Wendy avait toujours beaucoup aimé Paris. Dans les romans qu’elle lisait, la ville lumière était souvent décrite comme un lieu magnifique et chargé d’histoires où l’on pouvait trouver l’amour à chaque coin de rue. Elle voyait dans son imagination les rues pavées et les balcons fleuris, les terrasses des cafés où les couples se retrouvaient, les parcs à la pelouse bien verte qui sentaient le printemps. Pour autant, elle avait rarement eu l’occasion de visiter la capitale française, et ce même après avoir découvert l’existence de portails qui pouvaient l’y mener en l’espace d’une seconde. Sa vie était à Londres et son travail à la bibliothèque lui prenait beaucoup de son temps - ce dont elle ne se plaignait pas, au contraire - mais surtout elle était plutôt intimidée à l’idée de visiter un pays dont elle ne parlait pas la langue. Elle trouvait le français très joli à l’oreille, mais n’en connaissait pas un mot. Un jour, elle aimerait bien apprendre ; mais il y avait tant de choses dans le monde qu’elle voulait apprendre, qu’elle ne pouvait pas vraiment se promettre d’atteindre cet objectif dans un futur proche.

Alors, quand elle vit passer ce message dans sa boîte mail qui lui proposait de venir pour une séance de lecture en anglais dans un parc parisien, elle n’hésita pas longtemps. L’invitation provenait d’une professeure d’anglais basée en France qui souhaitait organiser des événements de ce type afin d’habituer les plus jeunes - ou tous ceux qui le voulaient - au langage parlé de l’autre côté de la Manche. C’était une initiative qui plaisait beaucoup à Wendy, d’autant plus qu’elle adorait raconter toutes sortes d’histoires. Cela lui rappelait non sans nostalgie l’époque où elle contait les aventures de Peter Pan à ses deux petits frères ; et Peter lui-même se postait près de leur fenêtre pour l’écouter. Bien sûr, c’était il y a fort longtemps et elle n’avait pas revu ses frères ni le reste de sa famille depuis son arrivée dans le monde moderne. Ils lui manquaient terriblement et il ne se passait pas une journée sans qu’elle ne pense à eux et qu’elle se demande si elle pourrait les recroiser un jour, dans ce nouveau monde. Mais elle n’avait pas envie d’arriver à Paris en étant triste, alors elle se força à rester optimiste et le jour même, le coeur enjoué par cette nouvelle opportunité qu’on lui proposait, elle choisit l’un de ses recueils de nouvelles préférées parmi les rayons de la bibliothèque et passa le portail pour atterrir dans le fameux hôtel parisien qui accueillait les personnages Disneys comme elle.

Elle se débrouilla tant bien que mal pour se diriger dans les rues de la capitale malgré la barrière de la langue et arriva finalement dans le parc floral où elle avait rendez-vous, un peu en avance. Par chance, des banderoles par-ci et là indiquaient l’endroit exact où on l’attendait et elle aperçut rapidement la professeure à l’initiative de l’événement qui l’accueillit avec un grand sourire. Elles discutèrent quelques instants puis Wendy prit place confortablement sur son siège, son livre sur les genoux, et attendit quelques minutes que des personnes s’installent avant de démarrer. Il y avait surtout des enfants, accompagnés de leurs parents, mais aussi un groupe d’adolescentes et quelques personnes plus âgées. Au fur et à mesure de son récit, de plus en plus de monde vinrent se placer sur les chaises devant elle pour l’écouter, mais elle continua sans s’en intimider, imperturbable tant elle était plongée dans l’histoire qu’elle racontait. Elle ne lisait pas simplement les mots imprimés sur les pages de son livre, elle les vivait carrément. Commencer une histoire lui donnait la même impression que de tomber dans le terrier d’un lapin blanc pour découvrir un monde complètement différent, propre à l’auteur. C’était merveilleux et c’était la raison pour laquelle elle aimait tant narrer ces récits à voix haute, afin que tout le monde puisse profiter ensemble d’une expérience commune.

Bientôt, toutes les places furent prises, mais cela n’empêcha pas de nouvelles personnes de venir s'asseoir à même le sol pour l’écouter. Wendy avait sélectionné trois nouvelles qu’elle lut les unes après les autres, marquant une simple pause entre chaque pour boire quelques gorgées d’eau et s’assurer que tout le monde allait bien. À la fin de la troisième, elle referma le livre et annonça d’un sourire que la séance était terminée et qu’elle espérait que tous avaient passé un bon moment. Elle fut flattée de voir quelques visages déçus demander une quatrième histoire, ce à quoi la professeure d’anglais annonça qu’elle réinviterait la jeune londonienne avec plaisir pour réitérer l’expérience une prochaine fois. Wendy lui sourit, reconnaissante, puis rangea ses affaires et se leva. Elle était en train de se demander si elle n’allait pas profiter de l’occasion pour flâner un peu dans les rues de Paris et s’installer à la terrasse d’un café pour commander un croissant - elle avait toujours rêvé faire ça un jour - quand une voix l'interpella pour la remercier de sa lecture. Elle se retourna, flattée d’entendre tant de beaux compliments, et reconnut le bel homme qui l’avait abordée comme l’un de ses auditeurs assis sur la pelouse tandis qu’elle contait sa dernière histoire. À en juger par son accent, il devait avoir des origines irlandaises. Le sourire aux lèvres, elle lui répondit :

« Oh, c’est moi qui vous remercie. C’était un véritable plaisir de lire devant autant de monde. J’espère que vous avez passé un bon moment et que vous avez apprécié les nouvelles. Vous aimez la littérature ? »

Elle se demandait si parmi ceux qui l’avaient écoutée, il y avait autant de personnes passionnées d’histoires et de romans en tout genre que de personnes novices qui avaient simplement souhaité apprendre l’anglais et découvrir une nouvelle manière de passer du temps. Dans tous les cas, elle était ravie que sa lecture ait attiré autant de monde. C’était définitivement une expérience à renouveler.

L’homme répondit à sa question sans la regarder directement dans les yeux et ce n’est qu’en apercevant la canne qu’il portait à sa main que Wendy réalisa la bourde qu’elle venait de faire. Venait-elle de demander à une personne non-voyante si elle aimait lire ? Pas exactement en ces termes, heureusement, même si c’était ce qu’elle avait en tête en posant sa question. Mais quelle idiote faisait-elle, vraiment ! Elle avait été trop prise par cette euphorie, cette joie intense ressentie alors qu’elle terminait de lire son histoire devant une petite foule visiblement accrochée à ses lèvres, qu’elle n’avait pas pris le temps d’observer réellement la personne qui s’était adressée à elle. Elle n’avait vu que son beau sourire et ses jolies prunelles tandis qu’il lui parlait et n’avait pas remarqué tout de suite que ses yeux fixaient un point invisible derrière elle.

Pourtant, il n’avait pas l’air contrarié par sa question et comprit qu’il aimait lire avant. Son handicap était-il le résultat d’un accident ? Elle n’avait pas l’intention de le lui demander maintenant, c’était bien trop personnel. Elle sourit plutôt, flattée par ses mots, alors qu’il lui disait être heureux que des personnes comme elle puissent lire à voix haute pour ceux qui n’en étaient pas, ou plus, capables.

« Je suis désolée, je ne m’étais pas rendue compte que… enfin, je ne savais pas… oh, enfin, je veux dire que je suis ravie d’avoir pu me rendre utile. Les histoires sont très importantes pour moi, c’est pourquoi je prends beaucoup de plaisir à les partager avec tous ceux qui le souhaitent. »

Jolie manière de se rattraper, elle avait été à deux doigts de s’enfoncer dans sa bêtise. Tout ce qu’elle venait de dire n’était que pure vérité - chaque histoire issue de l’imagination d’un auteur méritait d’être écoutée. Non, mieux. Chaque histoire issue de l’imagination d’une personne ou même d’un enfant méritait d’être écoutée, peu importe qu’il s’agisse d’un auteur ou non. Alors si elle pouvait en transmettre quelques-unes par sa voix à ceux qui n’ont pas la capacité de les lire par eux-mêmes, c’était tout ce qui lui importait.

Le bel homme lui proposa de l’inviter à prendre un café et elle fut plutôt soulagée qu’il ne puisse pas la voir rougir. Ça ne pouvait pas mieux tomber, par ailleurs, puisqu’elle rêvait de pouvoir s’installer à la terrasse d’un café parisien pour déguster quelques spécialités locales. Ne se départissant pas de son sourire, elle lui répondit joyeusement :

« Vous lisez dans mes pensées ! J’accepte avec grand plaisir. Connaissez-vous quelques adresses dans le coin ? Je ne suis jamais venue par ici auparavant… pour être honnête, je n’ai même jamais eu vraiment l’occasion de visiter Paris avant aujourd’hui. »

Le seul endroit de France qu’elle connaissait était l’hôtel qui gardait le portail, mais c’était tout. Elle n’avait jamais réellement pris le temps de se balader dans la capitale, ayant peur de se perdre dans un pays dont elle ne parlait pas la langue. Mais puisqu’elle était accompagnée, désormais, cela ne devrait plus être un souci. Et s’il ne connaissait pas plus l’endroit qu’elle, ils pouvaient toujours marcher ensemble dans les rues et s’arrêter où ils le voudraient, ce n’était certainement pas les restaurants qui manquaient, dans le coin.

« Au fait, je m’appelle Wendy, comme vous avez sûrement pu le v… euh, l’entendre, peut-être, tout à l’heure, pendant la séance. Comment vous appelez-vous ? »

Wendy était aux anges. Elle venait de passer une séance de lecture formidable dans un lieu splendide et allait maintenant déguster quelques spécialités parisiennes en compagnie d’un très beau jeune homme qui venait de lui assurer qu’elle n’allait pas être déçue. Il lui semblait en vérité que rien ne pourrait la décevoir, dans cette capitale aussi joliment surnommée ville lumière. Maintenant qu’elle y était, elle se demandait pourquoi elle n’avait jamais pris la peine d’y venir plus tôt ; mais ce n’était pas plus mal ainsi, puisqu’elle allait désormais pouvoir le faire avec un bon guide. Il lui avait dit habiter là depuis déjà quelques années, ce qui signifiait certainement qu’il n’avait pas ou plus trop de problèmes avec la langue française - elle ne devrait donc pas être trop embarrassée lorsque l’on s’adresserait à elle dans la langue de Molière. Et puis, l’idée de passer un peu de temps avec une personne aussi agréable ne lui déplaisait pas non plus.

L’homme s’excusa d’avoir un peu de mal à repérer la bonne sortie, mais sa capacité à identifier chaque étape du chemin qu’ils devraient emprunter impressionna plutôt Wendy, qui avait pris l’habitude d’user de son application GPS chaque fois qu’elle devait se diriger, depuis qu’elle avait découvert l’existence des smartphones. Ils en auraient pour une vingtaine de minutes de marche, d’après lui, mais cette information ne décourageait pas la jeune femme, au contraire : c’était l’occasion rêver de visiter un peu le coin et admirer les rues de Paris, comme elle en avait souvent eu l’envie. C’était un peu comme découvrir un nouveau Pays Imaginaire, les sirènes et les pirates en moins. Comme il lui proposait son avant-bras, elle le prit volontiers et lui assura :

« Cela me convient parfaitement, et puis cela me permettra de me dégourdir un peu les jambes, elles en auraient bien besoin après toute une séance passée assise. J’ai hâte de voir où vous m’emmenez. »

Elle se présenta ensuite, évitant de justesse de faire une boulette par rapport à son handicap. L’homme s’en rendit compte, mais il ne s’en offusqua pas et la rassura avec un grand sourire qui lui donnait un air tout-à-fait charmant. C’était contagieux, puisque Wendy sourit en retour, ravie que sa maladresse n’ait pas gâché leur bonne humeur. L’inconnu se présenta également sous le nom d’Auguste et la jeune femme lui prit la main pour la serrer.

« Enchantée de même, Auguste, tout le plaisir est pour moi. »

Après tout, elle allait enfin pouvoir marcher dans les rues de Paris sous un ciel éclatant aux côtés d’un bel inconnu, que demander de plus ? Se souvenant de l’itinéraire qu’il lui avait indiqué plus tôt, elle chercha du regard tout autour une sortie. Mais elle n’avait aucune idée d’où se trouvait la direction Nord-Ouest - elle n’était pas venue par là à l’allée et ne connaissait pas du tout le parc. Défaite, elle allait sortir son téléphone pour s’appuyer une nouvelle fois sur son GPS, se trouvant bête d’en être si dépendante, quand son regard se posa soudain sur un panneau de direction qui indiquait l’esplanade du Château de Vincennes. Ce château n’était-il pas l’une des étapes mentionnées par Auguste ? C’était parfait ! Heureuse de sa découverte, Wendy s’exclama d’une voix impatiente :

« C’est par ici ! C’est indiqué Château de Vincennes, c’est par là, n’est-ce pas ? Il nous faut suivre ce chemin. Laissez-moi vous guider, au moins jusqu’à la sortie du parc. Mais ensuite, je devrais m’en remettre à vous, je suppose que vous saurez vous y repérer mieux que moi. »

Avec enthousiasme mais non sans délicatesse, elle l’entraîna avec elle vers le petit sentier indiqué par le panneau. C’était plutôt agréable de se balader ainsi dans ce parc absolument splendide, mais elle avait également assez hâte de voir ce que le reste de cet après-midi lui réservait, puisqu’il avait déjà si bien commencé.

Wendy était plutôt impressionnée par la capacité d’Auguste à se repérer si facilement dans les rues de Paris. S’en remettant totalement à son guide, elle en profita pour admirer la beauté des immeubles haussmanniens, écoutant avec intérêt les anecdotes du bel homme qui l’accompagnait et qui semblait connaître l’endroit comme sa poche. Elle n’aurait sûrement pu rêver mieux comme visite de la capitale française. Finalement, les vingt minutes passèrent bien plus rapidement qu’elle ne l’aurait imaginé, elle aurait presque préféré que ce soit un peu plus long, pour profiter plus longtemps des rues de la villes et des histoires racontées par Auguste. Cela dit, l’établissement devant lequel ils venaient de s’arrêter était tout aussi alléchant et Wendy avait hâte de s’y attabler pour goûter aux spécialités locales.

Un serveur vint les voir pour les placer et même si Wendy ne comprenait pas la conversation qu’il avait engagé avec Auguste, elle déduit de leur ton familier qu’ils se connaissaient. Elle sourit poliment, répondant d’un « bonjour » puis d’un « merci » lorsqu’elle reçut la carte, avec un accent à couper au couteau. Elle regrettait de ne pas pouvoir dire plus de mots pour participer elle aussi à la discussion et se fit la promesse de commencer à apprendre le français dès qu’elle serait de retour à Londres. À un moment donné, Auguste fit un petit signe vers elle et le serveur la regarda, et elle comprit que c’était à son tour de commander. Par chance, la carte avait une traduction en anglais sous les plats proposés et elle put se faire une meilleure idée de toutes les bonnes choses que le restaurant servait. Le serveur lui adressa quelques recommandations dans un anglais hésitant, ce dont Wendy lui était très reconnaissante. Elle finit par se décider pour le pain perdu, quoi de plus français qu’un french toast dans un café parisien ? Elle demanda également une tasse de chocolat chaud liégeois et tendit la carte pour que le serveur puisse amener leur commande aux cuisines.

Auguste lui assura que le serveur, qui s’appelait Paul, travaillait là depuis une vingtaine d’années et que par conséquent, elle pouvait se fier à ses conseils. Elle n’en doutait pas, Auguste avait l’air assez habitué pour savoir de quoi il parlait. Il lui demanda ensuite si elle était déjà venue à Paris, avant aujourd’hui. Comment lui dire que les seules fois où elle y avait mis les pieds auparavant, c’était pour passer le portail, et elle n’allait jamais vraiment plus loin que l’Hôtel ? Elle y avait guidé quelques Disneys néophytes pour s’assurer qu’ils trouveraient un endroit où loger, mais rien de plus. C’était la première fois qu’elle prenait la peine de vraiment visiter. Puisqu’elle n’était pas sûre de pouvoir expliquer sa situation de manière rationnelle, elle préféra jouer la sécurité :

« Non, c’est la première fois que je viens ici. On m’a invitée pour animer une séance de lecture et j’en ai profité pour faire un peu de tourisme. En tout cas, je ne suis pas déçue ! Si j’avais su, j’aurais visité Paris bien plus tôt ! Quoique… je n’aurais peut-être pas eu la chance de vous croiser, alors je ne regrette pas vraiment. »

Si sa phrase avait débuté par un léger mensonge, elle avait été parfaitement sincère sur la fin. Elle le trouvait très charismatique et voulait en apprendre davantage sur lui et sur la personne qu’il était. Une très belle personne, sans l’ombre d’un doute. Elle décida donc de briser un peu la glace entre eux et de passer au tutoiement lorsqu’elle demanda :

« Et toi, alors ? J’ai cru comprendre que l’on venait tous deux du même côté de la Manche, qu’est-ce qui t’a amené à venir vivre à Paris ? »

Peut-être était-il tombé amoureux de la ville, comme elle était lentement en train de l’être aussi. Ce serait une assez bonne raison à son goût.

Les mots d’Auguste firent sourire Wendy de plus belle. Il était tout-à-fait charmant, et même s’il ne pouvait pas la voir, elle sentait qu’il appréciait sa compagnie également. Si c’était effectivement le destin qui les avait amenés à se croiser aujourd’hui, elle ne pouvait que l’en remercier. Elle n’avait pas eu d’aussi belle journée que celle-ci depuis longtemps. Elle avait véritablement bien fait d’accepter de venir lire à Paris. Souhaitant en savoir un peu plus sur lui et sur son histoire, elle lui demanda ce qui l’avait amené à venir vivre dans la capitale française, mais il n’eut pas le temps de répondre que leurs commandes arrivaient déjà. Wendy se lécha les babines devant la présentation de son assiette et cette délicieuse odeur de brioche qui la rendait très appétissante. Le serveur se pencha vers Auguste pour lui chuchoter quelque chose en français, et la jeune femme les regarda un instant d’un air un peu inquiet. Ils n’étaient tout de même pas en train de parler d’elle devant ses yeux ? Non, ce serait très mal élevé, or elle voulait avoir confiance en Auguste, même s’ils venaient seulement de se rencontrer, il avait l’air d’être une bonne personne. Ce devait simplement être des histoires qui ne la concernaient pas, après tout. Elle décida donc de ne pas s’en inquiéter plus longtemps et profita de ce petit instant pour goûter un morceau de son pain perdu qui, comme elle s’en était doutée, était parfaitement délicieux.

Le serveur parti, Auguste lui expliqua finalement qu’il habitait ici depuis plus de quinze ans, ce qui impressionna Wendy. Plus de quinze ans, pour elle, remontait à l’époque où elle avait visité le Pays Imaginaire en compagnie de son héros d’enfance. Mais, bien sûr, c’était à un siècle d’écart. Auguste n’était pas encore né, quand elle était jeune, ses parents non plus très certainement. Toute cette temporalité lui semblait encore un peu étrange, parfois. Mais elle n’en montra rien et continua plutôt de se concentrer sur ce que racontait le bel homme en face d’elle. Elle fut étonnée de savoir qu’il travaillait dans la police, et déduit de ses paroles qu’il avait perdu la vue entre-temps. Peut-être une opération qui avait mal tourné ? Encore une fois, elle n’osa pas poser la question - c’était peut-être un épisode encore douloureux pour lui et elle n’avait pas envie de gâcher un si beau moment. Plus tard, peut-être, si l’occasion se présentait. Mais pas maintenant. Elle répondit plutôt à sa question sur ses origines :

« Je viens de Londres, dans le quartier de Bloomsbury, si ça te parle. J’y ai toujours vécu, moi aussi. Je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de voyager non plus, alors je ne connais vraiment l’Irlande que de nom. Mais ce doit être un très bel endroit à découvrir. Un jour, peut-être. » conclut-elle d’un sourire, même si Auguste ne pouvait pas le voir. « Oh, mais il faudrait que je te fasse visiter Londres également, pour te remercier de m’avoir guidée dans Paris. »

Dommage qu’elle ne le connaisse pas assez pour lui parler des portails, ce serait tout de même plus pratique pour venir, mais elle ne pouvait décemment pas y amener un parfait inconnu qui n’avait rien à voir avec les mondes Disney - du moins, pas à ce qu’elle sache. Mais si un jour il voulait se déplacer en train ou en avion, elle pourrait lui montrer quelques coins sympathiques, et cela leur donnerait une occasion de se revoir. Elle trouverait triste de ne plus avoir d’autres contacts avec lui après une si belle après-midi.

« J’ai travaillé dans un café, moi aussi, il y a quelques années. Aujourd’hui, je suis bibliothécaire. Bon, ce ne doit pas être aussi excitant et héroïque que de travailler dans la police mais… j’aime vraiment ce que je fais. Être entourée de livres, aider les autres à s’y retrouver. Et quand j’ai du temps, j’écris des histoires destinées à devenir des romans. »

Elle en avait déjà terminé un et était bientôt sur le point d’achever son second. C’était sa façon à elle de voyager.

« Quand j’étais plus jeune, je rêvais d’aventures. Mes frères et moi, on se racontait souvent des histoires extraordinaires où nous partions explorer des contrées inconnues. »

Elle sentit son coeur se serrer. Elle parlait rarement de ses frères à voix haute, ils lui manquaient tant que leur souvenir était parfois trop douloureux. Mais elle chérissait tant ces moments de son enfance vécus avec eux qu’elle trouvait dommage de ne pas les partager avec quelqu’un d’autre.

« Alors quand j’écris, j’écris surtout pour eux. »

Pour qu’il puisse la lire, un jour. Car elle voulait croire qu’ils finiraient par la rejoindre. Elle voulait croire qu’elle ne les avait pas perdus pour toujours. Qu’ils se reverraient, dans un futur proche.

« Désolée, j’ai tendance à monopoliser un peu la conversation quand on me lance sur ce genre de sujet. Mais parle-moi un peu de toi. Comment c’était, l’Irlande ? Tu y retournes encore de temps en temps ? Ta famille est restée là-bas ? »