On dit de moi que je suis souvent dans mon monde. Que je m’invente des vies fantastiques parfaitement improbables, que j’échappe à l’ennuyante réalité en m’enfuyant dans mes rêves éveillés. On me trouve souvent puérile, immature, on me répète qu’à mon âge je ne devrais plus croire aux contes de fées. On me dit de me sortir enfin la tête de mes livres et de mes films, de me reprendre enfin en main, d’aller chercher un métier plus stable, plus confortable, d’arrêter de courir après des mythes. Il parait que je fiche ma vie en l’air pour quelque chose qui n’en vaut pas la peine.

C’est peut-être vrai, mais je refuse d’y croire. Je suis déterminée, j’ai confiance en mon instinct, je le poursuivrais jusqu’au bout. C’est la personne que je suis, que j’ai toujours été. Têtue, je n’ai jamais laissé personne me dicter ce que je dois faire, et je n’ai pas l’intention de commencer maintenant. On dira que je suis débile, idiote, que je fonce droit dans un mur, mais ça m’est égal. Je ne sais pas toujours où je vais, mais ça ne m’empêchera pas d’y aller.

Ça surprend parfois, mon côté indépendante, insubordonnée, presque rebelle par moments, parce que je suis généralement douce dans mes propos et je n’hausse quasiment jamais le ton. Je me mets rarement en colère, je laisse les autres dire de moi ce qu’ils veulent. Mais ma volonté, ma motivation, ma détermination sont hors d’atteinte, ils n’y toucheront jamais même s’ils essayaient. Mes airs de poupée cachent un cœur de battante, et même si ma propre vie est à quelques pas de se casser la gueule, je n’ai jamais dans mes habitudes de baisser les bras.

Je suis née au fin fond de la Bretagne dans une famille où je n’ai jamais manqué de rien. Sans être particulièrement riches, mes parents avaient tous deux un salaire correct et il faut dire que je n’ai jamais vraiment été de ces enfants qui quémandaient de nouveaux jouets toutes les semaines. Avec ma grande sœur Maëlle, nous passions notre temps à nous raconter des histoires, à nous inventer des mondes où nous étions tantôt des princesses, tantôt des fées, tantôt des magiciennes, où nos peluches étaient nos animaux de compagnies et nos poupées les personnages secondaires de nos histoires farfelues. On bâtissait des châteaux avec nos couvertures et nos oreillers et on s’y retrouvait chaque soir après l’école, à y jouer pendant des heures, ignorant parfois même volontairement les cris de nos parents lorsqu’ils nous appelaient pour venir dîner, juste pour leur casser les pieds.

Si j’avais une relation très forte avec ma sœur, que je considérais presque comme ma meilleure amie à l’époque, je n’aurais pas pu en dire autant de ma relation avec eux. Bien sûr, ils prenaient toujours soin de nous, veillaient à ce que nous ne manquions de rien, que nous étions toujours en bonne santé, que l’on ramenait de bonnes notes à l’école ; bien sûr, ils nous aimaient, à leur façon, et je n’en ai jamais réellement douté. Mais il y avait toujours eu une distance entre nous, ils ne s’intéressaient pas vraiment à toutes ces choses qui nous faisaient rêver, nous faisaient rire, nous faisaient danser. C’était comme s’ils nous laissaient vivre dans un monde à part qu’ils préféraient ignorer, dans lequel ils ne voudraient jamais y mettre le pied. Maëlle et moi avions donc pris pour habitude de ne plus parler de tout cela avec eux et de garder nos histoires juste pour nous deux.

Par extension, nous ne parlions pas non plus avec eux de l’école autrement que pour leur réciter nos leçons, et tout ce qui était de type commérages, petits tracas, bruits de cour de récré, peurs, angoisses, rires, disputes, tout cela n’était partagé que dans notre abri en couvertures sans jamais parvenir aux oreilles de nos parents. Maëlle était ma meilleure confidente, la seule à qui je pouvais tout raconter sans crainte d’être jugée ni interrompue. Alors quand elle est rentrée au collège, qu’elle a commencé à fréquenter les garçons, à s’habiller différemment, à sortir en soirée – quand elle a finalement arrêté de venir s’assoir avec moi au milieu de nos couvertures, à ce moment-là je ne m’étais jamais sentie aussi seule. Soudainement, je n’avais plus personne à qui parler. Alors, me sentant délaissée, j’ai pris un carnet, un crayon, et j’ai écrit.

J’ai écrit, encore et encore, jour et nuit, seule dans mon château en ruines, un peu de tout et beaucoup de n’importe quoi. Je racontais mes journées, ce que j’avais vu, ce que j’avais entendu, ce que je croyais, ce que je pensais. Tout y passait. Dix ans plus tard, alors que j’entrais dans mes études supérieures, mon carnet était toujours là. Je passais mon temps libre à écrire dedans, sans me lasser, et dès que je terminais de griffonner la dernière page, je courais en acheter un nouveau. Je ne laissais personne le lire, pas même Maëlle, avec qui je m’entendais tristement de moins en moins. J’avais mon monde à moi, mon univers, et je ne voulais personne d’autre avec qui le partager.

Ma curiosité sur le monde qui m’entourait et ma fureur d’écrire m’ont menée vers une école de journaliste située à Paris. Moi qui étouffais presque dans un foyer où personne ne se parlait vraiment, je vécus mon déménagement comme une bouffée d’air frais. Je m’installai dans une chambre d’étudiant à quelques pas de mon école et entrai dans cette nouvelle étape de ma vie emplie d’espoir. Sans couper complètement les ponts avec ma famille, j’étais néanmoins contente de ne plus passer mes journées avec eux. Pour mes vingt-et-un ans, et pour tromper un peu cette solitude dans laquelle je m’étais presque volontairement enfermée, j’adoptai une petite chatte d’un an à peine que je nommai Dani. Devenue ma nouvelle confidente, je passais mon temps à lui parler, et même si elle était dans l’incapacité logique de me répondre, ni même de vraiment m’écouter, cela me permettait au haut d’exprimer à voix haute tout ce que j’avais besoin de dire. Ça ne m’empêchait pas de continuer à écrire pour autant, c’était plutôt même complémentaire.

Je passai mes études avec plus ou moins de difficultés et terminai ma dernière année par un stage en entreprise où je réussis à intégrer les locaux d’un quotidien parisien. Mon stage devint bientôt un CDD, puis mon CDD un CDI, et je fus rapidement une rédactrice appréciée de l’entreprise. Mes articles se lisaient bien et on me trouvait souvent pleine d’idées et de bonnes initiatives, ce qui était un bon point dans le métier. J’adorais me déplacer et interroger telle ou telle personne à propos de telle ou telle situation d’actualité, mais j’aimais encore plus lorsque le sujet déviait sur d’autres points, car c’était la meilleure manière d’apprendre de nouvelles choses insolites. Je venais pour rapporter un témoignage sur un fait divers et je repartais avec un secret de famille et une recette de cuisine en prime. Ce n’était pas toujours des informations utiles que je récoltais ainsi, ni toujours réellement intéressantes, mais j’adorais ça malgré tout. C’était les petits détails qui faisaient les meilleurs portraits, et les découvrir ainsi était peut-être une des facettes du métier que j’appréciais le plus.

C’est de cette manière que je commençai à découvrir un phénomène étrange qui se passait dans le monde actuel. Quelque chose de tellement gros, de tellement improbable que personne ne s’en rendait vraiment compte. La première fois que j’en ai entendu parler, j’ai cru à une simple coïncidence. Une des personnes que j’interrogeais pour un article sur un petit festival parisien me rapporta avoir connu une personne dont le nom et l’apparence ressemblait trait pour trait avec un personnage d’un dessin animé Disney. Ce détail m’avait paru tellement insignifiant à l’époque que je n’y fis aucune allusion dans le papier que j’écrivais ; qui aurait pu y voir de l’importance ? Mais un mois plus tard, on me fit une nouvelle remarque de ce genre. Puis une autre. Et une autre. Finalement, il y en eut assez pour me mettre la puce à l’oreille. Autant de témoignages différents sur le même sujet ne pouvaient pas être l’œuvre d’une simple coïncidence. Alors, j’ai commencé à y croire. Pire, j’ai commencé à en parler autour de moi.

Ce fut le début de ma folie, comme on l’appelait dans mon dos. Alice Le May croyait aux contes de fées, quelle stupidité. J’avançai le plus grand nombre d’arguments possibles pour démontrer que ce n’était pas qu’une invention de ma part, mais personne ne voulait y croire. Personne, sauf moi. Quelque chose se tramait, invisible aux yeux de tous, et il fallait que je comprenne. Même si pour ça je devais passer pour une débile complète. Sur mes heures de travail, je ne faisais plus que ça. J’enquêtais à gauche à droite, cherchant des pistes pouvant me mener à d’autres faits du genre, à des personnes tout droit sorties d’un film d’animation, aussi ridicule que cela puisse être. Je proposais même à mes supérieurs des articles autour de ce phénomène, mais ils furent rejetés sans même être lus. Finalement, on me mit à la porte, sous prétexte que j’utilisais mon temps de travail pour exercer des loisirs stupides qui n’avaient pas lieu d’être.

Je ne baissai pas les bras pour autant. Décidée à lever le voile sur cette histoire, je fis mes recherches dans mon coin et me lança en tant que freelance, proposant mes articles à des journaux pour qu’ils les publient eux-mêmes. Evidemment, très peu étaient ceux qui acceptaient d’acheter mes rédactions concernant cette idée que des personnages Disneys puissent exister dans le monde réel, et je dus proposer des sujets un peu plus réalistes si je voulais pouvoir continuer à gagner ma vie. On devait me voir comme une tarée, une complotiste, une illuminée, et j’en passe. Quelque part, je m’en fichais. J’étais certaine d’avoir raison, aussi improbable cela puisse être.

Alors je continue, encore aujourd’hui. J’enquête, je cherche, je poursuis la vérité. Et un jour, j’en suis certaine, je découvrirai tout.