Ce matin-là, Wendy s’était réveillée de bonne heure. C’était une belle journée d’été et elle avait bien l’intention de profiter de chacune de ses journées de vacances avant que septembre ne revienne. Toujours très organisée, elle s’était préparé un beau programme pour la semaine, et ce jour-là, elle avait prévu de visiter un musée d’art en plein cœur de Londres. C’est donc d’un pas énergique qu’elle entra dans la station de métro, munie de son sac à dos, d’une bouteille d’eau et de son carnet dont elle ne se séparait jamais. La panoplie du parfait touriste. Après tout, elle avait passé deux décennies dans l’ancien Londres du début du vingtième siècle, mais elle ne connaissait le Londres moderne que depuis six petites années, alors il était grand temps qu’elle en fasse un peu le tour.

Le wagon était déjà bien rempli lorsqu’elle entra dedans, mais elle avait l’habitude, et c’était loin d’être la pire affluence qu’elle ait pu voir. Hors vacances aux heures de pointe, c’était bien pire. N’ayant pas de place pour s’assoir, elle resta debout, se tenant à l’une des barres transversales, et patienta en observant simplement les gens autour, le temps du trajet. D’habitude, elle aimait bien lire dans le métro, mais c’était toujours moins confortable lorsqu’on était debout, alors elle préféra ne pas sortir de bouquin et attendre patiemment. Ce n’était que l’histoire de quelques stations, de toute façon.

Bref, c’était une journée de vacances des plus banales. Ou du moins, c’est ainsi qu’elle commença. Car trois arrêts plus tard, Wendy fut témoin d’un événement bien particulier, auquel elle ne s’était absolument pas attendue en se réveillant ce matin. Très soudainement, à seulement quelques pas de l’endroit où elle se tenait, apparut une jeune femme, à moitié allongée sur le sol du wagon, qui semblait émerger d’un long sommeil. Les cris de surprise autour d’elle confirmèrent ce qu’elle avait cru voir : une apparition soudaine, immédiate, comme si elle s’était simplement matérialisée ici. Pour qui n’était pas familier avec la magie, le phénomène pouvait en effet être particulièrement étonnant, voire carrément effrayant. Déjà, les passagers tentaient de rationnaliser ce qu’ils venaient de voir, se disant qu’ils n’avaient juste pas dû la voir arriver, tout simplement. Mais pour Wendy, c’était différent. Wendy savait, pour l’avoir déjà vécu elle-même. Là, dans ce métro londonien rempli de monde, venait de se réveiller une Disney.

Les choses ne tardèrent pas à prendre une tournure encore plus dramatique. Alors que Wendy commençait à se diriger vers la jeune femme pour lui parler, celle-ci se mit à haleter rapidement, puis à pleurer, puis même à crier, comme en proie à une terrible crise de panique. Forcément, qui ne réagirait pas ainsi en se réveillant dans un endroit parfaitement inconnu ? Wendy ne pouvait pas encore savoir de quel film elle provenait, mais il y avait fort à parier qu’elle ne devait pas être très familière avec les transports publics métropolitains. Se rapprochant d’elle au pas de course, et avant même que les autres passagers autour ne puissent réagir, la jeune Darling s’accroupit à sa hauteur et la regarda droit dans les yeux pour lui répéter calmement :

« Ça va aller, ça va aller, vous pouvez respirer, tout va bien. »

Si elle avait bien calculé, ils ne devraient pas tarder à s’arrêter à la prochaine station, ce n’était l’histoire que de quelques dizaines de secondes. En attendant, et résistant à son envie de la prendre dans ses bras pour la réconforter (elle avait appris que certaines personnes détestaient ça et n’avait certainement pas envie d’empirer les choses), elle sortit de son sac sa bouteille d’eau, l’ouvrit et l’avança délicatement vers l’inconnue.

« Tenez, buvez un peu, ça va vous faire du bien. Respirez doucement, tout va bien. Les portes vont bientôt s’ouvrir, je vais vous faire sortir de là, d’accord ? On aura plus d’espace. »

Comme pour illustrer ses paroles, elle sentit le métro ralentir, et une voix dans les haut-parleurs annonça le nom de la station où ils arrivaient. Quelques secondes plus tard, ils s’immobilisèrent et les portes s’ouvrirent. Wendy fit signe à la jeune femme de la suivre et se fraya un chemin parmi la foule, en direction du quai. Avec un peu de chance, elle aurait plus de place pour respirer, et cela lui permettra d’être un peu plus apaisée. Puis, si elle ne se trompait pas sur son origine, Wendy devrait lui expliquer la vérité sur son apparition et sur la malédiction des personnages Disneys ; mais ça, ce ne serait que dans un second temps. Pour le moment, l’urgence était de rassurer la jeune femme. Autant commencer par une conversation simple, qui lui permettrait peut-être d’oublier un instant sa panique.

« Là, on est mieux ici, vous ne pensez pas ? Je m’appelle Wendy. Et vous ? »

Raiponce. Si Wendy se souvenait bien, c’était un nom de princesse Disney. Cela confirmait ses soupçons, elle avait vu juste : la jeune femme provenait bien d’un film d’animation, et venait d’être projetée dans ce nouveau monde, comme elle l’avait été elle-même quelques années plus tôt. La pauvre était complètement désemparée, ce que Wendy ne comprenait que trop bien. Il y avait de quoi être perdue, après s’être réveillée dans un monde inconnu. Surtout lorsque c’était dans un métro, en plein milieu d’une foule de personnes. Oh la la, maintenant qu’elle y pensait, heureusement qu’elle n’avait pas atterri sur les rails à la place ! Il devait s’en être fallu de peu. Bon, mais elle ne pouvait pas penser à ça, l’important était qu’elle était là, debout, devant elle, et totalement confuse. Wendy commença par la rassurer calmement :

« Non, non, je ne pense pas que vous soyez folle. En fait, je sais exactement ce qui vous est arrivé, j’ai vécu la même chose il y a six ans. »

Six ans. Cela lui semblait être comme une éternité. Quand elle pensait à ses frères et à ses parents qu’elle n’avait toujours pas revu depuis… S’inquiétaient-ils pour elle, de leur côté ? Ou avaient-ils simplement accepté le fait qu’elle ne reviendrait sans doute jamais ? L’idée la rendit triste, comme à chaque fois qu’elle y songeait, mais elle ne pouvait pas se laisser abattre maintenant. Pour le moment, elle devait aider cette pauvre Raiponce à comprendre ce qui lui arrivait. Prenant une large inspiration, cherchant ses mots, elle finit par avouer :

« Ecoutez, ça va vous sembler dingue mais… Vous n’êtes plus dans votre monde. Vous avez été amenée ici par magie et je crains que l’on n’ait pas encore trouvé de moyen de revenir d’où l’on vient. »

Ça n’allait certainement pas lui plaire, mais il serait inutile de lui mentir. Wendy était toujours prise d’empathie pour les nouveaux personnages qui arrivaient dans ce monde, car elle connaissait la douleur d’être séparé des gens que l’on aime sans pouvoir rien n’y faire.

« Voyez-vous, il y a plusieurs mondes, plusieurs réalités différentes, et dans cette réalité où nous nous trouvons actuellement, ces mondes sont représentés sous la forme de films. Euh, bon, je ne sais pas si vous savez ce qu’est un film mais… disons que ce sont des histoires que l’on peut voir sur un écran, mais qui ne sont pas réelles. Par exemple, il existe un conte nommé Raiponce dont vous êtes le personnage. »

Cela lui semblait si dingue, prononcé ainsi. En fait, c’était dingue. Complètement fou. Encore aujourd’hui, Wendy avait parfois du mal à y croire ; et elle avait cru dur comme fer au Pays Imaginaire. Mais se dire que l’on est en vérité un personnage de film… c’était beaucoup moins facile à entendre.

« Bon, ça doit vous faire beaucoup d’informations bizarres d’un coup, je comprendrais que vous soyez perdue. Retenez simplement que vous êtes arrivée dans un monde complètement différent du votre. »

Et ce n’était même pas le quart de ce qu’elle avait à lui dire. Quand Raiponce aura digéré tout cela - si elle parvenait à le digérer - il faudrait encore lui parler des portails, des jumeaux et des chasseurs. Mais il valait mieux y aller progressivement. Elle ne voulait pas brusquer complètement la pauvre princesse, elle était déjà assez confuse comme cela.

Quand on donnait autant d’informations comme cela, surtout quand elles paraissaient aussi insensées que celles-ci, c’était toujours difficile d’anticiper la réaction de la personne en face. Il y avait dans ces paroles de quoi chambouler toute une vie, et Wendy ne serait pas surprise de voir Raiponce tituber un peu en l’écoutant. Elle-même était passée par là, elle se souvenait bien avoir eu beaucoup de mal à accepter qu’on lui dise qu’elle provenait d’un film d’animation. La princesse de Corona - s’il s’agissait bien d’elle, et si elle se rappelait bien du dessin animé - avait toutes les raisons du monde de la prendre pour une folle à lui raconter autant d’absurdités à la minute. Pourtant, elle n’en fit rien, se contentant plutôt d’hocher la tête lentement, le souffle court, à chaque phrase qu’elle terminait. La pauvre devait être totalement déboussolée. Cela faisait beaucoup de nouvelles choses à assimiler, mais comme pour retirer un pansement, il valait mieux tout entendre d’un coup plutôt que d’attendre pour être de nouveau bouleversée plus tard.

Par empathie, Wendy décida de mettre fin au supplice en concluant simplement par une phrase qui résumait le plus important. Elle observa, inquiète, la réaction de Raiponce face à ses paroles, mais celle-ci avait surtout l’air en état de choc. La jeune anglaise ne la blâmait pas, ce n’était pas des choses qu’elle devait entendre tous les jours. La brunette semblait éviter son regard, concentrée sur ses mains, au point où Wendy se demanda si elle n’avait pas quelque chose de bizarre sur les doigts. Elle finit par suivre également son regard, mais ne trouva rien d’inhabituel. Raiponce, en revanche, avait dû voir quelque chose d’effrayant car elle la sentit paniquer à côté d’elle et, quand elle releva la tête vers elle, vit qu’elle la regardait avec de grands yeux ronds écarquillés. Face à ce changement si brusque d’état d’âme, la rouquine s’affola à son tour, s’interrogeant sur ce que la jeune femme avait pu voir de si alarmant pour réagir de cette manière. Cette dernière lui demanda si elle allait bien et si elle s’était blessée aux mains, et Wendy, qui n’avait de douleur nulle part et qui ne se souvenait pas avoir heurté quelque chose, reporta son attention sur ses doigts et sur ses paumes, sans trop comprendre. Elle n’y vit rien qui ne sortait de l’ordinaire, pas de cicatrices, pas d’hématomes, pas d’articulations qui partaient du mauvais côté. Peut-être que le choc de ce qu’elle venait d’apprendre avait simplement fait perdre la tête à la jeune princesse qui avait cru voir quelque chose qui n’existait pas. Pour la calmer, Wendy décida de la rassurer simplement :

« Non, ne vous inquiétez pas, je ne suis pas blessée, tout va bien. Regardez, mes mains n’ont pas de problème. »

Joignant le geste à la parole, elle leva ses deux mains à hauteur du visage de Raiponce et les tourna dans les deux sens, de sorte à ce qu’elle puisse les observer de tous les côtés et vérifier qu’il n’y avait pas de blessure. En s’exécutant, Wendy remarqua cependant que la jeune fille regardait surtout ses ongles, qu’elle avait vernis de bleu, et se demanda ce qui pouvait l’intriguer autant. Maintenant qu’elle y pensait, s’il s’agissait bien de la princesse Raiponce du film du même nom, elle ne connaissait peut-être pas le principe de se vernir les ongles par coquetterie. Était-ce donc ça qui l’avait autant angoissée ? Si elle n’avait jamais vu cela auparavant, ça pouvait expliquer sa réaction exagérée. Wendy décida de calmer ses doutes en expliquant :

« C’est, euh… On appelle ça du vernis. On en met sur nos ongles pour les décorer. Mais ça ne fait pas mal. C’est un peu comme de la peinture. »

La jeune anglaise avait un peu l’impression d’expliquer quelque chose d’évident à une enfant de six ans, mais elle restait indulgente - après tout, Raiponce venait juste d’atterrir dans ce monde, tout était forcément nouveau pour elle, il y avait de quoi s’affoler un peu pour pas grand-chose. D’ailleurs, elle avait commencé à regarder tout autour d’elle, certainement pour comprendre ces nouveaux alentours qui ne devaient plus rien avoir de familier pour elle. Wendy se sentit réellement triste pour cette pauvre jeune femme qui venait de quitter son ancien foyer pour toujours ; elle-même avait vécu cela et détestait qu’ils soient autant dans cette situation. Raiponce émit son souhait de s'asseoir et la rouquine ne pouvait que trop bien comprendre son sentiment. Toutes ces nouveautés lui étaient tombées dessus sans qu’elle n’ait rien demandé, il y avait de quoi avoir un peu le tournis. Elle hocha donc la tête et répondit :

« Bien sûr, c’est parfaitement normal. Il devrait y avoir un parc pas trop loin d’ici, il y aura sûrement des bancs pour s’installer. Laissez-moi juste regarder mon plan. »

Elle sortit son téléphone de sa poche et ouvrit l’application Maps pour visualiser où elles se situaient. Elle réalisa en pianotant sur son écran que Raiponce n’avait certainement jamais vu ce genre de gadget et qu’elle allait sans doute être étonnée de la voir jouer avec, mais elle ne devait plus être à une étrangeté près. Une fois leur destination localisée, Wendy rangea son téléphone et annonça :

« Vous pouvez marcher un peu ? On devrait pouvoir trouver un petit parc tranquille à moins d’une dizaine de minutes d’ici, si cela vous va. Je pense qu’un peu de bon air loin de ces routes et de ces grands immeubles vous ferait du bien. »

D’un geste de la main, elle indiqua la direction à prendre et invita Raiponce à l’emprunter avec elle, souriant toujours avec son éternelle bienveillance.