de sujet et prend une tournure inattendue. Je suis assez surpris de l’entendre parler d’un autre monde, le fait qu’il puisse être un personnage Disney lui aussi ne m’était absolument pas venu à l’esprit. Mais ce qu’il demande ensuite ne me laisse plus aucun doute sur ce à quoi il fait référence. Il parle bien de Disney… même si je trouve soudainement son intonation suspecte. Il ne serait pas un chasseur, tout de même ? Se serait-il fait passer pour un faiblard depuis le début simplement dans le but de me laisser baisser ma garde ? Dans ce cas-là, je dois bien l’admettre, c’est un sacré bon acteur.

Je plisse les yeux et tends mes muscles, prêt à devoir me battre s’il le faut. Depuis le temps que j’attends une occasion de me rebeller contre ces trublions qui menacent mon existence, c’est peut-être enfin une aubaine. Même si j’aurais préféré que ce ne soit pas ici, dans la salle de sport dont je suis propriétaire, ce n’est pas ce détail qui me fera reculer. Je suis prêt, je ne ferais qu’une bouchée de ce chasseur, même si j’admets que je commençais à bien aimer Nick et que je trouve ça dommage qu’il me faut le combattre. Je le ferais s’il le faut, et quand le reste de son groupe verront ce que j’aurais fait de lui, ils y réfléchiront à deux fois avant d’essayer de m’attaquer de nouveau. Je suis prêt. Je suis tellement prêt, que lorsque Nick reprend la parole pour s’expliquer un peu mieux et me parler de ses véritables origines, je suis presque déçu. Non, ce n’est pas un chasseur finalement, ou alors il le cache bien. Tant mieux, d’un côté, ça veut dire qu’on peut continuer à devenir amis. Un jour viendra où je pourrais réellement m’imposer comme un héros contre ces terribles chasseurs, mais ce jour n’est visiblement pas encore arrivé.

Je l’écoute parler de Zootopie, c’est la première fois que j’entends ce nom-là. Une ville peuplée d’animaux, ça me parait bien étrange, mais je veux bien le croire. Les films d’animation, parfois, ça part dans tous les sens, alors ce ne serait pas la chose la plus bizarre que j’aurais vu. De son discours, j’en déduis deux choses : lui-même était un animal, et la femme serpent dont il parlait tout à l’heure était sans doute réellement un serpent venue d’un Disney elle aussi, pourquoi pas de Zootopie, elle aussi. Maintenant, je me demande bien quel animal il avait pu être dans son ancienne vie. À en juger par son physique et sa personnalité, je dirais une petite boule de poil toute mignonne qui ne ferait pas de mal à une mouche. Pas très viril, je vous l’accorde, mais il suffisait de le voir pour se douter qu’il n’était pas un gros lion ou même un tigre. Un lapin, peut-être, à la limite.

« D’accord, donc tu étais toi-même un animal, j’imagine ? Cela doit t’avoir fait tout drôle de te retrouver en être humain. Et le serpent dont tu parlais, elle vient de Zootopie, aussi ? »

Conscient de lui poser plus de questions que je ne lui apporte de réponses, je décide de me confier aussi. Après tout, ce n’est pas comme si je détestais parler de moi et de mon passé, bien au contraire. Avec un sourire fier, je lui révèle :

« Pour ma part, je viens d’un royaume très lointain, dont j’étais le Prince. J’ai accompli divers exploits qui m’ont value la reconnaissance et l’amour éternels de mon peuple, j’ai d’ailleurs combattu un dragon pour sauver une princesse en danger. Tu aurais dû me voir, avec mon épée et mon bouclier, seul contre cette bête immense dont j’ai tranché la tête ! On conte encore mon héroïsme dans tout le royaume. Quand je pense qu’ils sont laissés sans Prince, désormais… Ils doivent être tant perdus, sans moi, et que dire de ma belle et douce Aurore ? Je dois tant lui manquer, ma pauvre Princesse. »

J’ai presque oublié Nick, trop occupé à parler de moi et à songer à ma femme perdue depuis si longtemps. Ce souvenir me rend triste. Ah, mais ce n’est pas le moment d’être nostalgique. Je mets un terme à mon monologue et repose mon regard sur Nick, qui m’écoutait sans doute avec la plus grande attention. Je souris en m’excusant :

« Désolé, je me suis un peu laissé emporter, mais je m’écarte du sujet. Pour te répondre, oui, j’ai déjà croisé quelques autres personnages Disneys, mais ça me fait toujours plaisir d’en rencontrer de nouveaux. Je t’en présenterais si tu veux, à l’occasion. Entre héros de films, il faut bien qu’on se serre les coudes ! »

Un renard et une lapine, partenaires ? Je ne trouve pas cela très banal, j’aurais pensé que les renards aient l’habitude de dévorer les lapins, plutôt que de former un duo avec, mais peut-être que dans son monde les lois de la nature sont différentes. Ce ne serait pas si surprenant, maintenant que j’y pense, dans un pays où toutes les espèces animales doivent cohabiter. Je me demande s’il y était également policier, est-ce qu’il y avait d’ailleurs des forces de l’ordre dans son monde, ou même une forme de justice ? Est-ce qu’un loup mangeant un agneau est considéré comme un crime, dans cette ville ? Sinon, comment doivent procéder les animaux carnivores pour se sustenter ? Je ne peux m’empêcher de me poser autant de questions, l’endroit dont il parle me paraît si étrange, il est parvenu à piquer ma curiosité avec son discours. Pour une fois, j’ai presque envie de lui poser plus de questions sur lui que de parler de moi.

« Quand tu dis partenaire, tu veux dire que vous étiez de la police aussi, à Zootopie ? Comment ça fonctionne, vous arrêtiez d’autres animaux ? Est-ce que c’était illégal de manger d’autres espèces, là-bas ? Je veux dire, en tant que renard, tu devais bien avoir envie de dévorer quelques poules de temps en temps, non ? »

Tout de même, je reste un très bon sujet de conversation, et je suppose qu’il a envie de connaître mon histoire, lui aussi. En tant que bon Prince, je me dois d’apporter quelques réponses à ses questions en lui déclinant mon identité. Je lui parle donc de moi, de mes exploits, de mes talents, de ma bravoure et de l’héritier tant aimé que j’était à cette époque. Je mentionne Aurore aussi, ma femme, le soleil de ma vie, et pendant un instant, je pense tellement à elle que j’en oublie presque où je suis. Elle me manque, c’est vrai, mais encore plus terrible que cela, je dois tant lui manquer aussi. Sait-elle où je suis ? Combien de temps s’est écoulé, pour elle, depuis ma disparition ? La pauvre doit se faire un tel sang d’encre.

Nick me sort de mes pensées nostalgiques en compatissant. Il explique qu’il a vécu la même chose lorsqu’il a perdu son amie Judy. Il la considère comme une sœur, c’est touchant, mais je ne crois pas que ce soit la même chose que le lien qui unit deux cœurs amoureux. Perdre Aurore, c’était comme perdre une partie de moi. Si je n’avais pas rencontré mon meilleur ami en arrivant ici, qui sait ce que la tristesse aurait fait de moi ? Mais il a raison, je dois continuer d’espérer la retrouver un jour, je ne peux pas baisser les bras, même après ces deux longues années. Je hoche la tête et réponds :

« Merci, je l’espère aussi. »

Je le sens ensuite hésiter, il a l’air de vouloir me dire quelque chose mais ne semble pas réussir à se lancer. C’est un peu gênant, je me demande s’il ne vaut pas mieux que j’aille faire un tour et que je revienne vers lui plus tard, peut-être qu’il aura trouvé ses mots d’ici là. Ou peut-être devrais-je continuer à parler de moi, mes aventures extraordinaires pourraient l’inspirer. Finalement, avant que je ne me décide sur l’une ou l’autre de ces deux options, Nick reprend la parole, se confiant plus en détail à propos de son accident. Il raconte beaucoup de choses, mais je retiens surtout qu’il a été enlevé par des chasseurs qui l’ont fait prisonnier. C’est sans doute pendant cette période qu’il a reçu toutes ces cicatrices sur ses bras. Je comprends mieux, même si je ne sais toujours pas vraiment ce que vient faire un serpent dans toute cette histoire. Encore une fois, c’est très émouvant comme récit, mais moi j’y vois surtout ici une belle occasion de me mettre en valeur. Je me rapproche un peu de Nick et, à voix basse également, je demande :

« Tu es allé chez les chasseurs, alors ? On m’a beaucoup parlé d’eux, mais je n’en ai jamais croisé pour ma part. Personne n’est capable de me dire où ils habitent. Ecoute, il faut que je te dise. Je suis un héros. Je pourrais être un grand chevalier, en plus d’être un Prince. Je peux aller là-bas, si tu me montres où ils sont, et leur montrer enfin de quel bois je me chauffe. Je veux les combattre. Crois-moi, après ma visite, les rares qui auront encore leur tête y réfléchiront à deux fois avant de faire du mal à mes amis. »

Cela ne m’arrive pas souvent, car je suis moi-même un type extraordinaire, mais je dois dire que je suis plutôt impressionné par cette histoire de monde avec des animaux assez évolués pour vivre en communauté quelle que soit leur espèce. D’où je viens, les bêtes ont elles aussi un certain degré d’intelligence, plus que dans ce monde-ci, mais pas au point de pouvoir monter une société entre elles. Je repense à Samson, mon fidèle destrier avec qui j’avais autrefois tissé une belle amitié. S’il n’était pas doté de paroles, il me comprenait sans soucis. Je n’ai jamais vécu ça avec les chevaux que j’ai pu croiser depuis mon arrivée à New York. Je me demande s’il aurait été capable de rejoindre une ville comme Zootopie. Sûrement, c’était un animal très intelligent. Encore une fois, je sens la nostalgie me gagner. Ça m’arrive souvent, en ce moment, mais il faut dire que, si j’aime beaucoup cette vie que je mène aujourd’hui, mon ancien royaume me manque, Aurore et Samson les premiers. Il faut cependant que je me reprenne, je ne tiens pas à passer pour quelqu’un de faible qui se laisserait submerger par ses émotions.

C’est pourquoi je n’hésite pas une seconde lorsqu’il s’agit de prendre le rôle du vaillant et courageux chevalier que je suis, le héros sans peur et sans reproches que l’on appelle pour sauver le monde de la cruauté. Je vois dans l’histoire de Nick une occasion en or de montrer au monde ce que je vaux et de mettre fin à la terreur semée par ces chasseurs depuis bien trop longtemps. Il est hors de question que je les laisse enlever et torturer de pauvres âmes innocentes sans rien faire et que je me tourne les pouces en attendant gentiment mon tour. Je suis un Prince, un guerrier, et il est temps de leur faire goûter la lame de mon épée. Je suis déjà prêt à partir pour me battre, mais l’ancien renard brise en une phrase tous mes rêves héroïques. J’ai du mal à cacher ma déception quand il m’avoue ne pas savoir où se trouve ce repère de chasseurs où il a été emmené. Il me raconte son séjour là-bas, la torture que cette Kaa lui a fait subir et la manière dont il s’en est sorti, laissé pour mort sur le bord de la route. Je sais bien qu’il faudrait que je compatisse, mais je ne peux m’empêcher d’être énervé de ne pas avoir assez d’informations pour y aller moi-même et leur faire la peau. Je me sens impuissant face au discours de Nick et je déteste ça.

« Bon, tu as de la chance de t’en être sorti, j’imagine. Bien joué pour le mail à la police. C’est dommage, si je savais où ils se trouvent, j’aurais pu te venger. Ce n’est pas un serpent qui pourra faire la maline avec moi, crois-moi. Si je la croise, celle-là, je lui ferais regretter d’être venue au monde. Elle et tous ces chasseurs qui sèment la terreur parmi les personnages Disneys. Ils méritent que quelqu’un vienne s’occuper d’eux. »

Malheureusement, je n’ai encore jamais croisé l’un de ces chasseurs, à croire qu’ils ont peur de venir m’approcher. Ils doivent savoir ce qui les attend s’ils le font. Je ne suis pas aussi fragile et sans défense que doit l’être Nick, j’ai peut-être l’air de quelqu’un d’adorable mais je sais sortir mes griffes si besoin est. Enfin, il n’y a rien que je puisse faire pour le moment. Actuellement, mon seul rôle est celui de coach sportif, et tout ce que je peux faire, c’est aider ce pauvre maigrichon à prendre un peu de muscles. Je me rapproche de la machine et tapote le devant avec un sourire encourageant.

« Allez, ce n’est pas parce qu’on discute qu’il faut arrêter l’exercice. Continue quelques minutes là dessus et si tu as encore un peu de forces ensuite, je te conseille de terminer par du tapis de course, c’est bon pour le cardio. Et n’oublie pas de boire de l’eau. »

Ce n’est pas tout, mais j’ai d’autres clients à venir voir, même si j’ai apprécié cette discussion avec Nick. J’espère qu’il ne lâchera pas le sport trop vite et qu’il fera l’effort de venir régulièrement, ça me ferait plaisir de le voir muscler un peu sa silhouette. Et puis, j’ai encore pleins d’histoires à lui raconter et de conseils à lui donner, après tout je suis un grand héros, et il ne faudrait pas qu’il finisse par l’oublier.