Le casier se referme sur les efforts d’une trop longue journée. Une éternité qu'elle semble avoir commencée. Journée qu'Oliver a passé à patienter, à se désespérer quand, par malheur, il se surprenait à regarder l'heure deux fois dans la même minute, impatient de voir 20 h sonner. Enfin, ça y est. Le train de Clawd doit déjà être arrivé. Ça le fait sourire rien que d'y penser.

Sac sur le dos, Oliver quitte le vestiaire d'un pas pressé, son haut de travail tout juste dissimulé sous sa veste, pour se diriger vers le rayon des boissons. Et il bifurque une fois ses futurs achats sous le bras, retourne se perdre dans le petit labyrinthe des étalages, à la recherche d'un visage.

Doucement, son soleil décline, remplacé par une mine un peu plus timide, tandis que les parois de sa cage thoracique viennent se resserrer sur ses poumons. Pourtant, Oliver a bien trouvé celui qu'il cherchait.

Gram.
Il se souvient encore de la chaleur que la simple présence de Rox déposait sur son cœur. De l'envol léger des papillons, comme un frisson à la fois intimidant et exaltant. De son sourire capable d'invoquer le printemps au plus sombre de l'hiver.

Avec Gram, c'est différent.
Son cœur entame un concert un peu plus bruyant, ça lui file le trac, et les papillons décollent un peu plus violemment, lui mettent l'estomac en vrac. Il fait chaud à ses côtés, Oliver étouffe comme sous un soleil d'été et pourtant, face à lui, il lui semble parfois être seul à trembler sous une pluie d'automne.

Confusion d'émotions qu'Oliver peine à catégoriser ; est-ce son anxiété, ou les balbutiements de sentiments naissants ? À moins que ce ne soient les deux en même temps, l'un entraînant l'autre dans une ronde sans fin. Oui, voilà, ça doit être pour ça que tout accélère en lui au fur et à mesure que la distance entre eux se réduit.

Qu'est-ce que je vais lui dire ? Est-ce que je l'embrasse pour lui dire au revoir ? Est-ce que c'est normal de réfléchir autant face à son copain ? Ou est-ce que c'est trop bizarre ? Est-ce que je l'embrasse ou pas ? Oui. Non. Trop tard, la rapidité de ses propres pas l'ont trahie, le voilà devant lui. Sa bouche sèche ne parvient à articuler qu'une banalité : « J'y vais, on se voit d-d-demain. » Est-ce que je l'embrasse ? Et ses prunelles inquiètes guettent leurs jumelles en quête d'un signe, d'une lueur qui l'inviterait à s'avancer pour l'embrasser, un baiser discret et léger avant de se séparer. Mais ses yeux finissent toujours par se détourner sans avoir trouvé l’indice qu’ils cherchaient, intimidés par cette manière que Gram a de le fixer sans ciller. C’est qu’Oliver fuit ce regard scalpel qui semble couper à travers son être pour révéler les rouages cassés de son esprit, toutes les inquiétudes qu’il a honte de nourrir malgré lui. Qu’est-ce qu’il voit chez moi ? Question qui revient le hanter sans qu’il n’ose jamais la poser. Et si Gram ne voyait rien qui lui plaisait ? Et si, depuis le début, il se faisait des idées ? Et si le seul sentiment qu’il inspirait, c’était de la pitié ? Et si c’était pour ça que Gram se prêtait à ce drôle de jeu qu’ils jouaient à deux ? À se donner les noms de copains sans qu'il ne se passe rien.

Sa main ose effleurer son bras, hésite à descendre s'accrocher à ses doigts pour finalement rester là, posé sur sa manche dans un appel sans voix. « Salut. » Un petit sourire et le voilà parti, à se maudire d'avoir eu trop peur pour agir. Qu’est-ce qu’il voit chez moi ? Et si Gram voyait tout ce qui le traversait ? Les doutes, les peurs, la gêne et l’anxiété ? Et si cette vision le freinait ? Et si lui aussi, cherchait un signe impossible à trouver ? Et si c’était pour ça qu’il se retenait de l’embrasser ?

Et si c’était lui, le problème ?

Oui, évidemment que c’est lui.
Coincé dans un coin d’une rame bondée, ni sa musique ni les grincements du métro ne parviennent à étouffer le grésillement pénible de ses pensées. Et si Gram finissait par se lasser de le voir toujours hésiter ? Et s’il était en train de tout détruire avant même que leur histoire n'est eu le temps de s’écrire ? Et si tout ce qu’il lisait était vrai ? Qu’il fallait avant tout s’aimer pour pouvoir être aimé ? Ce n’était sûrement pas pour rien qu’il était resté seul pendant des années. Ou que Rox n’avait jamais vu en lui autre chose qu’un ami. Mais Oliver ne se faisait pas d'illusions, même s'il avait confié la nature de ses émotions, sûrement aurait-il fini par aussi saboter leur relation. Alors, peut-être qu'il n'aurait pas dû essayer avec Gram, qu'il n'est pas prêt, qu'il ne le sera jamais, que les épreuves du passée lui ont volé sa capacité à aimer et être aimé normalement. Sa gorge se serre.

Stop, quand est-ce que ça s'arrête ? Il lui prend l’envie soudaine de se coincer la tête entre les portes automatiques pour tout faire taire d’un seul coup net. Parce que, putain, penser autant, c’est pas normal, c’est pas humain. Personne n'est censé se laisser torturer par ses pensées au point d'en avoir envie de pleurer. Surtout quand cette journée devait se dérouler sous le signe de la gaieté.

Il se déteste d’être comme ça, obligé de se concentrer sur sa respiration pour se distraire de ses pensées tourbillons. Inspirer et expirer profondément, sur la route jusqu’à devant la porte de son ancien appartement. Allez, ça va aller, t’as pas encore tout gâché avec ton cinéma.

Une dernière inspiration avant de tourner sa clef. « Hello! » Lancé à peine a-t-il passé la porte d’entrée. Son sac est tombé à ses pieds, à côté des chaussures qu’il s’est empressé d'enlever. « J'ai rush c-comme jamais. » qu'il confie dans un petit sourire, la voix portée par son souffle fatigué. Et son regard trouve immédiatement celui qu’il cherchait.

Clawd est là.
Qu’importe qu’ils se soient téléphonés tous les jours, les appels vidéos ne sont rien comparés avec le fait de l’avoir devant soi. Et c’est drôle, la facilité avec laquelle il se jette dans ses bras. « Tu m'as m-manqué ! » La façon dont les mots transportent ses émotions les plus sincères sur ses lèvres sans qu’il n'en éprouve le moindre malaise. Dans leurs câlins, il croit parfois retrouver les vestiges d’un passé où tout semblait aller bien. C’est à contre-cœur qu’il libère son aîné, sourire aux lèvres malgré ses yeux préoccupés, pour finalement aller prolonger ce moment d’affection avec Mally. « Ça va ? » Avec elle, c’est facile aussi. Les étreintes se font et se défont naturellement. Il n'y a bien qu'avec sa famille qu'Oliver ose combler son besoin d'affection. Et un peu avec Rox, il fut un temps.

Ça lui manque.

Est-ce qu’un jour, il arrivera à atteindre une telle complicité avec Gram, sans que les doutes et l’angoisse ne lui donnent envie de fuir ? Et s’il n’en était pas capable ? Arrête d’y penser, arrête d’y penser. C’est qu’il aurait presque peur que Mally et Clawd l’entende réfléchir.

« J'ai pris à b-boire en d-d-débauchant. » dit-il en s’écartant pour aller sortir deux bouteilles de son sac, une de bière et une de thé glacé. « Ça a été le voyage, Clawd ? Tu d-dois être c-crevé ! » Et il range les boissons dans le frigo pour se tenir occupé, ne surtout pas laisser un silence s’installer, blanc gênant contre lequel son malaise et son mal-être ressortiraient comme une tâche sur un mur immaculé. « C'était trop une torture d'attendre la fin de la journée, j'ai... j'ai trop faim ! » Il aurait dû doser. Ne pas autant forcer l'enthousiasme dans sa voix, parce que jouer la comédie ne lui réussit pas et ça se voit, à Clawd et Mally, il ne la fait pas. « Je vais aller me changer vite fait avant qu’on mange, par c-contre. » Balancé comme si de rien n’était, en se tournant vers la salle de bain.

Besoin d’une minute pour respirer. Souffler, évacuer les lourdeurs de son cœur. Qu’il arrête son cinéma, sérieux, ça va pas de se mettre dans un tel état ? Et pourquoi ? Parce qu’il n’a pas osé embrasser Gram ? Pourquoi est-ce que la scène continue de le hanter, pourquoi s’en fait-il tout un drame ? Et il se sent stupide, assis sur la cuvette des toilettes, à essayer de trier ses propres pensées pour mieux discréditer les mensonges qu’essaie de lui faire gober son anxiété. S’ancrer à nouveau dans la réalité. Rationaliser. C’est pas la fin du monde. Et ça, Oliver sait qu’il le verrait, si seulement il arrivait à prendre le recul nécessaire, mais le voilà déjà dos au mur, enfermé dans une prison de pensée dont lui seul a pourtant la clé.

Un soupir.
Il se fatigue.

Il se redresse enfin, abandonne son uniforme contre un pull et un jean, tenu de rechange qu’il a trimballé dans son sac à dos, parce qu’il n’a presque plus aucune affaire ici, son ancien chez lui. Et c’est un peu étrange de découvrir les vides laissés par son absence, là, sur le porte-serviette, ou encore sur le coin du lavabo, celui même qu’il encombrait il y a quelques mois à peine avec sa brosse à dents, son peigne et son déodorant. À l’époque, il ne pouvait même pas y poser son téléphone. Aujourd’hui, l’appareil prend ses aises. Oliver le déverrouille machinalement, espérant voir le nom de Rox ou de Gram s’afficher à l’écran.

Rien.

Alors, Oliver le range dans la poche de son jean, sinon, c’est sûr, il va passer sa soirée à vérifier, à espérer des messages qui ne vont jamais arriver. Out of sight, out of mind.

Un regard jeté à son reflet, pour vérifier qu’il n’a quand même pas trop une tête de déterré avec ses yeux cernés, un dernier coup de main sur ses cheveux, peigne improvisé pour tenter de dompter la masse décoiffé, et le voilà sur le point de quitter la salle de bain. Et il l’aurait fait, si les murs n’étaient pas aussi fins. Si la voix de Mally ne lui était pas parvenue au loin : « Si tu veux partir, j’espère au moins qu’on pourra rester amis. » Quoi ? Sa main n’ose pas enclencher la poignée. Est-ce qu’il a bien entendu ? Non, qu’il aimerait se convaincre, mais les palpitations affolées de son cœur racontent une tout autre histoire. Et il lui vient soudain le besoin de sortir en trombe de la salle de bain, de débouler dans le salon avec cette question : Tu vas pas rester ? Mais Oliver reste figé, parce qu’il sent déjà son menton trembler, qu’il sait que sa sensibilité va encore venir tout gâcher et le noyer sous des flots déchaînés. Il suffirait d’un rien, pour arracher des larmes. Larmes de tristesse à l’idée que leur quotidien soit désormais d’être sans arrêt séparés, mais des larmes de culpabilité, aussi, car Clawd n’aurait pas à partir s’ils n’étaient pas différents, lui et Mally. Il n’y aurait personne à traquer, à arrêter, s’ils n’étaient pas menacés.

Debout derrière la porte close, Oliver attend que les premières émotions se dissipent, que la raison reprenne le dessus, aussi silencieux que possible.

Il peut s’en dire, des choses, derrière une porte close. Et Oliver, présence invisible dans la salle de bain, a la désagréable impression d’être un témoin importun, comme un enfant qui surprendrait une discussion secrète entre ses parents. Des échanges qu’il n’est pas censé entendre. C’est pour ça, aussi, qu’il décide de ne pas se trahir. Il attend, la gorge serrée, tandis que de l’autre côté du mur, les cœurs se mettent à nu. C’est certainement mieux ainsi. Parce qu’il sait que sa simple présence inciterait ses tuteurs à garder le silence, qu’il n’est pas la personne la mieux placée pour les rassurer. Au contraire. Il ne s’était pas douté un instant que de telles inquiétudes aient pu hanter ses aînés. Et il s’en veut, Oliver, de ne rien avoir vu. À s’enfermer dans sa propre prison mentale, il en oublie parfois les autres et les problèmes qu’ils peuvent aussi affronter. Des problèmes auxquels il est pourtant étroitement lié.

Alors, quand les voix finissent par s’effacer, qu’Oliver ose enfin pointer le bout de son nez, il se presse de rejoindre l’étreinte de ses tuteurs pour montrer, à sa manière, qu’il reste là pour eux. « Je suis si contente de vous avoir tous les deux ici. » Un sourire. « Moi aussi. » qu’il souffle à son tour. Il lui prend l’envie de s’excuser. Désolé de ne rien avoir vu. Désolé, Mally, de t’avoir laissée seule. Désolé, Clawd, d’avoir à ce point bouleversé ta vie. Mais ses lèvres restent pincées. Non, ce serait mal venu d’inonder Clawd et Mally de sa propre culpabilité.

C’est donc en silence qu’il passe à table. Il y a une place à côté de lui, une chaise vide où Rox se serait normalement assis. Et Oliver réalise qu'il n'aura personne avec qui échanger des regards complices ce soir. Machinalement, il sort son téléphone et allume son écran. Rien. Ou du moins, rien d’important. Ils ne sont pas là, les prénoms qu’il désespère de voir apparaître. Un dernier coup d’œil et Oliver retourne son smartphone, le pose sur un coin de la table, là où il ne pourra pas le consulter sans risquer d’être grossier aux yeux de Clawd. Out of sight, out of mind. Out of sight, out of mind… Mais non, ça ne l’empêche pas d’y penser, de se demander si Gram aussi pense à lui, s’il a remarqué sa gêne quand ils se sont quittés. Et Rox, alors ? Est-ce qu’il passe une bonne soirée ? Qu’est-ce qu’il fait ? C’est une question qui revient souvent, quand il n’est pas à ses côtés.

Et quand le prénom de Rox quitte soudainement ses pensées pour se retrouver sur les lèvres de Mally, Oliver est un peu surpris. « Ce serait bien de se voir tous les quatre. » Oui qu’il acquiesce en se servant dans le plat de charcuterie. Mally n’a pas besoin de savoir que les choses sont un peu étranges ces derniers temps à l’appartement. « Ouais, ouais, c-carrément. Là, il pouvait pas, car il… il remplace quelqu'un au cabinet, mais ouais, on fera ça. » Il n’aurait pas cru que sa présence lui manquerait à elle aussi. Réalisation qui le touche autant qu’elle l’effraie. Car de temps en temps, au détour de ce genre de conversation, une angoisse le prend : et si Clawd et Mally se faisaient des films sur Rox et lui ? Et s’ils les imaginaient être plus que de simples amis ? Et si c’était en vertu de cette relation hypothétique qu’ils avaient adopté Rox dans leur petite famille ? Son cœur s'agite, comme à chaque fois que cette idée l'effleure. Se forger des chimères, c’est une chose, mais s’en est une autre qu’on se soit mis à y croire. Ce serait comme si ses rêveries avaient fuité pour enfanter de fausses réalités dans d’autres imaginations.

Il ne peut s’en vouloir qu’à lui-même. Malgré tous ses efforts pour cacher ses peines d’amour, l’adolescent qu’il était n’avait pas vraiment été des plus discrets. C’est que les trop-pleins accumulés en journée avaient trop souvent débordé sitôt la porte de sa chambre franchie. Combien de fois était-il passé à table avec les yeux rougis ? Combien de week-ends avait-il passés à se laisser dépérir au fond de son lit ? Et s’il avait farouchement gardé le prénom de Rox secret, il s’était en revanche risqué à interroger ses tuteurs en leur posant des questions impersonnelles qui laissaient deviner les agonies de son cœur sans jamais réellement les nommer, les assumer. Parce qu’il avait eu besoin qu’on lui dise que tout ce qu’on disait était vrai, que le temps faisait des miracles même sur les cœurs brisés, qu’il finirait pas oublier et qu’un beau jour, il pourrait à nouveau voir Rox sans avoir envie de pleurer après.

Dans une autre vie, peut-être que l’adolescent anxieux s’est repris et a fini par déclarer sa flamme, qu’il a emménagé avec le garçon qu’il aime pour vivre son happy ending à l'abri des malheurs du monde. Dans une autre vie, peut-être, mais pas dans celle-ci. Et ça le gêne, que cette idylle dont il a rêvé, celle qu’il a mis si longtemps à oublier, puisse exister sous la forme de réalité impostrice dans les pensées de ses aînés, car c’est une histoire qui ne s’écrira jamais. Un chapitre inachevé qu’Oliver veut simplement effacer, arracher les pages du livre pour ne plus avoir à relire les passages qui l’ont trop fait souffrir.

Alors, peut-être est-il temps de mettre les choses au clair, de renier définitivement ses vieilles espérances adolescentes pour enfin avancer. C’est sûrement lui qui se fait des idées, mais on ne sait jamais. « Je me disais… » Il déglutit. « I y a quelqu’un… Il y a quelqu’un d’autre que j’aimerais bien inviter un jour aussi. » Ses prunelles chutent dans son assiette, se réfugient sur un bout de jambon, morceau de viande qu’il commence à découper pour se donner l’air occupé, décontracté. Mais décontracté, Oliver ne l’est pas, jamais, quand il décide de faire quoi que ce soit de spontané. « Il s’appelle Gram, il b-b-bosse avec moi et il vient d’Halloween T-town, c’est de là que vient… que Stram vient, elle aussi. » Ralenti. Respire. Oliver entend les informations courir à toute allure sur ses lèvres, sans pour autant réussir à ralentir : « On se voit d-d-depuis quelque temps. » La phrase est vague, jetée en pâtures à l'interprétation de ses aînés. Confession à demi-mots qui suffit pourtant à enflammer ses joues. Ça y est, c’est dit. Je sors avec quelqu’un qui n’est pas Rox. « Je peux avoir les patates s’il te plaît ? » Demande-t-il finalement à Clawd sans oser le regarder, tentative bancale et peu inspirée pour clore le sujet.