Depuis qu’il avait découvert l’existence des portails grâce à Dory, Gill avait pris l’habitude de se rendre à Londres, de temps à autre, quand l’envie lui prenait et qu’il n’avait rien de prévu sur la journée. Il connaissait le chemin jusqu’à l’hôtel puis jusqu’à la chambre 2013 par cœur, non pas parce qu’il aimait tant voyager mais parce qu’il espérait que le portail puisse le ramener, un beau jour, dans son Océan natal. Malheureusement, cela n’était encore jamais arrivé et il devait se contenter de Londres. Il pouvait aller à New York également, il s’y était d’ailleurs déjà rendu une fois, mais n’y était jamais retourné. Trop de monde, trop d’humains, trop d'excentricité qui le rendait plus dégoûté de l’espèce humaine qu’il ne l’était déjà. Londres lui semblait un peu plus agréable. Plus calme, moins pressée, même si elle restait malgré tout une capitale.

Ce jour-là, il marchait sans but dans la partie nord de la ville et entra dans un parc pour s’y poser. Les espaces naturels étaient ce qu’il préférait, même si la trace humaine y était tout aussi évidente que n’importe où ailleurs dans le monde, il y avait au moins un semblant de respect pour la nature et tout ce qu’elle avait de plus beau, ce qu’il pouvait apprécier. Il emprunta un sentier et se balada un instant, jusqu’à ce que son regard soit naturellement attiré par une étendue d’eau non loin. Il découvrit en s’approchant un bel étang dans lequel nageaient de magnifiques poissons colorés. Il reconnut sans mal des carpes koï : même s’il n’en avait jamais croisé durant sa vie de poisson, il s’était assez renseigné sur toutes les espèces sous-marines depuis son arrivée dans ce monde qu’il n’avait plus aucune difficulté à les identifier quand il en voyait.

Un sourire aux lèvres, Gill les observa nager avec affection. Même si l’étang n’était pas bien grand, il était tout de même assez large pour qu’elles ne se rentrent pas dedans, et il fallait dire que c’était bien mieux pour un poisson de nager ici plutôt que de se retrouver prisonnier d’un aquarium. Une brume passa sur son visage alors qu’il se rappelait de mauvais souvenirs, mais il la chassa aussitôt, ne souhaitant pas gâcher ce moment, pour une fois qu’il voyait des poissons heureux. Il fit plutôt le tour, longeant le bord, et s’aperçut de cette manière que certaines carpes étaient attirées par un endroit du bord en particulier, où se trouvait une jeune femme en train de les nourrir. Elle avait l’air de s’y connaître elle aussi et quelques carpes s’étaient regroupées devant elle pour obtenir leur ration. Amusé, Gill s’approcha pour observer le spectacle et commenter :

« Ils ont l’air de vous apprécier. »

Dommage qu’il n’ait rien sur lui pour les nourrir également, quoique la jeune femme avait l’air de bien s’en sortir toute seule. Gill se demanda si elle n’était qu’une passante qui était simplement venue là pour passer un moment privilégié avec les poissons ou si elle travaillait pour l’entretien du parc. Ou, mieux encore, pourrait-elle être comme Dory, Nemo ou lui, une ancienne créature aquatique devenue humaine par un coup du sort ? Mais il prenait sans doute un peu trop ses rêves pour la réalité. Au moins, elle avait l’air d’aimer les poissons et c’était déjà un bon point à ses yeux.

« Vous venez ici les nourrir tous les jours ? »

Peut-être devrait-il se renseigner s’il y avait des étangs comme celui-ci aux alentours de chez lui, à Paris. Il pourrait faire de même, et peut-être qu’en tissant un lien avec eux il pourrait enfin réussir à communiquer d’une manière ou d’une autre. Ne serait-ce qu’un échange non-verbal, comme celui qui se déroulait devant ses yeux entre la femme et les carpes qu’elle nourrissait. Cela lui manquait un peu de ne plus pouvoir parler avec des poissons et quelque part, il se disait qu’une activité comme celle-là pourrait peut-être l’aider à égayer un peu ses journées.

La femme tourna le regard vers lui mais ne se laissa pas perturber, continuant de nourrir les carpes. Elle sembla dédiée à sa tâche, ce que Gill ne pouvait que respecter. Il avait croisé si peu d’êtres humains prêts à prendre du temps pour des animaux, encore moins pour des poissons, qu’il était heureux de voir qu’il en existait tout de même, même s’ils étaient rares. Cette femme devait être une bonne personne ; meilleure en tout cas que le dentiste chez qui il avait été forcé de séjourner durant une bonne partie de sa vie de poisson. Quand il lui demanda si elle venait quotidiennement là pour nourrir les carpes, elle répondit qu’elle essayait de s’y rendre au moins une fois par semaine. Elle ajouta qu’elle préférait leur compagnie à celle des humains et Gill hocha la tête automatiquement. Il était bien d’accord avec elle, d’ailleurs il était prêt à donner n’importe quoi pour retourner vivre avec ses amis à écailles. Sa phrase le fit réfléchir cependant. Se pourrait-il qu’elle ait été un poisson elle aussi, dans une autre vie ? Il avait retrouvé Nemo, puis Dory, il pouvait donc très bien en trouver d’autres, spécialement dans les trois villes des portails. Cette femme pourrait-elle être des leurs ?

Il ne pouvait pas poser la question de but en blanc. Déjà, parce qu’elle pourrait le prendre pour un fou ou pour un idiot ; ça encore, il pourrait le supporter. Mais on l’avait averti que des personnes mal intentionnées pouvaient se retourner contre lui pour venir d’un monde différent et qu’il valait mieux éviter de leur donner des indices sur sa véritable identité. Néanmoins, il pouvait toujours tâter le terrain. Il s’installa près d’elle - pas trop près tout de même, car il aimait garder une certaine distance avec les autres, surtout ceux qu’il ne connaissait pas encore - et répondit à sa question :

« Non, je ne suis même pas d’ici, pour être honnête. Mais j’apprécie les regarder nager. Ça me détend. » Les carpes continuaient de venir chercher leur part dans les mains de la jeune femme. « Ils ont l’air heureux. »

Plus heureux qu’il ne l’avait été quand on l’avait enfermé dans l’aquarium. Pourquoi garder des poissons prisonniers d’une boîte de verre alors qu’on pouvait les observer paisiblement dans leur endroit naturel ? C’était de la cruauté, il n’y avait pas d’autres mots. Mais cette femme devait sûrement comprendre cela, elle aussi. Avait-elle vécu parmi eux ? Il voulait vraiment le savoir.

« Je préfère leur compagnie, moi aussi. Parfois, j’aimerais même pouvoir être l’un d’eux. Nager librement sous la surface de l’Océan. Pas vous ? »

Si elle était aussi un ancien poisson, peut-être serait-elle ainsi encouragée à se livrer ? Sinon, tant pis. Ce n’était pas bien grave et dans le pire des cas, ce ne serait rien d’autre qu’une proposition étonnante. Néanmoins, il aimerait vraiment que ce soit le cas. Rencontrer une nouvelle personne comme lui, pouvoir parler de son ancienne vie à quelqu’un qui l’avait vécu aussi. Bien sûr, il pouvait discuter de tout cela avec Nemo, mais ce n’était pas pareil, il était encore un enfant. Quant à Dory, ses trous de mémoire coupaient souvent court à leurs conversations, même si bien sûr ce n’était pas de sa faute. Une personne en plus parmi eux serait sûrement un bon atout dans leur quête pour retourner à leur ancienne vie sous-marine. Mais mieux valait éviter de s’emballer trop vite - ce n’était peut-être qu’une fausse alerte, après tout.

« Je m’appelle Gilles. Et vous ? »